N° 51, février 2010

Univers philosophique et esthétique de Denis Diderot


Nastaran Yasrebi Nejâd
Université Azâd d’Arak
Zahrâ Shamsi




En 1750, Denis Diderot fait figure d’homme de lettres besogneux, qui vit de traductions, ou de romancier libertin, et qui a eu affaire avec la justice pour quelques essais audacieux. Quand il meurt en 1784, il est devenu « le philosophe » par excellence, célèbre pour son rôle dans l’Encyclopédie et ses relations avec Catherine II de Russie. Pourtant, ses œuvres les plus expressives à nos yeux sont alors ignorées, ou ne sont connues que de rares privilégiés. Aujourd’hui encore, l’unité de sa vie et de sa pensée est souvent remise en question. A-t-il été esclave de son travail d’encyclopédiste avant de pouvoir, vers 1765, une fois cette tâche accomplie, donner libre cours à son inspiration et à sa pensée personnelle ? Son esthétique, sa morale, sa conception du monde ne sont-elles pas marquées par des contradictions insolubles ? Les analyses les plus récentes et les plus précises suggèrent au contraire une continuité profonde, malgré la célèbre mobilité du caractère et de la sensibilité de Diderot. Les grandes œuvres postérieures développent des thèmes déjà présents dans les œuvres antérieures. Malgré son immense activité d’éditeur, Diderot n’a cessé d’être lui- même. Et sa personnalité ne s’épanouit pas simplement dans une improvisation permanente, dans un art de causer librement au hasard des occasions et des sautes d’humeur. L’étude de ses manuscrits et des états successifs du texte montre que Diderot travaille, prend et reprend ses œuvres les plus importantes. L’ensemble n’a sans doute pas l’unité d’un système, mais il a bien celui d’une recherche.

Entre prophétisme et scepticisme

Sur cette première inquiétude s’en greffe une autre qui permet de mieux la comprendre. Il s’agit des rapports intellectuels entre l’homme et le monde, des moyens et des limites de la connaissance. En 1754, à la suite de Buffon, Diderot avait vigoureusement opposé à la stérilité des mathématiques ou « philosophie rationnelle », dont les conclusions ne sont jamais que le développement des données initiales, la fécondité de la « philosophie expérimentale ». A la différence d’un Descartes, mais dans la ligne de Fontenelle, il se défendait alors de croire à la possibilité d’une science totale, persuadé au contraire que « les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes » [1] ne permettraient jamais de découvrir que « quelques pièces rompues et séparées da la grande chaîne qui lie toutes choses » [2].

Denis Diderot

Du moins parait-il alors, d’une part pour l’accumulation des observations et des expériences, d’autre part sur leur systématisation : si précaire que lui apparût toute philosophie systématique, il ne croyait pas possible que l’esprit humain pût renoncer à « lier les faits » patiemment recueillis. Aussi défendait-il la légitimité des « conjectures », même les plus « bizarres », convaincu qu’il existe, par exemple chez certains « manœuvriers », un « esprit de divination » né de l’expérience acquise et susceptible de devancer la démarche de la science positive. Le savant complet, disait-il, est à la fois le « génie qui crée » et la « sagacité qui perfectionne » [3]. Les pensées de 1754 annonçaient donc le célèbre article « Génie » de l’Encyclopédie (1757), article dont on sait aujourd’hui qu’il est du poète Saint-Lambert, non de Diderot, mais que celui-ci a peut-être inspiré et probablement revu.

Et l’on retrouve la même admiration pour l’enthousiasme qui s’égare parfois mais dont les vues « éclairent l’avenir » [4] dans l’article « Théosophes » : les idées étranges, mais souvent prophétiques, d’un Paracelse, d’un Jacob Boehme ou d’un Van Helmont y sont accueillies par le rationalisme critique de Diderot avec toute l’attention que méritent, à son avis, des penseurs à qui « leur grande sensibilité » [5] a permis d’apercevoir dans la chaîne universelle des phénomènes quelques maillons inaccessibles à la raison positive.

