N° 57, août 2010

Une lecture de Lire Lolita à Téhéran et de Persepolis effectuée à Téhéran (I)*


Seyed Mohammad Marandi



Voir en ligne : Deuxième partie


Dans ses nombreux articles, Edward Saïd tente d’indiquer les méthodes dont dispose l’Occident afin de représenter l’Orient comme étant un Autre barbare, despotique ou, en d’autres mots, un alter ego inférieur. "C’est une version clandestine de l’Ouest et du moi" (Macfie 2002,8). Ce qui est encore plus curieux est le fait que de par sa domination, l’Occident se voit même en position de dire la « vérité » aux membres des cultures non occidentales à propos de leurs conditions passées et présentes car, ceux-ci sauraient représenter l’Orient de manière plus authentique, scientifique et objective que l’Occident lui-même. Une telle représentation de l’Orient vient non seulement en aide aux colonisateurs et aux impérialistes, les aidant à justifier leurs actions, mais affaiblit également la résistance de l’Autre puisqu’elle modifie la vision que ce dernier a de soi. Quoique ce discours ait été généré par l’Occident, il a grandement influencé les discours courants en Orient également. Ce discours dominant parviendrait donc à générer une crise majeure dans la conscience de l’Autre, le poussant à croire, à la limite, qu’il est réellement barbare et de voir son milieu comme étant inférieur à celui de l’Occident. En conséquence, l’eurocentrisme influe, change ou encore provient à forger des cultures autres que la sienne.

Un nouveau courant au sein du discours de l’orientalisme est l’orientalisme indigène qui est discernable, de nos jours, dans l’œuvre de plusieurs académiciens et intellectuels. Ces écrivains auxquels on fait référence en tant qu’esprits captifs, de sahibs bruns [1] ou d’Orientaux occidentalisés, sont des notions qui se rapprochent, en quelque sorte, du terme de "nègre de maison" qui fut employé par Malcom X (Rudnick, Smith, & Rubin, 2006, 123). Ces orientalistes locaux se définissent en termes de leur esclavage intellectuel et de leur dépendance envers l’Ouest. Il serait injuste de dire que ces esprits captifs ne sont pas critiques, mais plutôt qu’ils sont critiques au nom de l’Occident. Résidant soit en Occident, soit en Orient, ces orientalistes orientaux se nourrissent spirituellement de l’Occident. Ces derniers sont des non-Occidentaux qui se créent à l’image de l’Ouest. Ainsi, pour eux, l’Histoire, les expériences, mouvements et expectations de l’Ouest sont plus intelligibles que tout ce que l’Orient a à leur offrir.

Ce qui rassemble les libéraux et conservateurs aux ةtats-Unis est, bien souvent, la question de l’Iran. Il semble y avoir un consensus général dans ce pays sur le fait que la Révolution iranienne est le barbarisme incarné. Il n’est donc pas étonnant de constater que dès que certains membres de la diaspora iranienne, en particulier les femmes, utilisent différents tropes comme celui du voile ou font référence au dilemme des femmes pour créer une image de la femme iranienne opprimée, voire réduite au silence, les responsables et maisons d’éditions les présentant rapidement au grand public comme étant les représentants de l’expérience authentique iranienne. L’ironie réside dans le fait que, quoique contenant des informations invraisemblables, ce type de récits est souvent considéré comme étant incontestable. Ceci est principalement attribuable au fait qu’ils sont rattachés idéologiquement aux valeurs occidentales et au fait que de telles évocations romantiques et orientalistes de l’Iran sont appréciées par le public cible. Il semblerait que la popularité continuelle de telles fausses représentations de l’Iran aux ةtats-Unis révélerait davantage à propos de certains aspects de ce pays qu’à propos de l’Iran. La gloire de ces comptes rendus est largement due au fait que, quoiqu’ils prétendent le contraire, ils font de l’Iran un pays exotique, retardé et barbare, largement basé sur la vision officielle que les ةtats-Unis veulent offrir de ce pays, renforçant ainsi régulièrement les représentations dominantes de l’Iran existant aux ةtats-Unis.

