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Mohammad Bahman Beigi est né en 1920 dans la tribu des Qâshqâ’i, dans le clan Amaleh, branche de Bahman Beiglou, famille de Mahmoud Khân-e-Kalântar [5], lors de migration.
Il raconte en ces termes l’histoire de sa naissance : « Je suis né dans une tente noire ; ce jour-là, on garda une jument loin de son poulain afin qu’elle hennisse. En ces moments-là, les démons, effrayés par le hennissement des chevaux, s’éloignaient. Lorsqu’on comprit que je n’étais pas - Dieu merci - une fille mais un garçon, mon père tira en l’air. » [6]
A l’âge de quatre ans, il apprit à monter à cheval, puis à se servir d’un fusil. Lorsqu’il eut huit ans, son père employa un secrétaire qui écrivait non seulement les lettres de ce dernier, mais enseignait également la lecture et l’écriture à Mohammad.
En 1930, à cause de la politique de takht-e ghâpou [7] (sédentarisation forcée), il fut exilé à Téhéran où sa mère le rejoignit après quelques jours. Il fut donc forcé de quitter sa tente pour aller vivre dans une étable à Téhéran, alors qu’il n’avait jamais vu la ville auparavant. Cela lui permit cependant d’aller à l’école où après quelques semaines, il devint le meilleur élève et l’objet de fierté de ses pairs exilés. [8] Poursuivant de brillantes études, il entra à l’université et obtint sa licence de droit en 1953. Il commença à travailler au Palais de justice et puis à la Banque centrale d’Iran. A cette époque, grâce à un changement de politique gouvernementale, les nomades exilés eurent le droit de revenir dans la province de Fârs et de reprendre leur mode de vie tribal. Mohammad Bahman Beigi décida cependant de rester à Téhéran, malgré les pressions qu’exercèrent sur lui certains membres de sa tribu. Il consacra cependant son temps à s’efforcer d’améliorer les conditions de vie de ses pairs, et notamment leur niveau d’alphabétisation.
En 1951, lorsqu’un nouveau système éducatif fut mis en place en Iran, Mahmoud Hessâbi décida de fonder la première école pour nomades. [9] Dès 1927, des tentatives pour instituer des écoles avec internats pour les enfants nomades avaient déjà été faites, mais elles échouèrent en ce qu’elles impliquaient une longue séparation des enfants de leur famille. Mahmoud Hessâbi comptait reprendre le projet sur une même base c’est-à-dire sous forme d’écoles "fixes" [10], mais Bahman Beigi savait que cela conduirait de nouveau à un échec. Il rencontra Ali Shâygân, ministre de la culture de l’époque, et lui soumit ses idées : selon lui, il fallait instituer des écoles adaptées aux nomades, directement situées dans les tentes blanches des tribus. Ces écoles devraient pouvoir se déplacer avec les nomades pendant les migrations. Le ministre approuva la proposition de Bahman Beigi et le chargea de se rendre dans la province de Fârs afin d’y rencontrer le chargé d’affaires culturelles de la province de Fars [11], mais ce dernier ne reçut pas favorablement ce projet, qu’il pensait irréalisable. Après avoir rencontré plusieurs personnalités politiques et lassé de leurs réponses négatives, Bahman Beigi décida de parler de son projet directement aux chefs nomades. Ces derniers furent enthousiastes et promirent d’aider et de pourvoir aux besoins les maîtres qui accepteraient d’enseigner dans de telles écoles. Le projet ne tarda pas à être lancé et les premiers maîtres choisis par Bahman Beigi arrivèrent sur place. Par la suite, les nomades ayant appris à lire et à écrire purent désormais enseigner aux autres. Ce système d’écoles mobiles commença à se diffuser dans tout le pays, néanmoins, quelques problèmes se posèrent : les nomades rencontraient des difficultés croissantes pour subvenir aux besoins des maîtres, et pensaient qu’il revenait au gouvernement de les payer. En outre, ces écoles n’avaient pas de statut officiel et ne délivrait pas de certificats permettant de prouver le niveau d’études et de continuer à un plus haut niveau académique.
Bahman Beigi demanda alors de l’aide à un grand nombre d’organisations. Il reçut quatre tentes usagées de la NIOC [12], cent tableaux noirs de la part d’un groupe d’Allemands venu en Iran à l’occasion d’un congrès, des voitures du Point 4 Program américain... Ce dernier l’aida beaucoup. Mais par la suite, le Point 4 Program américain fut abandonné, alors même que les autorités culturelles de la province de Fârs cessaient leur coopération avec Bahman Beigi. C’est à ce moment-là que Karim Fâtemi devint l’administrateur des affaires culturelles de la province de Fârs. Ce fut lui qui décida de soutenir de nouveau le projet, en y introduisant certaines modifications, et la condition que les maîtres envoyés sur place devaient être diplômés des écoles normales supérieures. Il envoya ainsi quarante maîtres aux nomades, auxquels il fut réservé un excellent accueil. L’une des préoccupations de Bahman Beigi était néanmoins de former officiellement des maîtres eux-mêmes nomades. En 1956, un congrès rassemblant les grandes personnalités culturelles du pays fut organisé à Shirâz. A cette occasion, Bahman Beigi organisa une visite au sein des écoles nomades, où les talents des jeunes élèves firent une forte impression. Deux mois plus tard, l’ouverture d’une école normale supérieure nomadique fut autorisée. Au même moment, le comité d’éducation nomadique du Fârs commença à travailler au département de la culture de cette province. Ce petit groupe devint par la suite le département d’éducation nomadique du pays dont Bahman Beigi fut l’administrateur.