Le géomètre délirant du « Rêve de d’Alembert », avec son intuition des analogies secrètes et de l’unité de la nature, n’est donc pas né d’une fantaisie soudaine.

« Mais si l’état des êtres est donc une vicissitude perpétuelle ; si la nature est encore à l’ouvrage, malgré la chaîne qui lie tous les phénomènes, il n’y a point de philosophie. Toute notre science naturelle devient aussi transitoire que les mots. » [6]

Comment saisir et arrêter par la pensée une totalité en mouvement ? En 1769 Diderot en vient à envisager, par l’intermédiaire du médecin Bordeu, le risque d’une dissolution de l’idée de loi naturelle : « Les lois les plus constantes de la nature seraient interrompues par des agents naturels. » [7]. Entendons que si tout est possible à la nature, la science, elle, est quelque peu compromise. Quelle prise l’esprit humain a-t-il sur un monde où tout change à chaque instant ? Lorsque Diderot vieillissant se pose et repose de telles questions il lui arrive d’y répondre avec des accents pascaliens : « Le monde est la maison du sort. […] Qu’aperçois- je ? Des formes. Et quoi encore ? Des formes. J’ignore la chose. Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous- mêmes pour les autres et pour nous » [8].

Le dîner des philosophes à Ferney. On reconnaît Condorcet à gauche, Voltaire au centre, Diderot à droite.
Jean Huber, 1772 ou 1773, Voltaire Foundation, Oxford

Entre la vision prophétique et le positivisme sceptique, la raison du philosophe balance sans pouvoir choisir. On conçoit qu’elle soit également saisie de vertige lorsque, dépassant la seule théorie de la connaissance, elle tente de situer l’homme dans un univers où toute individualité paraît se défaire et se diluer. C’est la méditation dramatique du géomètre en proie au rêve : « Pourquoi suis- je tel ? » [9] Et aussi, après l’apostrophe cinglante aux « pauvres philosophes » [10], victimes naïves de ce que d’Alembert a précédemment appelé « le sophisme de l’éphémère » [11], la consolation quasi panthéiste qu’apporte une nouvelle idée de l’immortalité : « Je ne meurs donc point ? » [12] Ainsi l’amitié de Sophie s’exaltait dix ans plus tôt à la pensée que ses « molécules » pourraient un jour s’unir à celles de sa maîtresse pour « composer un être commun » [13] (lettre du 15 octobre 1759). Mais s’il est vrai que « naître, vivre et passer, c’est changer de forme » [14], s’ensuit- il que toutes les formes, tous les êtres soient équivalents ? La raison et le cœur de Diderot protestent d’une même voix contre cette conclusion et refusent également ce naturalisme sommaire.

Toute une part de sa réflexion vise au contraire à restituer à l’homme, maillon de la chaîne des êtres, mais maillon différent des autres, ses traits distinctifs et sa relative prédominance : non par un retour honteux au spiritualisme qu’il a depuis longtemps récusé, mais par l’approfondissement de son matérialisme. Affirmer l’unité matérielle de l’homme, c’est dire qu’en lui tout est physique, mais ce n’est pas forcément accepter « qu’on [le] mette à quatre pattes » [15] (Lettre à Falconet, juillet 1767) : cette conviction doit au contraire inciter à dépasser les thèmes généraux d’un matérialisme abstrait pour faire du corps humain un objet d’étude privilégié. C’est donc au médecin qu’il revient de poser les bases anatomiques et physiologiques d’un nouvel humanisme.

