N° 55, juin 2010

Deux grandes figures féminines de la poésie iranienne contemporaine
Parvin E’tesâmi et Forough Farrokhzâd


Afsaneh Pourmazaheri, Nahid Zandi


A fin d’évoquer certaines grandes figures féminines de la poésie iranienne contemporaine et de rappeler l’influence que certaines parmi elles exercèrent dans ce domaine et sur la littérature iranienne dans son ensemble, il nous faut remonter et nous intéresser préalablement à l’évolution de l’image de la femme iranienne à travers l’histoire. Il sera alors question d’une évolution et de l’apparition d’une culture artistique féminine dont l’impact se ressent aujourd’hui encore dans l’œuvre des femmes iraniennes. Cette culture a donné naissance à de grandes figures féminines telles que Parvin E’tesâmi et Forough Farrokhzâd, qui consacrèrent leur vie à lutter non seulement pour leur propre dignité de femme et de poète, mais aussi, et de manière générale, pour la liberté et l’égalité sociale.

La situation sociale des femmes iraniennes a toujours évolué de manière sinusoïdale. Sous les Elamites (pour remonter loin dans l’histoire), l’homme possédait le pouvoir de manière incontestable et incontestée. A titre d’exemple, il incombait au père de chercher et de trouver un mari pour sa fille selon ses propres critères. Cette dernière tombait ensuite définitivement sous la coupe de sa nouvelle famille après le mariage. Au temps des Achéménides, les femmes avaient le droit d’hériter et recevaient même, à en croire les inscriptions de l’époque, des rémunérations. Sous les Arsacides et les Sassanides, elles étaient même devenues « propriétaires » de leur mari, et, également intéressant, pour le zoroastrisme, elles ne faisaient pas partie du territoire divin. Continuons donc pour rappeler qu’au VIIe siècle, deux femmes répondant aux noms d’Azarmidokht et de Pourândokht régnèrent sur l’Iran. En outre, la présence de femmes guerrières pendant la guerre entre l’Iran et Rome est confirmée par des documents historiques. Sous les Qâdjârs, sous prétexte de leurs faibles capacités d’apprentissage, les femmes furent écartées du système éducatif, et les femmes des rois Qâdjârs qui avaient pu ou qui pouvaient bénéficier d’une formation intellectuelle ne dévoilaient jamais le fait qu’elles savaient lire et écrire. L’espace public et privé était également marqué par cette séparation : il y avait ainsi dans les maisons des espaces séparés pour les femmes et les hommes ainsi que dans certaines des rues principales de Téhéran, notamment à Lâlehzâr. A cette époque, le mariage « forcé » était de coutume, la polygamie était courante, et les femmes n’étaient pas autorisées à occuper le moindre poste politique. Dès leur plus tendre enfance, elles apprenaient à ne pas parler, à ne pas bouger, à ne pas poser de questions et à obéir sans discuter à leur père, frère ou mari, quel que soit leur âge.

Parvin E’tesâmi

La Révolution constitutionnelle marqua cependant un tournant dans la vie sociale des femmes. A la suite de cet événement, leur participation aux différentes activités sociales et politiques augmenta, elles purent se mêler aux manifestations et elles allèrent même jusqu’à créer des institutions secrètes. Sous les Pahlavis, la condition des femmes s’améliora sensiblement : Elles eurent accès à l’université et obtinrent le droit de vote, et même à occuper certains postes. Après la Révolution islamique, la situation sociale des femmes évolua encore et continua de s’améliorer. Actuellement, plus de la moitié des étudiants sont des femmes, qui se voient également confier un nombre croissant de postes à responsabilité.

C’est dans le contexte de la Révolution constitutionnelle qu’est né l’un des grands noms féminins de la poésie iranienne, Parvin E’tesâmi, qui naquit le 17 mars 1906 à Tabriz. Son père, E’tesâm-ol-Molk, était natif de la province du Guilân et sa mère, Akhtar-e Fotouhi, de la région de l’Azerbaïdjan. Son père était l’un des plus grands écrivains engagés de l’époque de la Révolution constitutionnelle et fut amené à fréquenter de grands poètes tels que Malek-ol-Sho’arâ-ye Bahâr et Dehkhodâ. Sa fille, alors sous le charme de la littérature, fut très tôt influencée par ces grands personnages. Dès son enfance, elle apprit l’arabe, l’anglais, et le français, et acquis une grande maîtrise littéraire de sa langue maternelle. Elle put ainsi tirer profit de la lecture des journaux et des livres publiés à Damas, au Caire, à Bagdad et en Europe. En 1933, elle se maria avec son cousin qui était à l’époque officier à la préfecture de police dans la province de Kermânshâh. Elle fut donc contrainte de vivre dans une région éloignée de Téhéran, capitale administrative et surtout culturelle du pays. Cette nouvelle vie, tellement différente de celle qu’elle avait connue à Téhéran, n’était pas faite pour durer. Après deux mois de vie conjugale, elle divorça et revint chez son père. Elle assuma cet « échec » et ne s’en plaignit jamais. En 1935, suite à l’insistance de Malek-ol-Sho’arâ-ye Bahâr, elle publia son premier recueil de poèmes mais la mort de son père, un an tout juste après cet événement, la plongea dans un profond chagrin. Parvin E’tesâmi contracta la typhoïde et décéda le 5 avril 1941 à l’âge de 35 ans à Qom. L’un de ses poèmes le plus connu, Bolbol o mour (Le rossignol et la fourmi), est l’un des classiques figurant dans les manuels scolaires et représente pour de nombreuses générations de lecteurs un véritable acquis culturel.