Deux exemples par excellence de tels représentants coloniaux sont Azar Nafissi et Marjâne Satrapi, qui se font l’écho de tout ce que les orientalistes ont fréquemment prétendu : le retard et l’infériorité de l’Islam et des musulmans. Elles sont d’excellents exemples de ces Iraniens intellectuels compradors, appartenant à l’intelligentsia Gharb-zadeh, - terme rendu célèbre par Jalâl Al-Ahmad, critique et intellectuel de renom iranien, expression adéquatement traduite par "occidentalisé", ou Westomaniac, plutôt qu’intellectuel - .

Dans son mémoire consacré à sa vie en Iran intitulé Reading Lolita in Tehran (Lire Lolita à Téhéran), Azar Nafissi méprise tout ce qui est teinté d’islam. Ceci est en partie dû au fait que sa famille faisait partie de l’élite du pays sous le règne de la dynastie Pahlavi. Ses parents étaient tous deux des fonctionnaires de haut rang à l’époque du Shâh, roi soutenu par les Américains, et qui envisagea l’implantation de mesures brutales visant à étouffer dans l’œuf toute forme de révolte dans le pays. Nafissi provient d’une famille très aisée qui bénéficia largement de ses liens avec la famille royale. Dans son livre, elle décrit le dernier chancelier de cette dynastie comme étant une personne très démocratique (Reading Lolita in Tehran 102), alors qu’en réalité des milliers de gens ayant manifesté en faveur de l’Ayatollah Khomeiny peu avant la chute du régime furent tués dans les rues lors de son mandat.

Ayant été élevée et éduquée en Europe et aux ةtats-Unis, Nafissi manifeste, dans ses écrits, un penchant marqué pour tous ceux qui ont été instruits en Occident. Elle décrit son amie Leyly qui fut éduquée en France comme étant sophistiquée (Reading Lolita in Tehran, 265.)

Nafissi proclame que les Iraniens peuvent obtenir le salut avec la littérature anglaise, une éducation à l’étranger et les pensées et valeurs occidentales ; elle considère même la green card (titre de séjour américain) comme étant un symbole conférant, à quiconque la possède, un statut valable (Reading Lolita in Tehran, 285). Ayant un caractère mimique, elle fait penser au personnage central du Mimic Men de V.S. Naipaul. Elle médite beaucoup à propos de la vie, la liberté et la poursuite du bonheur (Reading Lolita in Tehran ,281) termes qui, rappelons-nous, forment une des phrases les plus célèbres de la Déclaration d’Independence des États-Unis. Le grand amour de sa vie était Ted qui lui remit une copie de Ada, [2] dans les pages de garde de laquelle il avait inscrit à « Azar, my Ada, Ted [3] » (Reading Lolita in Tehran, 84). Son héros était Henry James qui, comme elle l’indique, écrivait pour la propagande américaine en 1914-15, pour demander aux Américains de rejoindre les rangs de la guerre (Reading Lolita in Tehran, 214). D’après Nafissi, cet écrivain érudit admirait énormément le courage des jeunes volontaires (Reading Lolita in Tehran, 214). Mais alors que ces Américains étaient pour James et donc pour Nafissi héroïques, les jeunes Iraniens volontaires qui firent de même durant la guerre Iran-Iraq sont des fanatiques zélateurs.

Nafissi déclare même les Américains différents, dans leur essence, des Iraniens, reprenant les définitions orientalistes. Elle va jusqu’à expliquer que les habitants du Vieux monde ont un passé qui les obsède, alors que les Américains rêvent et sont nostalgiques de ce que le futur leur réserve (Reading Lolita in Tehran, 109).