Entre ce que les Anciens appelaient « l’âme sensitive » et ce qu’ils désignaient comme « l’âme raisonnable » la médecine moderne ne veut voir qu’une différence d’organisation : c’est le sens sur le « réseau » nerveux qui fait l’unité de l’animal. Mais de ce que l’homme est un animal il ne résulte pas que l’humanité se réduit à l’animalité. Diderot reproche à Helvétius ce parti pris réducteur : « Je suis homme, et il me faut des causes propres à l’homme. » [16] Les ةléments de physiologie répètent : « Chaque ordre d’êtres a sa mécanique particulière. » [17] Tout animal est sensible, mais la sensibilité immédiate ne suffit pas à faire l’homme, encore moins le grand homme. Vers 1750, Diderot insistait sur les caractères communs à l’espèce humaine et au reste de la nature vivante ; vers 1770, il sent la nécessité de dire simultanément les ressemblances et les différences.

D’où sa mise au point sur la sensibilité : parce que l’homme est doué d’un système nerveux fortement centralisé, il n’est pas abandonné à l’anarchie de ses sensations, donc de ses émotions, mais possède la capacité de les contrôler. Cette aptitude est inégale selon les individus, mais l’éducation peut la fortifier. L’homme sensible sera faible, « abandonné à la discrétion du diaphragme » [18] Le grand homme sera celui qui, ayant su « conserver à l’origine du faisceau tout son empire », « régnera sur lui-même et sur tout ce qui l’environne ». [19]

L’homme « naturel » et l’homme social

Au moment même où il rend le marbre sensible, Diderot s’oppose donc aux vues trop simples de certains matérialistes, la spécificité de l’homme. Ses idées posées en 1769 conduisent à la fois à l’esthétique du Paradoxe sur le comédien et au néo- stoïcisme de L’Essai sur Sénèque : elles ouvrent la voie à une morale volontariste susceptible de concilier l’épanouissement de l’individu et les vertus sociales. C’est l’annonce d’une solution au dilemme dans lequel s’enfermait le matérialisme du XVIIIe siècle. A l’égard de La Mettrie - qu’il accable dans L’Essai sur Sénèque - Diderot partage les préventions de la plupart des philosophes ; il lui fait grief de compromettre la philosophie et de courtiser Frédéric de Prusse : l’amoralisme s’accommode trop bien du despotisme. Comme on le verra plus loin, une divergence politique analogue sépare Diderot et Helvétius. Tous deux ont en morale des idées communes : Diderot répète à plusieurs reprises que les seuls critères du bien et du mal, de la vertu et du vice, sont la bienfaisance et la malfaisance ; s’il conteste – au nom des aptitudes naturelles et du déterminisme de « l’organisation » - la toute-puissance qu’Helvétius attribue à « l’éducation », il ne nie pas que l’homme soit « un être qu’on modifie » [20] ; mais il aperçoit tous les risques pour la liberté individuelle d’une éducation sociale qui ne serait qu’un dressage. Et il redoute aussi que les contraintes et les conventions de la société n’achèvent d’exténuer l’énergie naturelle sans laquelle il ne se fait rien de grand : on verra en particulier comment cette préoccupation le conduit à une esthétique de la violence qui était en germe dès 1746 dans son apologie des passions fortes.

La synthèse possible de l’énergie primitive et des exigences sociales, c’est l’héroïsme des grands hommes : Socrate bravant la tyrannie pour la défense de la vérité. La définition de l’homme que Diderot esquisse en 1769 éclaire rétrospectivement l’admiration qu’il a toujours portée à Socrate, ainsi que le « drame philosophique » ébauché en 1758, dans L’Essai de la poésie dramatique, sur la mort du philosophe. Mais si la nature humaine peut atteindre au sublime, elle se définit aussi, plus quotidiennement, par un ensemble de besoins. Selon la pente de son siècle, les convictions de sa raison et l’ardeur de son tempérament, Diderot plaide dans toute son œuvre morale et littéraire pour les droits de la nature.