Parmi les principales œuvres de Parvin E’tesâmi, il faut citer en première place son recueil de poésies qui comprend 248 poèmes dont 65 sont sous forme dialoguée. Ses œuvres, au ton résolument critique, mettent en relief les divers problèmes sociaux de son temps. Plus généralement, on peut classer l’ensemble de ses œuvres en deux catégories : la première catégorie recouvre les textes rédigés en style khorâssâni, autrement dit, des textes édifiants qui ont pour vocation d’instruire. Ils sont en ce sens proche des poèmes de Nâsser Khosrow. La deuxième catégorie regroupe les poèmes écrits en style arâghi sous forme de dialogues similaires aux écrits de Saadi, et qui restent les plus connus.

Ses poèmes sont chargés de significations et très souvent de concepts métaphysiques. Sont abordés, entre autres, les thèmes de la vérité, de la spiritualité, de l’arrogance ; la douleur de la pauvreté, la discrimination, les différences de classes sociales, ainsi que la sympathie pour les démunis et les opprimés. Le nombre de poèmes dans lesquels la poétesse critique les monarques et prend le parti des classes marginales de la société est considérable. Elle traite les oppresseurs de « pitoyables » et elle n’a de cesse d’inciter les individus à prendre position vis-à-vis de ces derniers. L’engagement politique de ses œuvres est tel que sa poésie a été étiquetée par certains critiques comme étant « politique et morale » plutôt que sociale. Son courage et sa nature de libre penseuse prennent d’ailleurs souvent le dessus, et l’on se souvient de l’utilisation qu’elle fit de ses thèmes de prédilection sous le règne despotique de Rezâ Shâh.

Forough Farrokhzâd est un autre grand nom de la poésie féminine iranienne contemporaine. Durant sa courte vie, cette autre grande dame de la poésie persane publia cinq recueils de poèmes qui comptent aujourd’hui parmi les principales références de la littérature contemporaine de l’Iran. Elle débuta sa carrière artistique en s’inspirant des œuvres de Nimâ Youshidj, avec des poèmes comme Asir (Prisonnière), Divâr (Le Mur) et Osiân (Rébellion). Elle naquit en 1934 à Téhéran, d’un père originaire de Tafresh et d’une mère née à Kâshân. ہ l’âge de 16 ans, elle se maria à un dénommé Parviz Shâpour, son cousin, alors célèbre satiriste, de qui elle divorça au bout de quatre ans. Elle eut cependant de lui un fils unique, Kâmyâr qui, après la mort de sa mère, publia ses correspondances, notamment les lettres amoureuses qu’elle adressait à son père avant et au début de leur mariage. Après son divorce, Forough Farrokhzâd partit pour l’Europe où elle découvrit les musées, les expositions et fréquenta les salles de théâtre - malgré ses difficultés financières. Elle s’initia à l’anglais, au français et à l’allemand. Sa rencontre avec Ebrâhim Golestân, grand cinéaste iranien, fit également évoluer sa pensée et ses œuvres. En 1962, elle décida de mettre en scène son premier film intitulé Khâneh Siâh ast (La maison est noire) qu’elle tourna dans une léproserie. C’est à la suite de la projection de ce film qu’elle obtint une plus grande reconnaissance dans le domaine du cinéma et de la poésie. Après Nimâ, et au côté de poètes comme Sohrâb Sepehri, Ahmad Shâmlou et Mehdi Akhavân Sâles, elle devint l’une des plus importantes figures de la poésie contemporaine iranienne. La plupart de ses textes sont en effet représentatifs de cette grande époque de création moderne en Iran. Son dernier recueil de poèmes s’intitule Tavallod-e Digar (Une autre naissance) et comprend 31 poèmes dont le plus connu, Imân biyâvarim be âghâz-e fasl-e sard (Croyons au début de la saison froide), qui fut publié à titre posthume. Elle décéda en 1967 à la suite d’un accident de voiture et repose au cimetière de Zahir-od-Dowleh à Téhéran. « Je souhaite, de tout mon cœur la liberté des femmes iraniennes et l’égalité entre les femmes et les hommes de mon pays. Je sais bien ce qu’elles subissent à cause de l’injustice sociale et je consacre une moitié de mon art à incarner leur peine et leur douleur », avait-elle dit en rendant de la sorte manifeste l’une de ses principales sources de préoccupation.