L’école normale supérieure nomadique ouvrit ses portes en 1957. [13] Soixante personnes y furent acceptées, et après avoir reçu une formation accélérée, elles devinrent à leur tour enseignantes au sein de leurs pairs. De nouveaux candidats furent par la suite acceptés chaque année. Les résultats et effets d’un tel système furent si positifs que les tribus nomades de l’ensemble du pays demandèrent à leur tour la création d’écoles mobiles au sein de leurs tribus. Bahman Beigi leur envoya des maîtres, ainsi que des tentes blanches. Grâce à l’école normale supérieure, les élèves les plus brillants purent à leur tour devenir maîtres et retourner enseigner dans leur tribu. Bahman Beigi supervisa attentivement la qualité de leur formation et leur donna de nombreux conseils. Il fut également secondé par des personnalités telles que Bijan Bahâdori Kashkouli et Nâder Farhang Darrehshoui. Un autre problème se posa néanmoins : les "tentes blanches" n’enseignaient que les niveaux élémentaires, alors qu’un nombre croissant d’élèves souhaitaient continuer leurs études au lycée. Bahman Beigi construisit alors un lycée dans sa propre maison, et une quarantaine d’élèves purent ainsi terminer leurs études secondaires. Ce lycée-internat n’acceptait les élèves qu’après un concours difficile. En 1973, les premiers diplômés de ce lycée participèrent au concours national des universités. Sur les 36 candidats, 34 furent acceptés.
Les jeunes filles ne furent pas oubliées et malgré tous les préjugés, il les aida à étudier et, pour les meilleures élèves, à devenir institutrice dans les tribus. [14] Il organisa également des formations de tissage de tapis pour les jeunes filles : ces dernières suivaient une formation d’un an dans un centre, et revenaient en ayant acquis une bonne maîtrise de cet art. La sauvegarde de la culture et des traditions nomades était également essentielle pour Bahman Beigi, qui les aida de plus à reproduire les esquisses, motifs et dessins traditionnels nomades sur les tapis. [15]
Le fait que Mohammad Bahman Beigi fut lui-même un nomade et connut bien le mode de vie de ses pairs a grandement contribué au succès de son projet, qui reposait sur la conviction que la fin des conflits ethniques entre tribus nomades reposait sur l’alphabétisation de ces dernières. Ainsi, il croyait que l’on devait leur envoyer des maîtres et des livres au lieu de fusils [16], l’illettrisme était selon lui le plus grand ennemi de nomades. En 1973, ses efforts furent récompensés par un prix de l’UNESCO.
Lorsqu’il fut à la retraire, à la demande de ses amis, il commença à rédiger ses mémoires. Il avait déjà publié un premier livre en 1946, Orf va آdat (Les mœurs et l’habitude), qui lui avait ouvert les portes des cercles intellectuels. Cependant, étant alors dirigeant de l’administration de l’éducation nomadique d’Iran, il avait cessé d’écrire par manque de temps. Il reprit donc la plume à la fin de sa vie, en parlant cette fois-ci davantage de lui-même. Il publia sa biographie sous le titre de Bokhârâ-ye man, Il-e man (Mon Boukhara, Ma Tribu), ainsi que d’autres livres intitulés Agar Qara Qâdj naboud (Si il n’y avait pas de Qara Qadj), Be Odjâghat Ghassam (Au nom de ton fourneau) et Talâ-ye Shahâmat (L’or du courage).
Mohammad Bahman Beigi habite actuellement à Shirâz avec son épouse, Sakineh Kiâni, également d’origine nomade, qui a accompagné son mari dans ses projets tout au long de sa vie. Il reçoit régulièrement ses anciens étudiants et des personnalités politiques comme l’ex-président de la république Mohammad Khâtami, qui vint lui rendre visite à l’occasion d’un déplacement à Shirâz en 2008.
[1] Kalântar est le terme qu’on utilise pour désigner le chef d’une tribu.
[2] Youssefi, Amrollâh, Modir-e-Kol-e-Afsânehi (Le légendaire PDG), Editions Takht-e Jamshid, Shirâz, 1383, p. 10.
[3] Kalântar est le terme qu’on utilise pour désigner le chef d’une tribu.
[4] Youssefi, Amrollâh, Modir-e-Kol-e-Afsânehi (Le légendaire PDG), Editions Takht-e Jamshid, Shirâz, 1383, p. 10.
[5] Kalântar est le terme qu’on utilise pour désigner le chef d’une tribu.
[6] Youssefi, Amrollâh, Modir-e-Kol-e-Afsânehi (Le légendaire PDG), Editions Takht-e Jamshid, Shirâz, 1383, p. 10.
[7] C’est-à-dire la politique du gouvernement de Rezâ Pahlavi qui visait à affaiblir les nomades afin qu’ils ne puissent menacer sa monarchie.
[9] Op.cit.
[10] Op.cit.
[11] Op.cit.
[12] Compagnie nationale Iranienne de pétrole
[13] Op.cit.
[15] Op.cit.
[16] Op.cit.