N° 46, septembre 2009

Eugène Napoléon Flandin, dialogue imaginaire sur la Perse d’un peintre orientaliste avec son petit-fils


Béatrice Tréhard


Jean-Baptiste Eugène Napoléon Flandin (plus communément appelé Eugène Flandin), né en 1809 à Naples et mort en 1876 à Paris, est un peintre orientaliste français. Il a laissé de ses voyages en Algérie, Perse, Irak, Arménie et Turquie, une œuvre iconographique descriptive réalisée à des fins scientifiques, pour laquelle il reçut la Légion d’honneur en 1842.

Attaché à l’ambassade de France en Perse en 1840-1841, il co-signe avec l’architecte Pascal Coste l’ouvrage Voyage en Perse, fruit des observations réalisées au cours d’un parcours de 4 ans. Durant ses voyages à travers l’Iran, il a réalisé des dessins de presque toutes les villes iraniennes, depuis Persépolis jusqu’au dôme de Soltanieh.

Le dialogue imaginaire ci-dessous entre Flandin et son petit-fils est tiré des films réalisés sur la vie de Flandin par Kioumars Derambakhsh. Pour Derambakhsh, les films de voyage constituent un autre aspect de sa vie de cinéaste. Après sa thèse de doctorat, revenu en Iran, il s’est mis à filmer le récit du voyage d’Eugène Napoléon Flandin. Il en a tiré 13 films intitulés Voyage en Perse qu’il a réalisés à partir des dessins de Flandin. Selon Derambakhsh, il a posé le trépied de sa caméra partout où le peintre a posé son trépied de peintre. M. Khâtami a offert cette série de films à M. Jacques Chirac lors d’une rencontre en France.

Monologue suivi du dialogue d’Eugène Flandin âgé avec son petit-fils :

"- Moi, Eugène Napoléon Flandin suis né le 15 août 1803 à Naples dans une famille française. En l’an de grâce 1876, j’ai été enterré solennellement dans ce cimetière. De nombreux artistes et personnages célèbres m’accompagneront dans cette longue voie.

Emile Zola, Dante, Victor Hugo, Molière ainsi que des centaines de poètes, d’écrivains et de grands philosophes immortalisés par leurs ouvrages de valeur. Khayyam, célèbre poète et philosophe iranien, mondialement connu dit : « Quand nous aurons traversé ce monde si vieux, nous ferons route ensuite avec des compagnons âgés de sept millénaires. »

Chameaux d’une caravane, gravure d’Eugène Flandin
C’était en février 1840 et pour moi qui n’avais jamais mis les pieds en dehors du sol français, une contrée toute verte, ce voyage était magique et mystérieux et me rappelait ceux de Sindbad le marin et les légendes des Mille et une nuits.

Le voyage apprend nombre de choses à l’homme. J’ai traversé la Méditerranée sur un bateau à vapeur. Je suis arrivé en antique Mésopotamie et j’ai visité des civilisations oubliées telles que Ninive, Asur, Chaldée, dont les visages des héros en pierre étaient recouverts par la poussière du temps. J’ai laissé pour les gens du futur de nombreuses esquisses. J’ai traversé Damas, Beyrouth, l’empire ottoman, la mer Noire, le port de Trébizonde et je suis arrivé à Bagdad et sur les rives de l’Euphrate parmi les vestiges de Ctésiphon et du portail du palais d’Anouchirvan où j’ai entendu le tumulte glacé des siècles. Je me suis rendu dans la contrée légendaire de Perse. En ce long voyage, je ne m’étais muni que de mes yeux, de ma plume, de l’encre, de ma monture et de mes instruments de mesure. J’ai effectué des esquisses de l’architecture oubliée des Perses dont les seuls signes dépassaient la poussière laissée par l’histoire. J’ai consacré deux ans et demi à découvrir et à préparer des dessins de l’antique civilisation persane. Aujourd’hui, je me repose dans ce cimetière parisien et jamais la poussière de la tombe ne pourra enfouir en elle la délicieuse odeur du voyage en Perse.

