N° 82, septembre 2012

Aperçu sur les traductions du Coran en latin et en français


Sepehr Yahyavi


Une petite histoire des traductions en latin du Coran au Moyen-âge

La première traduction médiévale du Coran en latin date de 1143. Cette version, qui remonte au milieu des Croisades, a été effectuée par Robert de Ketton (probablement le même Robert de Chester), érudit anglais qui avait étudié la langue arabe en Espagne et qui a traduit, également pour la première fois, les traités d’algèbre du grand mathématicien iranien Kharazmi, conjointement avec Gérard de Crémone. C’est également lui qui a traduit le premier traité d’alchimie en latin.

Cette première traduction assez tardive par rapport à l’apparition de l’islam est grandement faussée et comporte de nombreuses erreurs, car elle est avant tout le produit de l’époque des grandes guerres entre les deux religions, mais aussi parce qu’elle est la première traduction. Comme toute autre première, cette œuvre est marquée par des défauts et lacunes, aussi bien qu’entachée d’interprétations personnelles ou mal élaborées.

En fait, cette traduction faisait partie du Corpus de Tolède (en latin Corpus Toledanum), une collection de traductions de textes islamiques en latin réalisée par une commission composée de cinq traducteurs : Pierre de Tolède, Pierre de Poitier, Herman le Dalmate, Robert de Ketton et un certain musulman nommé Mahomet. Cette collection fut réunie par Pierre le Vénérable, en 1142, et comprenait quatre autres livres.

Première page d’une traduction allemande du Coran publiée en 1775

La collection a continué à être utilisée jusqu’au XVIe siècle, avant d’être imprimée à Bâle par Théodore Bibliander et préfacée par Martin Luther. A noter ici que le rôle de l’Ecole de Tolède, l’une des plus anciennes écoles mondiales pour la traduction, fut considérable et fort efficace dans ce mouvement intellectuel. Il est cependant probable que l’Abbaye de Cluny ait financé ce projet, déclenchant alors un combat idéologique contre les communautés juives et musulmanes.

Il est vrai aussi que l’Ecole de traduction (ou de traducteurs) de Tolède fût l’un des premiers berceaux de la Renaissance européenne, cette école qui, au milieu du XIIIe siècle, c’est-à-dire presque deux siècles après la récupération du territoire de Tolède par les chrétiens, était le principal centre des recherches orientales. C’est la raison pour laquelle on parle souvent de la renaissance du XIIe siècle, terme qui concerne essentiellement l’Espagne musulmane et la Sicile.

La deuxième traduction médiévale du Coran en latin fut celle de Marc de Tolède, réalisée en 1209 et 1210 par cet autre savant de l’école de Tolède ayant également traduit des livres de médecine.

Ludovico (Louis) Marracci, prêtre, traducteur et orientalise italien (1612-1700) fut le troisième savant médiéval qui entreprit la traduction du Coran en latin. Cette traduction élaborée longtemps après les deux précédentes fut suivie par une réfutation, des commentaires, et des notes de références. Résultat d’une quarantaine d’années de travail, cette traduction présentait par conséquent une production plus acceptable que les deux autres, surtout sur le plan textuel et linguistique. Quant au traducteur, il s’agissait d’un prêtre érudit et polyglotte.

C’est la même personne qui participa à la traduction des Evangiles en arabe, de 1645 à 1650, cette version ayant été publiée en 1671 à Rome. Il occupait également la Chaire d’arabe à l’Université de la Sapienza à Rome depuis 1656. Cette traduction aussi, bien que beaucoup plus complète et précise que la première, portait les marques naturelles de son caractère polémique et révélait les propres objectifs du traducteur, surtout que la tâche avait été commandée par le Pape de l’époque.

Ces trois traductions, surtout la première et la troisième, eurent une influence sur la connaissance européenne de la religion musulmane, non seulement par elles-mêmes, mais également et plus sensiblement, par le biais des traductions réalisées à partir d’elles en tant que texte-source du Coran. La première version en particulier (et la collection dont elle faisait partie) resta pour longtemps la seule source connue pour l’étude de l’Islam et des paroles du Prophète.