A un certain point du récit, l’oncle favori de Yâssi, un disciple de Nafissi, qui habite aux ةtats-Unis, vient en Iran pour les vacances et en profite pour implanter de nouvelles idées dans la tête de la jeune fille. Il est patient, attentif, encourageant, toutefois critique dans certaines circonstances (Reading Lolita in Tehran, 270). Sa personnalité exceptionnelle et son influence morale sont clairement attribuables au fait qu’il ait vécu aux ةtats-Unis. Il est la figure du mâle occidental supérieur par excellence, insérant bénévolement des idées dans la cervelle de Yassi (Reading Lolita in Tehran, 270) afin d’élever sa mentalité aux standards occidentaux. Il lui conseille même de poursuivre ses études aux ةtats-Unis. Ses yeux avides brillent d’une lueur magique lorsqu’il raconte les détails de sa vie quotidienne en Amérique (Reading Lolita in Tehran, 270).

Même son estime pour son propre père, emprisonné pour avoir détourné les fonds publics lors de son mandat à la mairie de Téhéran, semblerait se baser sur les liens que ce dernier aurait entretenus avec l’Occident. Nafissi raconte qu’elle avait aperçu une grande photo de lui dans Paris Match, debout à côté du général de Gaulle, n’étant accompagné ni du Shah, ni de tout autre dignitaire, il n’y avait que son père et le général…Elle apprit plus tard que son père avait livré, en français, un discours d’accueil, faisant amplement allusion à des écrivains de renom tels que Chateaubriand et Victor Hugo, ce qui explique bien pourquoi le général l’aimait au point de lui offrir la Légion d’Honneur en récompense (Reading Lolita in Tehran, 45).

ةtant donné que ses écrits vont dans le sens de la politique anti-iranienne aux ةtats-Unis et en Occident en général, Nafissi a été récompensée, comme son père d’ailleurs, parmi d’autres, par les néoconservateurs américains (Rowe, John Carlos). Le succès de son roman engendra l’essor de toute une série d’ouvrages médiocres dont plusieurs ont été écrits par des Iraniennes vivant aux ةtats-Unis et en Europe. Nafissi recycle les tropes attachés à l’orientalisme, tel, entre autres, celui du foulard.

Dans le but de libérer l’esprit des jeunes Iraniens opprimés, elle fait référence aux œuvres d’écrivains anglais du dix-neuvième siècle, comme Jane Austen, ceci en dépit du fait que la littérature anglaise de cette période est profondément imprégnée de colonialisme. D’ailleurs, Mansfield Park, une des œuvres majeures de Jane Austen est considérée par les critiques comme étant largement plus colonialiste que ses autres romans. Dans cette œuvre de fiction, le sire Thomas Bertram quitte le parc Mansfield pour gérer sa plantation située à Antigua ce qui entraîne la décadence des jeunes laissés aux tendres soins de deux femmes : Mme Norris et la Dame Bertram. Edward Saïd souligne le fait que la position que le sire Bertram occupe au sein de sa demeure est comparable à son rang en tant que propriétaire de plantation dans l’île caraïbe d’Antigua. Sa propriété en Angleterre civilisée, est paradoxalement sustentée par un domaine non civilisé maintenu par des esclaves exploités des milliers de kilomètres plus loin (Saïd 1994).

Nafissi témoigne de peu de respect envers les professeurs d’université iraniens à l’exception d’elle-même. Il semblerait d’ailleurs que la seule université moderne du pays soit pour elle l’université Allâmeh Tabâtabâee (Reading Lolita in Tehran, 9) et qu’aucune autre université ne soit dotée de professeurs méritants (Reading Lolita in Tehran, 179). Ceci est probablement dû au fait qu’elle y enseignait, sinon comment aurait-elle pu porter un jugement sur les quelques deux cents universités du pays ? Elle désigne l’université Azzahrâ, réservée aux femmes, de "soi-disant université" (Reading Lolita in Tehran, 220) et traite ses professeurs d’ignorants (Reading Lolita in Tehran, 185 & 220). Elle ajoute que les femmes étudiant dans cet établissement sont, pour la plupart, des jeunes femmes perturbées dont personne n’a jamais fait l’éloge (Reading Lolita in Tehran, 221), déclaration imbécile, très loin de la réalité. On pourrait considérer son livre comme un bon exemple du motif orientaliste récurrent de la projection des fantasmes mégalomanes sur l’Orient et les Orientaux.