Mon cher petit-fils, tu m’as demandé quelle sorte d’endroit était la Perse ? Aussi écoute l’histoire de mon voyage afin que son parfum t’enchante aussi :

- Le ciel d’azur du désert d’Iran se teinte en orangé au coucher du soleil pour se reposer ensuite dans le lit du soir. C’était en février 1840 et pour moi qui n’avais jamais mis les pieds en dehors du sol français, une contrée toute verte, ce voyage était magique et mystérieux et me rappelait ceux de Sindbad le marin et les légendes des Mille et une nuits.

Le minaret de la Mère du roi à Ispahan, Dessin de Jules Laurens

Petits fils de Flandin : Grand-père, pourquoi as-tu pris de si grands risques et pour quelles raisons t’es-tu engagé dans une voie dans laquelle tu aurais pu perdre la vie ? Pourquoi te rendre dans un pays alors que tu ignorais ce qui aurait pu t’arriver ?

-Le désir de dessiner les édifices de la Perse a calmé quelque peu mes appréhensions. As-tu jamais entendu la jolie symphonie du tintement des cloches des chameaux de la caravane, symphonie accompagnée du doux son de l’écoulement des sables mouvants qui comme une musique d’orient vous enchante l’ouïe ?

C’est avec cette belle musique que nous avons traversé pendant une dizaine d’heures un désert aride et brûlant. Pendant tout ce temps nous n’avons rencontré aucune ombre ni une seule goutte d’eau. Nous étions épuisés par la soif et la fatigue. Nous avons vu de loin le caravansérail dans lequel nous devions nous reposer et nous restaurer.

- Grand-père, que signifie caravansérail et à quoi sert-il ?

- Les caravansérails sont les hôtels et les maisons d’hôtes de l’Orient et sont totalement différents du style de nos hôtels en France. Dès qu’une caravane arrive, chacun a le droit de choisir une pièce pour lui-même. Les riches et les pauvres sont logés à la même enseigne et le rang des gens ne compte plus dans un tel endroit.

(Flandin continue en se versant un verre d’eau) :

Oui mon cher petit-fils, boire de l’eau dans le désert, ce n’est pas aussi facile que de remplir ce verre qui désaltérera un assoiffé.

- Grand-père, une outre c’est quoi ?

- Il est absolument vital d’emporter une outre pour la traversée du désert. Aucun récipient ne conviendra mieux. Les caravaniers boivent habituellement du lait de chameau pour étancher la soif. Mais moi qui n’avais pas l’habitude du lait de chameau, je préférais l’outre d’eau. L’avantage de l’outre c’est qu’elle ne se déchire pas facilement. Certaines outres peuvent contenir jusqu’à vingt litres et sont faites en cuir. Elles peuvent garder toute fraîche l’eau dans la chaleur torride du désert.

Au moment des adieux, il sortit une grenade rouge de son kachkoul et dit: “Voici un fruit du paradis pour étancher la soif. Il est plus désaltérant que n’importe quelle source d’eau.” J’ai gardé la grenade en souvenir de lui. J’ai fendu plus tard une autre grenade et j’ai trouvé toute une galaxie d’étoiles rouges.
Persépolis, dessin de Flantin et Coste, 1840

- Grand-père, c’est quoi cette balle rouge ? Est-ce là aussi un souvenir du voyage en Perse ?

- Un matin dans le désert, avec les premiers rayons du soleil, un derviche à la barbe et aux cheveux blancs, habillé d’une longue robe et portant un kachkoul, une sorte de cylindre en bois sur l’épaule, nous a rejoint. Il nous a dit comment il avait passé sa jeunesse à voyager en Perse. Il m’a appris beaucoup de choses. Il savait que lorsqu’un vent frais soufflerait du côté de la kibla, les grenades sauvages du désert allaient mûrir. Au moment des adieux, il sortit une grenade rouge de son kachkoul et dit : "Voici un fruit du paradis pour étancher la soif. Il est plus désaltérant que n’importe quelle source d’eau." J’ai gardé la grenade en souvenir de lui. J’ai fendu plus tard une autre grenade et j’ai trouvé toute une galaxie d’étoiles rouges. Son jus était délicieux et plus désaltérant que l’eau d’aucune source limpide.