Les Tahitiens jouissent d’un bonheur dont les Européens avaient perdu jusqu’au souvenir. Pourquoi les seconds sont-ils si malheureux ? De ce que l’histoire a introduit en l’homme « naturel » un homme « moral et artificiel ». Diderot est tout proche du Rousseau de L’Inégalité lorsqu’il oppose la liberté et l’innocence de la vie sauvage à la tyrannie des sociétés policées. Chez lui comme pour son frère ennemi, la nostalgie du bonheur primitif est cependant tout autre chose qu’une évasion mentale dans l’idylle d’un paradis retrouvé. Le parallèle du sauvage et du civilisé a une fonction dynamique : il nourrit la réflexion critique sur les conventions et les abus présents.

Le philosophe dans la cité

C’est donc sur la politique que débouche finalement la réflexion philosophique et morale de Diderot. On ne sera pas surpris qu’elle occupe effectivement dans la dernière période de sa vie une place croissante, mais elle l’a toujours préoccupé. Dès 1747 Diderot-Ariste refusait de se laisser convaincre par le sceptique Cléobule de l’opportunité d’abandonner le peuple à ses « préjugés » en respectant sans mot dire les pouvoirs établis. Sans doute le célèbre article « Autorité politique » de l’Encyclopédie qui s’attira les foudres des Mémoires de Trévoux nous semble-t-il aujourd’hui fort peu subversif : s’il rejette l’idée d’un pouvoir absolu - parce que toute puissance légitime est bornée par « les lois de la nature et de l’ةtat » - et s’il assigne à l’autorité politique une origine contractuelle, il prêche dans tous les cas l’obéissance au souverain, même injuste : le pacte originel n’est qu’un contrat de soumission. Reste que l’article se situe bien dans la ligne générale de l’entreprise encyclopédique. Car malgré ses disparités et ses contradictions, l’Encyclopédie participe tout entière à un même idéal : celui d’une monarchie moderne où les élites intellectuelles auraient la possibilité de travailler efficacement à la prospérité de l’ةtat. Ce n’est pourtant pas une raison pour transformer rétrospectivement Diderot en adepte de ce que l’on a appelé plus tard le despotisme éclairé. Il a eu des illusions, sans lendemains, sur Frédéric II, mais à la différence de son Ariste, il n’a jamais cherché asile à Potsdam. Il en est venu, au contraire, à écrire contre Frédéric, sans toutefois les publier, les Pages contre un tyran (1770), puis à dénoncer de même, en marge d’une lecture de Tacite, les maximes du nouveau Néron (Principes de politique des souverains, 1774).

Vers 1770, la pensée politique de Diderot tend donc à se radicaliser. C’est l’époque où son voyage à Bourbonne et à Langres lui fait voir de près la misère des campagnes : après avoir analysé les mécanismes de la spéculation sur les grains, il perd ses dernières sympathies pour les théoriciens du capitalisme agraire qu’étaient les physiocrates, alors proches du pouvoir. Peu après, Diderot dénonce le coup de force de Maupeou : moins par sympathie pour la caste parlementaire que par crainte d’un renforcement de l’absolutisme. Pourquoi, alors, son voyage en Russie ? Il semble avoir cru sincèrement l’impératrice décidée à changer la nature de ses ةtats, en y introduisant des réformes aussi profondes que celles dont il commençait à rêver pour la France ; il fallait du courage pour écrire à une tsarine autocrate qu’ « il n’y a de vrai souverain que la nation » [21]. Dans l’esprit de son auteur, la formule valait-elle seulement pour la Russie ? Les textes virulents qu’il confie à l’abbé Raynal pour l’Histoire des deux Indes prouvent qu’elle avait pour lui une portée universelle. Pourtant s’il a projeté certains espoirs en Louis XVI, en Turgot, en Necker, et surtout, s’il a salué avec enthousiasme la révolution américaine, il a aussi exprimé des craintes sur l’avenir de la jeune confédération, menacée à terme par l’accroissement de l’inégalité et peut-être par les ambitions de quelque César. Ce qu’il attend d’elle pour l’Europe n’est pas un exemple à imiter, mais pour les peuples un éventuel asile et pour les gouvernements une leçon sur « le légitime usage de leur autorité » [22] (Essai sur Sénèque). S’il a parfois des accents et un style de tribun, Diderot n’y anticipe pas consciemment de quelques années sur le mouvement de l’histoire.

