N° 51, février 2010

Baudelaire et la dualité dans Les Fleurs du Mal


Sahar Karimimehr


La dualité, thème essentiel et central de l’œuvre baudelairienne, a aussi une place de choix dans sa vie privée. Dans Les Fleurs du Mal, il chante :

« Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments
Contradictoires l’horreur de la vie et l’extase de la vie
C’est bien le fait d’un paresseux nerveux. » [1]

Que signifie la dualité ?

La dualité peut être définie comme la coexistence de deux choses de différente nature mais impossible à séparer du fait de leur relation étroite. L’un des exemples les plus clairs est celui du Bien et du Mal, où chaque élément est compris souvent dans son opposition à l’autre. Sartre dit de Baudelaire :

« C’est en faisant le mal et surtout le mal que Baudelaire arrive au Bien. » [2]

D’où vient l’idée de la dualité chez Baudelaire ?

Le poète, dès son enfance, comprend qu’il existe une différence essentielle entre lui et les autres enfants puisque, déchu, il ne reçoit pas assez d’amour et de tendresse de la part de ses parents. Il essaie alors de se voir tel qu’il est, pour se connaître. Mais il ne peut pas voir ses yeux, et c’est pourquoi son cœur devient le miroir reflet de son âme :

"Tête-à-tête sombre et limpide
[Q]u’un cœur devenu son miroir."
« L’Irrémédiable »

Et ainsi naît une dualité que l’on constate même dans les titres de ses recueils : Les Fleurs du Mal ou Spleen et Idéal.

Dans les Fleurs du Mal d’abord : la fleur en poésie baudelairienne est symbole de beauté, de pureté, ou symbolise la femme, le mal étant le symbole du malheur et de la misère, sociaux, physiques ou métaphysiques. Et le poète cherche à extraire la beauté du mal. Il le dit ainsi :

« Tu m’as donné ta boue j’en ai fait de l’or. » [3]

Cette beauté est une beauté pure, une beauté propre inaccessible à d’autres que l’orfèvre qu’est le poète.

Baudelaire, 1855

Dans Spleen et Idéal, le spleen est l’état de souffrance que dévoile Baudelaire, ses ennuis et son dégoût d’être. Baudelaire choisit expressément ce terme étranger, vague et pourtant explicite pour exprimer l’angoisse et le découragement qui le tenaillent. Les causes essentielles de ce spleen se caractérisent dans :

- L’impossibilité d’atteindre l’idéal : Baudelaire est toujours à la recherche d’un idéal qu’il sait inatteignable. Cet échec provoque un spleen qui lui emprisonne l’âme et coupe son élan.

- La pauvreté : Baudelaire reçoit à vingt et un ans la part d’héritage qui lui vient de son père, mais il dilapide rapidement ce patrimoine, sans recevoir de nouveaux revenus de la part de sa famille. De là, une certaine pauvreté qu’il dut supporter sa vie durant.

- La maladie : La syphilis est l’une des causes du spleen baudelairien. Dans le sonnet « La Muse malade », le poète se plaint amèrement de sa mauvaise santé :

"Ma pauvre muse, hélas ! Qu’as- tu donc ce matin ?
Tes yeux creux sont peuplés de voisins nocturnes."

- Le temps : Le spleen de Baudelaire se caractérise également par la fuite du temps, douloureuse, grand facteur de destruction :

"Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible."

- L’Angoisse : une peur sans raison apparente, comme la peur du poète devant l’océan, la nuit, le bois…

"Grand bois, vous m’effrayez comme des cathédrales."

- La claustrophobie : qui peut se manifester en tout lieu. Le poète considère ainsi le ciel qui a été couvert de nuages comme un tombeau qui veut l’emprisonner.

"En haut, le ciel ! Ce mur de caveau qui l’étouffe."

Baudelaire essaie de surmonter ce spleen par sa recherche d’un idéal. L’idéal chez Baudelaire se définit par son évasion dans le monde du vin, du rêve, et du voyage.