Cette nuit, je suis resté éveillé jusqu’à l’aube sous le clair de lune d’Orient qui éclaire toujours le désert. J’ai écouté le silence. Aucune musique au monde n’est aussi belle que le silence du désert. Dans ce silence magique, l’homme se retrouve en état d’extase. Un murmure emplit tout cet espace infini. En cet endroit, l’horizon est beau et le regard embrasse un vaste champ pour courir et penser. La concentration est le fruit du silence dans le désert.

- Ainsi le désert est un endroit sûr et beau. Mais j’ai lu dans les livres que les tempêtes de sable étaient mortelles. Parle-moi un peu des tempêtes.

- Ce désert calme avec son silence céleste a enfoui depuis des milliers d’années autant de milliers de voyageurs et de caravanes sous les tempêtes de sable. La traversée du désert n’est pas l’affaire de tout le monde. Mais moi comme j’étais accompagné par l’amour, j’ai pu échapper à cette tempête mortelle et arriver à Ispahan, la ville bleue d’Orient.

- Grand-père, à quoi servent ces tours étroites et hautes, est-ce qu’on s’en sert en Perse pour observer les alentours ?

À l’heure où je regardais les eaux turquoise du Zayandéroud, j’ai vu une plume de paon danser sur la surface de l’eau. Je l’ai retirée, ce fut un incident étonnant. Cette plume avait la couleur de la ville d’Ispahan, des teintes d’azur, bleu, vert et bleu foncé, semblables aux éblouissantes céramiques de cette ville à laquelle la couleur orangée du couchant donnait un aspect particulier.

- A Ispahan, ces tours étroites et hautes s’appellent des minarets. Elles sont surmontées des deux côtés de dômes turquoise et surplombent toute la ville. Le minaret, dans le dictionnaire persan, signifie la place du feu ou de la lumière. Les plus hautes parties des édifices islamiques des mosquées sont leurs minarets. Du haut de celles-ci retentit trois fois par jour l’appel à la prière qui se propage dans la ville comme une brise. Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de plus grandiose que lorsque le muezzin appelle les gens du haut de ces minarets à adorer Dieu. Si nous considérons la mosquée en tant que musée de l’art musulman, il faudrait dire du minaret qu’il est le miroir dans lequel se reflète totalement ce musée.

-Parle-moi un peu de la ville d’Ispahan et dis-moi quelle sorte d’endroit est-ce ?

- Le premier endroit que j’ai visité à Ispahan fut la rive du Zayandéroud qui, depuis des siècles, tient dans ses bras comme une mère, le reflet doré du pont Khajou. Cette rivière me rappelle la Seine à Paris. En ce temps lointain, à l’heure où je regardais les eaux turquoise du Zayandéroud, j’ai vu une plume de paon danser sur la surface de l’eau. Je l’ai retirée, ce fut un incident étonnant. Cette plume avait la couleur de la ville d’Ispahan, des teintes d’azur, bleu, vert et bleu foncé, semblables aux éblouissantes céramiques de cette ville à laquelle la couleur orangée du couchant donnait un aspect particulier. J’ai été frappé par la magie de cet instant qui m’a accompagné tout au long de mon voyage. Et en tant que peintre, j’ai considéré de bonne augure d’avoir trouvé un joyau aussi chatoyant.

Vue du hammâm de Khosrow Aghâ à Ispahan, dessin de Flandin et Coste, 1851

Eh bien, jeune homme, c’est là le souvenir que j’ai gardé d’Ispahan et que j’ai préservé pour te l’offrir afin que tu le montres à tes futurs enfants comme le symbole de la Perse et que tu te souviennes de ton vieux grand-père. C’est un souvenir intéressant.

Au coucher du soleil, les poissons des sources des monts bakhtiaris, glanaient des boules de lumière à la surface de l’eau et faisaient fuir le sommeil de mes yeux. Je déposais le souvenir des dessins dans la mémoire des vagues bleues du Zayandéroud pour les générations futures.

Promenons-nous un peu dans le jardin du paradis. La mosquée Shâh d’Ispahan est l’un de ces jardins. Le dôme de cette mosquée comporte deux enveloppes posées l’une sur l’autre. Un espace vide de seize mètres sépare les deux enveloppes, ce qui fait résonner le son sept fois sous le dôme. Sous le dôme, une immense voûte rappelle le motif du paon, s’inspirant de l’oiseau de paradis. C’est une sorte de coupe renversée qui étonne et enchante celui qui la regarde.

