N° 51, février 2010

14 octobre 2009-8 mars 2010

Exposition Pierre Soulages au Musée National d’Art Moderne,
Centre Georges Pompidou, Paris


Jean-Pierre Brigaudiot


Une peinture bien faite

Soulages (né en 1919) dont la carrière artistique démarre après 1945 est l’un des peintres notoires de la seconde Ecole de Paris ; il est toujours à l’œuvre et jouit d’une grande estime de la part des institutions de l’art en France dont il est l’un des peintres officiels. Cependant, sa notoriété s’étend, par exemple, jusqu’aux les Etats-Unis et en Allemagne où il a été fort présent en tant que représentant d’une abstraction à caractère expressionniste, mais d’un expressionnisme contrôlé, qui se situe entre abstraction géométrique et abstraction lyrique, aux côtés d’expressionnistes abstraits américains (et de surtout Franz Kline ou de Robert Motherwell) et d’artistes européens comme Hans Hartung. Le rapprochement avec les œuvres de ces artistes est intéressant à effectuer.

Abbaye de Conques, Vitrail, 1987-1994
Photo : Françoise Mulot, 2008

Il s’agit donc de peinture, celle dont on dit (trop) souvent et depuis un certain temps qu’elle est morte, subvertie par d’autres pratiques artistiques beaucoup plus bruyantes et médiatiques. Il est indéniable que la peinture requiert la contemplation, une pratique remplacée par une autre, celle du zapping. La peinture de Soulages peut être qualifiée de noire, immobile et silencieuse. Elle le restera d’un bout à l’autre du parcours, depuis les petits formats de la fin des années 40 jusqu’aux formats immenses des années les plus récentes. Peinture sobre, dépouillement formel et coloristique (formes simples, le noir, le blanc, quelques teintes sourdes) et goût de la matière épaisse qui s’accroît peu à peu. C’est aussi une peinture sans repentirs : ce qui est appliqué sur la toile, à la large brosse ou avec les instruments fabriqués par le peintre, l’est avec une assurance préméditée et sans retour.

Peinture 202x327 cm, 17 janvier 1970
Huile sur toile
Collection privée
Photo : François Walch

Soulages peint bien, tellement bien que quelquefois des ratés, des ratures, des taches, des coulures, des craquelures apporteraient de l’imprévu, une dimension d’aventure à son œuvre. Il est le plus que parfait artisan d’une peinture qu’il élabore peu à peu, au fil des années ; d’ailleurs je l’imagine lent, posé, réfléchi, méditatif, bref très différent d’un Pollock ou d’un Henri Michaux usant l’un et l’autre de subterfuges pour atteindre des mondes invisibles.

Peinture 222x137 cm, 3 février 1990
Huile sur toile
Collection privée
Photo : Jean-Louis Losi

La peinture abstraite de Soulages fut dès ses débuts une peinture très autonome, c’est-à-dire autosuffisante, non dépendante d’un passif figuratif. Ainsi elle a bien plus d’autonomie par rapport au monde visible que ne l’eut celle de Kandinsky, liée par exemple à la musique ou peut être que celle de Mondrian qui, même durement géométrique, fut longtemps supposée symboliser quelques principes essentiels comme le masculin et le féminin. Soulages n’est pas de la génération des pionniers de l’abstraction, ceux qui au début du vingtième siècle ont débuté leur carrière dans les figurations. Avec Soulages la peinture abstraite se justifie par ses propres formes, en dehors de toute référence au visible, même si certaines œuvres peuvent évoquer ceci ou cela de notre quotidien (une charpente, des calligraphies coréennes) –, telle n’est pas la volonté de l’artiste. Ici la peinture est formaliste sans pour autant être minimaliste (au sens du minimal art) ni seulement matérialiste, elle est formaliste mais indéniablement douée de spiritualité : sa sobriété est une ascèse, une pureté comme la pureté dépouillée des églises cisterciennes. Cette pureté et cette spiritualité de la peinture de Soulages se retrouvent superbement accomplies avec les vitraux de l’abbatiale de Conques (Aveyron) qui sont une réussite exceptionnelle, alors que tant de vitraux contemporains sont véritablement calamiteux.

Goudron sur verre 45,5x76,5 cm, 1948-1
Collection privée
Photo : Archives Soulages.

L’élégance de la peinture française

Brou de Noix, 1959 Lavis de brou de noix sur papier, 76x54 cm
Photo : Collection Centre Pompidou, diffusion RMN

Cette peinture est bien faite, en une maîtrise totale du métier qui va s’accroissant avec le temps et l’augmentation des dimensions des toiles vers l’immense. Et cela m’a posé une question sur ce que sont les petites œuvres des débuts par rapport aux très grandes œuvres depuis les années 80, notamment quant à leur monumentalité respective. Ainsi, visitant l’exposition, je suis revenu sur mes pas vers les premières salles donc vers les premières œuvres puisque le parcours est banalement chronologique. Pour ma part, je considère que les œuvres jusqu’aux années 80 (petites et moyennes) possèdent une monumentalité intrinsèque qui ne nécessite nullement le grand ou très grand format. Ces premières œuvres flottent en un espace généralement blanchâtre, sans mesure ni profondeur déterminées et s’exposent très frontalement, face au spectateur, lui barrant ainsi la route un peu comme des totems. Elles sont un peu brutales, pas trop élégantes, dénuées de sophistication, ce qui leur confère une qualité et une dynamique expérimentales. Plus tard Soulages semble bien plus décliner d’excellentes recettes picturales : le noir toujours, mat et brillant, épais et maigre, strié et lisse, tout cela étant très plastique et sensuel. Ainsi me semble t-il que cette peinture devient trop belle et trop bien faite et en ce sens échappe à sa qualité première où le peintre cherchait et inventait davantage qu’il ne déclinait une combinatoire. Autant le spectateur se projette aisément dans l’espace pictural des premières œuvres qu’il appréhende d’un seul regard, autant avec les grandes pièces actuelles la toile immense me semble ne plus être à l’échelle du même spectateur qu’elle tient à distance, et ces grandes toiles paraissent davantage en dialogue avec l’architecture qui les accueille. Pourtant la dimension spirituelle émanant de ces œuvres rend bien difficile de soutenir que cette peinture est seulement décorative. Peut-être, et comme il s’est beaucoup dit de la peinture abstraite, est-elle toujours peu ou prou formaliste (géométrique, monochrome, matiériste, tachiste), et peut être que cette peinture de Soulages s’acharne avec les grands formats à signifier une matérialité à l’échelle même du monde réel, ce qui, je le suppose, laisserait moins d’espace au travail du rêve et de l’imaginaire.

L’exposition s’accompagne d’un cher et beau catalogue, très bien organisé et documenté, comme il se fait systématiquement maintenant. J’évoque ce catalogue car j’ai voulu savoir ce qu’il en est des rapports de la peinture de Soulages à la photographie qui est supposée la conter. Quelles que soient les compétences des photographes, cette peinture si noire et souvent brillante résiste fortement à n’être que son image, elle se rebelle et nous convie à voir les œuvres plutôt que leur reproduction. J’apprécie beaucoup que la peinture résiste à n’être que sa propre image !


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