Le vin omniprésent dans Les Fleurs du Mal exprime ouvertement le désir d’évasion et d’oubli du poète. Le vin est pour lui un consolateur qui permet de vaincre la tyrannie du réel et de créer un monde plus beau. Comme Khayyâm, il attribue de la sacralité au vin et montre son respect pour ce remède universel :

"Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin."

La dualité est aussi présente dans sa représentation du vin, d’une part consolateur et catalyseur de l’énergie, d’autre part poison infernal.

- L’évasion par le rêve et l’imagination : pour Baudelaire, l’évasion imaginaire est une sorte d’ivresse mystique qui lui permet de s’envoler spirituellement vers son idéal, qu’il revoit parfois dans les chefs-d’œuvre :

"Envole-toi bien de ce miasme morbide
Va te purifier dans l’air supérieur."

- L’évasion par le voyage : le voyage, imaginaire ou réel, montre le désir du poète d’arriver à un idéal qui est dans l’Ailleurs. Dans « L’invitation au voyage », il décrit le pays où il pourra voyager avec sa bien-aimée et vivre heureux. Dans ce poème, le plus frappant est sans doute la puissance de l’imaginaire poétique de Baudelaire. Rimbaud décrit aussi à sa manière une mer magnifique :

"Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures
L’eau verte pénétra ma coque de sapin."

Enfin « Fleurs du mal » sans article montre la dualité de la femme, sensuelle d’une part, qui se présente dans le cycle de Jeanne Duval, et spirituelle d’autre part qui se montre dans le cycle de Madame Sabatier.

Il faut également évoquer les deux thèmes essentiels de la chute et de l’ascension qui jouèrent un rôle important dans sa vie et dans son œuvre.

La chute chez Baudelaire se caractérise dans son attirance pour la femme, l’amour physique ou pour Dieu et Satan qui jouent un rôle important dans le contenu des Fleurs du Mal. Comme il le dit dans « Mon cœur mis à nu » :

« Il y a dans tout homme à toute heure deux postulations simultanées, l’invocation vers Dieu ou spiritualité et l’invocation vers Satan ou l’animalité. » [4]

Il se considère comme un être déchu de naissance, déchu par sa situation dans la vie et par sa relation avec sa mère et même avec Dieu. Il voit sa naissance comme une chute et accuse sa mère dans « Bénédiction » :

"Lorsque, par un décret des puissances suprêmes
Le poète apparaît en ce monde ennuyé
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié"

En somme, sa conception de la chute et de l’ascension se dévoile dans son idée de la femme et de Dieu. Baudelaire célèbre, exalte, blasphème la femme. Car pour lui la femme est un être terrible et insensible, avec qui il est impossible de communiquer. L’incommunicabilité avec la femme existe aussi chez Baudelaire dans sa relation avec sa mère, cause de tous ses malheurs et de toutes ses souffrances, à qui il refuse de pardonner :

« Je pense que ma vie a été damnée dès le commencement et
qu’elle l’est pour toujours. » [5]

Il accuse également la providence de ses malheurs. Pour Sartre, la vie de Baudelaire est le résultat d’un choix délibéré, puisque toutes ses souffrances viennent de la part de Dieu, et qu’elles mènent à sa rédemption et à son intuition gnostique :

« Dieu donne la souffrance comme un moyen de Salut. » [6]

Baudelaire reconnaît presque toujours Dieu à la souffrance qu’il reçoit de Lui et il y voit toujours une cure, une libération, une grâce :

« Mes humiliations ont été des grâces de Dieu. » [7] Il demande à Dieu dans « Mon cœur mis à nu » :
« Donnez-moi la force de faire immédiatement mon devoir tous les jours et devenir ainsi un héros et un saint. » [8]

Baudelaire est un chrétien esthète. Chrétien d’abord par ses thèmes. Comme le dit Pierre-Jean Jouve : « Nous entrevoyons que (dans la langue du poète) Satan serait Dieu car, Satan ne serait prendre en pitié notre longue misère. Satan est un symbole ; symbole de Dieu. » [9] :

"O toi, le plus savant et le plus beau des anges
O Satan prend pitié de ma longue misère."