- Grand-père, en réalité, vous avez été ébloui par la Perse ?

- Oui, vraiment j’ai été ébloui par la Perse et la raison pour laquelle j’ai poursuivi mes travaux et mes nombreux dessins, est bien cet amour. Outre l’expression de la beauté, la créativité et l’innovation des artistes iraniens, la musique de ce pays procure une sensation magique. Dans la musique du jardin de l’édifice d’Ali Ghâpou, j’entendais la musique des siècles. Elle m’enchantait tellement que je ne me sentais plus. Tout comme les derviches de Qunia, j’ai dansé la Samâ’ et me suis lancé dans le tourbillon des planètes et des galaxies comme l’oiseau céleste, je me suis détaché de mon corps et je me suis envolé sur les ailes de mon âme.

Promets-moi qu’après ma mort, tu publieras mon livre de souvenirs de voyage.

- Grand-père, ce livre contient-il tout, tous les souvenirs ? Montre-moi l’esquisse du pont Khajou, il a dû être très intéressant pour que tu lui consacres plusieurs pages ?

- Durant la journée, quelques cavaliers qui me dépassaient, s’arrêtaient à côté de moi. Ils regardaient avec curiosité les dessins que je faisais du pont Khajou. Ils me posaient de nombreuses questions. Ils s’étonnaient que mes connaissances sur leurs édifices soient bien plus grandes que les leurs. Et ils m’admiraient.

Au coucher du soleil, les poissons des sources des monts bakhtiaris, glanaient des boules de lumière à la surface de l’eau et faisaient fuir le sommeil de mes yeux. Je déposais le souvenir des dessins dans la mémoire des vagues bleues du Zayandéroud pour les générations futures.

-Grand-père, de quel côté est la Perse, vers l’est ou l’ouest ?

- La route de la Perse n’est ni du côté de l’est ni de l’ouest. Elle passe par la route du cœur.

La route de la Perse n’est ni du côté de l’est ni de l’ouest. Elle passe par la route du cœur.

- Vraiment, grand-père pourquoi tant de travail et d’efforts ? Pourquoi avoir subi tant de dangers au cours de ce voyage ? Tu aurais pu obtenir gloire et richesse par d’autres moyens plus faciles. Par exemple, tu aurais pu rester à Paris et peindre des tableaux en couleur des paysages de France, les exposer souvent, inviter des personnalités et leur vendre tes ouvrages. Quels profits as-tu tirés de tant d’esquisses, de dessins et de ton livre de souvenirs sur la Perse ? Tu aurais pu obtenir richesses et honneurs par des chemins plus faciles. Vraiment pourquoi avoir choisi cette voie ?

- De mon vivant, je n’ai cherché ni gloire, ni honneur, ni richesse. J’ai parlé avec mon cœur, j’ai dessiné avec amour. Avec les centaines d’esquisses que j’ai faites des édifices antiques et des civilisations oubliées, je me suis multiplié et immortalisé. J’ai appris aux hommes du futur que les gens du passé avaient par leurs efforts, bâti une civilisation grandiose et avaient ainsi, embelli le monde, mais que ces peines et efforts avaient été perdus dans la poussière de l’oubli du temps. Mes dessins pourront-ils ressusciter le souvenir de ces gens du passé et faire renaître dans les cœurs la valeur de ces vestiges ? Peut-être un jour, un vent soufflera et dispersera les cendres du temps afin que l’éblouissant art du passé resplendisse à nouveau.

Lorsque je me souviens du bassin hexagonal du jardin de Tahchâr Bâgh, mon cœur se réjouit. Les pierres du bassin portent le nom de Dieu et sont placées en des lieux sacrés pour désaltérer les cœurs assoiffés. Puisse-t-il n’être jamais vide d’eau ni de poissons ! Un bassin vide depuis plusieurs siècles d’eau et de poissons s’est rempli dans mon esprit d’eau et de poissons. Oui mon fils… souviens-toi toujours de mes propos : les artistes sont au fond du lit de la rivière comme des gravats qui régulent le courant et c’est uniquement cet art qui demeurera toujours près le passage de l’histoire… et non la richesse et les honneurs."


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