Sa dernière grande œuvre politique n’est pas un programme révolutionnaire, mais une méditation morale. Lui qui hésitait autrefois entre deux modèles, Diogène et Socrate, et qui reste habité par la figure du second, se découvre tardivement un nouveau maître : Sénèque le Philosophe, ce « stoïcien mitigé », penseur tolérant et sans dogmatisme, homme sensible, qui réconciliait en lui-même ةpicure et Zénon. Mais aussi, et peut-être davantage, le Sénèque de Néron, si injustement dénigré par les historiens et les moralistes. Pour Diderot, Sénèque est le sage qui veut à la fois « méditer » et « agir », l’homme généreux qui accepte, pour le bien public, de se compromettre auprès d’un tyran, comme lui-même. A l’opposé de l’intransigeance du « citoyen » Jean- Jacques, dont le souvenir hante les dernières années de Denis. Socrate ou Sénèque ? Une dernière fois Diderot s’interroge : « Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain, qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? Faut-il être l’homme de tous les temps, ou l’homme de son siècle ? C’est un problème difficile à résoudre. » [23]

Il l’a résolu empiriquement, réservant à la postérité le meilleur de son génie, mais essayant d’infléchir, quand il croyait le pouvoir, le cours des choses. Il se voulait de son pays : il a été aussi de son temps.

L’expérience esthétique

La pensée esthétique de Diderot est étroitement liée à l’ensemble de sa recherche philosophique. Elle se développe tout au long de sa carrière, en allant de plus en plus de l’abstrait au concret, en se nourrissant de vastes lectures, de l’expérience du théâtre et de la création littéraire, de multiples rencontres avec les artistes, d’enquêtes sur les techniques. Dès le milieu du siècle, il participe au débat sur le beau, en marquant une préférence pour la pure nature, opposée à la belle nature. Dans la Lettre sur les sourds et muets(1751), il donne au langage une origine non pas rationnelle et analytique, mais affective et pratique : les gestes expriment mieux que les mots, et au théâtre, la mimique des acteurs est privilégiée, au point que Diderot avoue « se boucher les oreilles pour mieux entendre » [24] à la Comédie-Française. La tragédie offre trop d’obstacles conventionnels à un langage naturel ainsi conçu. Diderot conçoit un nouveau théâtre, fondé sur le pathétique de la vie quotidienne, source d’impressions fortes, et sur la vérité des « conditions ». Le « cri », les « mots inarticulés » y succéderaient au discours, dans le paroxysme de la passion ; les auteurs en seraient de vrais poètes, plus caractérisés par la sensibilité, l’enthousiasme, que par l’élégance et la réflexion (« La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage » [25], (De la poésie dramatique). Ce théâtre donnerait sa place à la pantomime, à des tableaux vivants.

Car d’une certaine manière la peinture est l’avenir du théâtre : ses signes sont plus expressifs que les mots. La considérer sous cet angle ne va pas sans danger. Quand Diderot aborde les Salons, il rêve d’une peinture qui serait une morale en action. En décrivant, en expliquant, il remplit sans doute son office : les Salons sont écrits pour les abonnés de la Correspondance littéraire qui, vivant loin de Paris, veulent imaginer le plus précisément possible les œuvres nouvelles. Mais il se laisse aussi entraîner à privilégier le sujet du tableau, les intentions de l’artiste ; il est attiré par la peinture d’histoire, par Greuze, par Vernet. Mais il n’est pas aveugle pour autant aux qualités et aux défauts proprement picturaux. C’est Chardin surtout qui l’amène à réfléchir à la « magie » de la peinture, même si elle se contente de tromper les yeux par la vérité de l’imitation. Il va jusqu’à remarquer que « les ombres ont aussi leurs couleurs » [26]. Ces observations précises servent de justification à une critique d’allure très personnelle, pleine de variété, de mouvements d’enthousiasme et de sarcasmes. Il s’emporte contre l’école de Boucher, ses grâces fragiles et répétitives. Il lui oppose le grand goût des maîtres du passé, Rembrandt, Poussin, Rubens. Le grand compliment qu’il décerne à David en 1781 résume son idéal : « Il a de l’âme. » [27] Cette âme, il la trouve aussi dans le pathétique de Greuze, dans des sujets sanglants tels qu’en propose le christianisme.