Les traductions en français du Coran : à la recherche d’une réconciliation entre l’énonciation et le style

Après avoir passé en revue les trois versions latines médiévales du Coran qui ont directement et indirectement impressionné la vision des orientalistes et des chrétiens, nous voudrions poursuivre cette étude en évoquant de façon succincte l’histoire des traductions françaises du Coran en nous basant sur les résultats de l’étude d’un français islamologue et arabisant, Yahyâ ’Alavi (C. Bonaud), réunis dans son article sommaire et synthétique intitulé « Y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? ».

L’histoire des traductions modernes du Coran, comme celle de toute autre œuvre littéraire et surtout tout autre livre saint consiste dans le parcours de nombreux chercheurs et auteurs pour concilier la parole et la manière de dire, le contenu et la forme, la signification et la structure, bref, le cœur et l’écorce.

La première traduction complète du Coran en français fut celle d’André du Ryer, effectuée en 1647. Le traducteur connaissait également le persan et le turc. Il s’agit d’une version qui n’était point à la hauteur, mais constituait un progrès remarquable dans la traduction du Coran en langues occidentales, et a servi de base à de nombreuses autres traductions. Dans l’ensemble, cette traduction connut un vif succès.

Alcorani textus universus, édition et traduction latine de Ludovico Marracci, 2 vol., Padoue, 1698

Un siècle et demi après la publication de la version du Ryer, ce fut Claude Savary qui, en 1783, réalisa une nouvelle traduction non pas sans défaut, où, s’étant inspiré des idées de Voltaire, il prit souvent le parti de l’islam contre le christianisme. Cette œuvre fut accueillie chaleureusement et rééditée à plusieurs reprises.

La traduction du Coran dominant le XIXe siècle français est celle élaborée par Kasimirski (ou Kazimirski), aristocrate polonais francophone. De son nom complet, Albert Kasimirski de Biberstein était un orientaliste d’origine hongroise qui vécut de 1808 à 1887, année de sa mort à Varsovie. Arabisant et iranisant, il était drogman de la cour française et fut attaché de la Mission en Perse pendant quelque temps. Auteur d’un grand dictionnaire arabo-français en deux tomes (toujours valable et réédité), il fut le premier traducteur et l’introducteur du poète naturaliste iranien, Manouchehri Damghâni en France.

Sa traduction du Koran, rééditée une trentaine de fois, toujours réimprimée, d’une lecture aisée, possède une langue élégante, mais sacrifie cependant la fidélité exigée par une telle œuvre. D’après Régis Blanchère, « elle constitue une honorable vulgarisation du texte coranique, destiné à un lecteur peu exigeant. »

Il convient également d’aborder sommairement les traductions du texte coranique en français réalisées au vingtième siècle, siècle dont la première moitié fut témoin de trois versions successives : la première, celle d’Edouard Montet, l’ancien-recteur de l’Université de Genève, parut en deux volumes en 1929 ; la seconde représente la première tentative musulmane pour proposer une traduction acceptable en langue française de leur Livre saint. Réalisée conjointement par Laïmèche et Bendaoud, cette traduction fut publiée en 1931 en Algérie ; la troisième, publiée en 1936 à Rabat, est la version conjointement réalisée par un Français et un musulman, Pesle et Tidjani.

Selon C. Bonaud (’Alavi), aucune de ces trois traductions n’est parvenue à dépasser, ni même à remplacer la version de Kasimirski. Cependant, la deuxième moitié de ce dernier siècle commence avec la publication en deux versions successives du Coran en français, les deux réalisées par Blanchère. Il s’agit selon Bonaud d’une véritable « traduction de philologue » qui a fait école et a laissé son empreinte sur toutes les traductions postérieures du Coran en langue française. Bien qu’il s’agisse, selon le même chercheur, d’une traduction littérale marquée par une sécheresse qui n’est pas un trait stylistique du Coran, cette double version fut un franc succès.

« Ainsi, la traduction de Blachère est souvent un modèle de rigueur grammaticale et philologique qui tranche radicalement sur le flou artistique des précédentes », estime Bonaud, avant d’évaluer positivement l’usage des crochets par le traducteur pour marquer ses ajouts. Enfin, cette traduction peut être considérée comme le contraire de celle de Kasimirski dans le sens où celle-ci est plutôt libre et poétique, tandis que la version de Blanchère est une œuvre de grammairien et de philologue.