Forough Farrokhzâd

Les poèmes de Forough Farrokhzâd sont écrits dans un style simple, fluide et intime, et sont chargés d’émotion. Pour certains, les sentiments de sympathie et d’affection constituent l’axe central autour duquel est bâti l’ensemble de ses poèmes. D’autres évoquent l’enthousiasme général dont elle a su faire preuve dans sa pratique de la poésie. Elle ne se soucie guère de la dimension rythmique de ses textes et très souvent, sa poésie se rapproche de la prose. Forough a très tôt excellé dans l’art de retenir l’attention et d’interpeller son lecteur, et ce malgré son penchant pour le monologue intérieur qui, chez elle, est construit de manière à inviter petit à petit le lecteur à l’accompagner dans l’intimité paradoxale d’une conversation à une seule voix.

Hamid Zarrinkoub écrit à son propos : « L’authenticité et la sincérité sont les deux faces indissociables de sa poésie. » De son côté, en évoquant l’intimité des vers de la poétesse, Mehdi Akhavân Sâles nous dit : « Forough vivait dans ses vers et ses vers vivaient en elle. Sa vie artistique n’était pas séparée de sa vie sociale. Elle aspirait en même temps à rejoindre les deux univers et se noya en même temps dans l’être et dans l’absence. » Les thématiques constitutives de ses poèmes sont la solitude, l’amour, la foi, mais aussi, la « fenêtre » comme lieu de transcendance. Si elle a vécu et écrit en portant dans son cœur un perpétuel sentiment de solitude, c’est parce qu’elle estimait qu’il existe des moments dans la vie de tout un chacun que personne ne peut comprendre, et donc que l’on est en définitive obligé de se réfugier dans la solitude pour s’y retrouver, pour retrouver « le » véritable confident. Si elle fut amoureuse, c’est parce qu’elle a cru que l’amour constitue l’authentique lien entre Dieu et la terre, et aussi parce que l’amour était peut-être pour elle la seule et unique raison de vivre. Si elle fut croyante, c’est en recherchant la foi en elle-même et non en dehors de sa propre intimité. Elle considérait par ailleurs que le problème de l’homme contemporain était son manque de foi. Enfin, pour finir en évoquant le thème, chez elle récurrent, de la fenêtre, celle-ci représentait à ses yeux l’effort pour communiquer avec autrui. Voir les autres à travers la fenêtre n’est pas une simple relation de type physique, mais c’est un processus de connaissance. Ahmad Shâmlou décrit ainsi Forough Farrokhzâd : « Forough est une grande poètesse. Sa poésie est loin du diabolique besoin de rythme et de rime. Elle ne se perd pas dans l’imagination mais au contraire, ses paroles sont les plus sincères qu’une personne puisse entendre. Si l’on n’est pas parvenu à connaitre sa profondeur, c’est parce qu’elle est bien plus profonde qu’on ne l’a cru. »

« Je suis accablée,
Ah ! Je suis accablée
Je vais au balcon
Et je passe mes doigts
Sur la peau tendue de la nuit.
Les lumières du lien sont éteintes.
Les lumières du lien sont éteintes
Personne ne me présentera au soleil
Personne ne m’emmènera à la soirée des moineaux
Garde le vol à l’esprit,
L’oiseau est mortel » [1]

Bibliographie :
- 1. Pouyân, Mohsen, Divan-e Forough Farrokhzâd (Recueil de Forough Farrokhzâd), Qazvin, éd. Sâyeh-Gostar, 2005.
- 2.Djalâli, Behrouz, Dar kouche bâd mi-âyad (Il y a du vent dans la rue), Téhéran, éd. Rouzegâr, 2001.

Notes

[1Traduit par Moshiri, Mahshid, Dictionnaire des poètes renommés persans : A partir de l’apparition du persan dari jusqu’à nos jours, Téhéran, Aryân-Tarjomân, 2007, et revu et corrigé par les auteurs de cet article.


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