Mais l’artiste ne doit pas s’abandonner à la chaleur de son imagination : pour réussir vraiment, il doit dominer le désordre émotif afin de donner de l’unité à son œuvre, en équilibrant enthousiasme et raison il trouve alors l’idée sublime, la grand idée l’imitation, dans cette perspective, est une re-création, à la fois de la nature et de la peinture des maîtres. La même idée est défendue dans le Paradoxe sur le comédien : au théâtre, Diderot veut un art vrai, mais qui soit un art, par la stylisation, l’unité de la vision et l’économie des moyens. Peut-être est-ce un idéal trop élevé, à ses yeux, pour la France de 1770 : Diderot semble renoncer à réclamer une réforme profonde du jeu des acteurs. Mais ce n’est pas sans regret.

Critique exigeant, Diderot déplore plus d’une fois que les artistes français de son temps s’abandonnent à la facilité. A Hubert Robert, en qui il voit un peintre de ruines très doué, mais trop vite satisfait d’un pathétique superficiel, il reproche par exemple de se contenter trop souvent de dessins et de croquis au lieu d’exposer des « tableaux bien rendus et bien finis » [28] (Salon de 1771). Mais c’est à propos du même artiste qu’il a, en 1767, une réflexion d’un tout autre esprit : se demandant alors pourquoi une belle esquisse nous attache plus qu’un beau tableau, il explique en effet ce surprenant privilège par le fait que l’inachevé comporte « plus de vie et moins de formes » [29]. Contradiction ? Disons plutôt, là encore, tension d’exigences opposées. Et peut-être cette tension se retrouve-t-elle dans la pratique d’un écrivain aussi spontané que laborieux : dans son irrévérence, ou pis son indifférence pour les formes traditionnelles ; également, et surtout, dans son incessante recherche de modes d’expression où la qualité artistique s’allie à la liberté d’allure, et la sûreté de la mise en œuvre à la vie de la pensée.

Diderot n’écrit pas de tragédie. S’il s’amuse parfois à versifier, il n’est en réalité et ne veut être que prosateur, comme Marivaux et Prévost ; comme eux il renonce presque complètement à l’ordre et à la pompe du « discours » et pratique plus volontiers une prose au jour le jour : celle, précisément, du journaliste. Dans ses effets d’expressivité et de pathétique, son style tombe parfois dans l’emphase et l’artifice, il n’est jamais académique. En littérature aussi, l’auteur du Supplément refuse de sacrifier le « code de la nature » au « code social ». Il respecte la distribution des genres, mais prétend donner à des sujets bourgeois la dignité tragique. Encore est-ce sa moindre audace : il en vient à bousculer les habitudes des genres les moins codifiés, le roman et le conte, et il lègue à l’histoire littéraire, toujours éprise de classifications, des problèmes aussi irritants qu’insolubles. Où classer Le Neveu de Rameau ? A la fois « satire », roman, dialogue dramatique et dialogue d’idées, c’est un hybride ou un « monstre », comme ceux qui fascinaient philosophes et naturalistes du siècle, et Diderot avec eux. De même le Supplément qui est pour nous un dialogue philosophique, mais où il voyait, lui, un « conte » ; le prolongement de l’Histoire de Mme de la Carlière dans le triptyque dont le premier volet aurait été Ceci n’est pas un conte.

Ici encore, c’est donc par simple commodité que nous examinerons séparément ce que Diderot a uni par toute une gamme de gradations.