En réalité, le symbolisme de Baudelaire est un moyen de communiquer avec l’au-delà :

"Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins
Celui dont les pensées, comme des alouettes
Vers les cieux le matin prennent libre essor
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes."

Il exprime son désir de monter vers une cime qui n’est pas accessible à tous :

"Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins."
Et parler un langage ésotérique que peu savent déchiffrer :
Qui […] comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes.

Peut-on considérer le poème « L’Elévation » comme le manifeste de sa religion mystique ? En réalité, le langage des fleurs et des choses muettes indique que pour Baudelaire, on peut ressentir la présence de Dieu dans chaque chose. C’est un thème de l’ascension baudelairienne. La littérature religieuse décrypte également « l’Elévation » comme l’élan d’une âme vers Dieu. Cette relation à Dieu demeurera une constante de la vie de Baudelaire qui, même lors des dernières années de sa vie, écrit : « Dieu est le seul réservoir de toute force et de toute justice. » [10]

Il prie pour que Dieu le voie, le connaisse, et soit le premier lecteur de son œuvre. Il atteint Dieu par l’excès de sa misère qui permet une méditation profonde. Il accepte même la dualité en tant que source du besoin métaphysique de l’Unité. Il décrit dans l’une des lettres à sa mère la nécessité d’une force divine qui puisse le sauver :

« Je suis horriblement malheureux, et si tu crois qu’une prière
puisse avoir d’efficacité, (je parle sans plaisanterie) prie
pour moi et vigoureusement. » [11]

Et c’est finalement le don spirituel que lui a accordé Dieu pour atteindre l’Unité par la voie des malheurs qui garantit son ascension et devient un moyen pour le salut de son âme.

Comme le dit Marcel Proust dans Le Temps Retrouvé : « Le bonheur seul est salutaire pour les corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. » [12]

Et Baudelaire :

"Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés."

« Bénédiction »

Baudelaire, grâce à la souffrance, découvre l’Unité, et ce qui est plus important encore, le Salut ; il n’oublie jamais d’avouer dans son œuvre intitulée La Pauvre Belgique la rédemption de son âme, qui devient la cause da sa rédemption éternelle.

M. Ruff affirme aussi que « le mysticisme de Baudelaire, n’est pas seulement poétique, mais religieux, et Les Fleurs du Mal sont un itinéraire spirituel. » [13]

Les Fleurs du Mal sont l’image métaphorique de Baudelaire lui-même où il surgit, limpide et pur, malgré tous les malheurs et toutes les misères.

Notes

[1Baudelaire, Charles, Mon cœur mis à nu, Paris, Ed. Livre de Poche, 1972, p. 49.

[2Sartre, Jean-Paul, Baudelaire, Paris, Ed. Gallimard, 1947, p. 64.

[3Vers extrait d’un projet de « Epilogue » pour la 2e édition des Fleurs du mal.

« Epilogue » est aussi le nom d’un poème en prose de Baudelaire dans « Le Spleen de Paris, 1966 ».

Antoine Blondin, Exilé sur le sol au milieu des huées…, Paris, Ed. Hachette, 1961, coll. Génie et Réalités, p. 8.

[4Baudelaire, Charles, Mon cœur mis à nu, op.cit., p. 111.

[5Emmanuel, Pierre, Baudelaire, la femme et Dieu, Paris, Ed. Seuil, 1982, p. 31.

[6Ibid., p.156.

[7Ibid., p. 148.

[8Ibid., p.103.

[9Jouve, Pierre Jean, Le secret de Baudelaire, Paris, Ed. Hachette, 1961, coll. Génies et Réalités, p.59.

[10Emmanuel, Pierre, Baudelaire, la femme et Dieu, op.cit., p. 147.

[11Ibid., p.138.

[12Proust, Marcel, Le Temps Retrouvé, Paris, Ed. Gallimard, 1954, p.269.

[13Decesse, Raymond, Godard, Henri, étude sur Lagarde et Michard XIXe, T. II, Paris, Ed. Bordas, 1972, p. 218.


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