Après la traduction minutieuse mais trop ponctuelle de Blachère, la traduction française la plus admirée est l’œuvre de Muhammad Hamidullah, qui parut en 1959. Fruit du travail d’un professeur musulman-indien vivant en France, cette version jouit d’une rigueur philologique et d’une fidélité exemplaire à la tradition islamique, et est comparable avec l’œuvre de Blachère. Cependant, évalue Bonaud, « en raison de la médiocrité de sa connaissance du français, sa traduction, plus correcte au niveau du sens, sera encore plus littérale et illisible que celle de son prédécesseur ». Cela n’a pas empêché que l’ouvrage fût vastement lu et apprécié par les musulmans francophones.

Nous nous contenterons de citer le nom et la date de parution des autres traductions françaises du Coran durant la deuxième moitié du siècle dernier. La version du poète et écrivain marocain Ahmad Boudib, publiée en 1967, fut suivie, en 1972, par la traduction proposée par Si Hamza Boubakeur (ancien recteur de l’Institut musulman de la mosquée de Paris). Cette dernière, publiée en deux gros volumes, est accompagnée de nombreux commentaires et a été rééditée dans une version juxtaposée, sans contenir les remarques et commentaires précédents.

La publication de la traduction prestigieuse de Pierre Godé, musulman d’origine française, a commencé en 1983 ; un travail qui va au moins contenir dix volumes et qui est accompagné de commentaires souvent tirés de l’exégèse de Tabarî. Il ne faut pas nier, selon Bonaud, qu’il s’agit d’une traduction détaillée exprimant une tentative valable et durable.

Trois autres traducteurs arabes ont entrepris, après Boubakeur, de présenter leurs versions : la traduction de Noureddin Ben-Mahmoud en 1976, qui s’apparente à celle de Kasimiriski, celle de Sadok Mazigh en 1980, et enfin celle de Salah ed-dine Kechrid, en 1981.

Pour arriver à nos jours, nous citerons le brillant travail de Jacques Berque, éminent arabisant qui publia sa version en 1990, réconciliant dans son œuvre la rigueur de Blanchère et les qualités littéraires et libres de Kasimirski, sans cependant se priver des apports de la tradition musulmane elle-même. Une telle ambition a poussé Berque à forger des néologismes incongrus, sans que le besoin se ressente vivement (nous nous référons toujours aux avis de Bonaud).

Afin de finir cet historique des traductions du Coran dans les siècles passés (notre article de référence est écrit en 2002), nous citerons finalement le nom d’André Chouraqui, dont la traduction, parue en 1990, fit beaucoup de bruit. Ancien maire de Jérusalem, Chouraqui a traduit l’Ancien et le Nouveau Testament avant d’entamer une traduction du Coran. Selon Bonaud, le défaut le plus grave de son œuvre est sa totale incompréhensibilité. Les équivalents bizarres et les mêmes termes arabes transcrits en français sont parmi les autres points faibles de cette version orientale du Coran en français.

En conclusion, nous insistons encore une fois sur le fait que toute démarche pour présenter une traduction du Coran, œuvre à la fois divine et poétique, doit consister avant tout en une prise en considération simultanée du langage et du sens du Coran. Les essais allant dans ce dernier sens continuent à présenter une version véritablement digne d’estime, dont les traductions partielles proposée par André Miquel et Bonaud (Yahya Alavi) lui-même.

Sources :
- ’Alavi, Yahya (C. Bonaud), « Y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? », version numérique datée du 07.01.2002.
- Maayerdji, Hassan, « Nokhostin Tardjomehaye Latini e Ghor’an Karim, va Tassir e an bar Tarjomehaye Ghor’an be Zabanhaye Oroupaei » (Premières traductions latines du Saint Coran et leur impact sur les traductions du Coran en langues modernes européennes), article en deux parties, traduit par la Fondation Be’ssat).
- Moussavi, Mohammad Esmâ’il, « Faaliathaye Ghor’ani e Mostashreghan » (Activités coraniques des orientalistes).


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