Le besoin de rompre avec la tradition rhétorique du XVIIe siècle se manifeste dès la première œuvre personnelle de Diderot : avec le genre de la « pensée », il choisit en 1746 la plus libre des formes traditionnelles. Dans les Pensées philosophiques, la fragmentation du discours qui est la loi du genre apparaît sous un double aspect. C’est d’abord une facilité : on rapporte que le recueil aurait été écrit en trois jours. C’est aussi une nécessité qui s’impose à une réflexion encore indécise, mais soucieuse de rassembler toutes les données d’un problème. Les Pensées sur l’interprétation de la nature, les Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l’architecture et la poésie conserveront une fonction analogue : les premières, point de départ pour des recherches futures, les secondes, matériaux d’un ouvrage inachevé dont l’auteur a cependant indiqué ce que devaient être les principaux chapitres.

Les Pensées sont autant de pierres d’attente. La Lettre correspond à un essai de mise au point qui voudrait concilier la spontanéité de la réflexion et le besoin de systématisation. Diderot a lu Pascal, Voltaire, d’Argens et bien d’autres. Mais il donne au genre, en 1749 et 1751, une étendue et une consistance insolites : une lettre unique devient à elle seule tout un ouvrage. Ce n’est pas pour autant un retour au développement méthodique du discours classique. Si la forme épistolaire ne cherche plus guère à donner l’illusion d’une véritable correspondance, elle sert à justifier les « écarts » et les sinuosités du raisonnement. Cette démarche en zigzag n’exclut pourtant pas une unité d’intuition ou d’orientation : puissance créatrice de la nature dans la Lettre sur les aveugles, mythe d’un langage « naturel » dans la Lettre sur les sourds et muets.

Enfin Pensées et Lettre tendent déjà au dialogue : dialogues esquissés dans quelques pages du recueil de 1746 ; dialogue fictif avec le lecteur dans les deux Lettres de 1749 et 1751. Diderot a besoin de s’inventer un interlocuteur lorsque celui-ci ne se présente pas de lui-même : Helvétius, Hemsterhuis, Sénèque. La forme brute du dialogue, c’est en effet - dans sa maturité et sa vieillesse - le commentaire en marge, qui suit l’ordre même de la lecture : nous y découvrons au travail l’esprit critique du philosophe.

Avant d’inventer le mode d’expression littéraire le plus approprié à son attitude intellectuelle la plus constante, Diderot avait dû en essayer un autre : le dialogue de théâtre. La tentative s’est soldée en grande partie par un échec, mais elle ne lui a pas été inutile.

Notes

[1Wilson, Diderot. Sa vie et son œuvre, Ed. Colin, Paris, 1985, p. 43.

[2Ibid.

[3Ibid, p.44.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Lepape, Diderot, Ed. Flammarion, Paris, 1994, p. 61.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Ibid, p.65.

[10Ibid.

[11Ibid.

[12Ibid.

[13Ibid.

[14Ibid.

[15Ibid.

[16Bourdin, Diderot, Le matérialisme, Ed. P. U. F., Paris, 1998, p. 60.

[17Ibid.

[18Ibid, p. 61.

[19Ibid.

[20Delon, Michel, Histoire de la littérature Française de l’Encyclopédie aux Méditations, Ed. Flammarion, Paris, 1998, p. 355.

[21Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Ed. Colin, Paris, 1996, p. 89.

[22Ibid, p. 90.

[23Ibid.

[24Chouillet, La Formation des idées esthétique de Diderot, Ed. Colin, Paris, 1973, p. 10.

[25Ibid.

[26Ibid.

[27Ibid, p. 11.

[28Ibid.

[29Ibid.


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  • Univers philosophique et esthétique de Denis Diderot 19 mai 2011 23:13, par David Auerbach

    Merci beaucoup pour cet article. J’ai écrit un article sur Diderot dans le "TLS" et j’ai rencontré cet article quand j’ai cherché le web pour Diderot. Je suis heureux que le sceptique, stoique Diderot a les lecteurs dans Iran.

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