Parmi les innombrables personnes qu’elle caricature dans son livre, on peut voir de nombreux scientifiques iraniens respectés (Reading Lolita in Tehran 69, 99, 294). Bien que Nafissi les croie obsédés par elle, c’est elle qui, en réalité, est obsédée, étant prête à détruire leur réputation dans l’opinion publique à tout prix. Toutefois, la vaste majorité des Iraniens qui, pour une raison quelconque, supportent la République islamique et participent à la vie publique et politique de leur pays, n’ont pas leur mot à dire à part ceux que Nafissi insère dans leur bouche au cours du récit.

Enseignant secrètement Nabokov à ses huit disciples à Téhéran en dépit de tout (Reading Lolita in Tehran, 6), Nafissi se trouve être, bien entendu, l’héroïne de son propre conte. Elle ne mentionne pas toutefois qu’à cette même époque, certains étudiants d’un certain professeur qui fut son ennemi juré, rédigèrent leur mémoire justement sur Nabokov. Son silence à ce propos implique qu’elle aurait fui la tyrannie et aurait atteint la Terre Promise.

D’après Nafissi, tous les hommes croyants et pratiquants, dont l’oncle de Nasrin, entre autres, sont des violeurs, des auteurs de sévices sexuels (Reading Lolita in Tehran, 48), des obsédés sexuels (Reading Lolita in Tehran, 210) ou carrément des malades sexuels (Reading Lolita in Tehran 211) alors que leurs homologues féminins sont également auteurs d’agressions sexuelles (Reading Lolita in Tehran, 168 & 211). Paradoxalement, la foi religieuse semble être équivalent d’immoralité. D’après elle, cette perversion sexuelle puise ses racines dans les rites religieux et occupe une place centrale au sein de l’idéologie islamique. Elle sent un délire parfumé remplir l’air lors des cérémonies religieuses (Reading Lolita in Tehran, 90). Même les gouttes d’eau projetées sur les milliers d’Iraniens qui participèrent aux obsèques de l’ayatollah Khomeiny lui semblent être curieusement sexuelles (Reading Lolita in Tehran, 244). Nafissi ne désigne pas seulement les Iraniens et Iraniennes pratiquants de pervers, elle va jusqu’à préciser que les Iraniens de la diaspora sont tout aussi obsédés par elle. Elle précise ainsi qu’elle fuyait la présence de la communauté iranienne, celle des hommes tout particulièrement, étant donné qu’ils se faisaient de fausses idées à propos de la disponibilité des jeunes femmes divorcées (Reading Lolita in Tehran, 83).

Ces phrases semblent donner un sens nouveau à l’affirmation de Nafissi selon laquelle notre culture éviterait le sexe parce qu’en réalité, elle en serait complètement imprégnée (Reading Lolita in Tehran, 304). De telles affirmations à propos de sexualité déviante, nous révèlent, en premier lieu, beaucoup de vérités à propos de l’auteur de ses phrases.

A suivre…


* Reading Lolita in Tehran est le titre d’un mémoire rédigé par Azâr Nafissi, semblable à Persepolis de Marjane Satrapi.

Bibliographie :

- Bahramitash, Roksana, “The War on Terror, Feminist Orientalism and Orientalist Feminism : Case Studies of Two North American Bestsellers” Critique : Critical Middle Eastern Studies, Vol. 14, No.2, 223-237, été 2005.

- Macfie, Alexander Lyon. Orientalism, UK, Longman, 2002.

- Mahmoody, Betty, Not Without my Daughter, Great Britain, Corgi, 1989.

- Malcom X, “Message to the Grass Roots”. American Identity, An Introductory Textbook, Eds. Lois P. Rudnick, Judith E. Smith, and Rachel Lee Rubin, Oxford, 2006.

- Nafissi, Azar, Reading Lolita in Tehran : A Memoir in Books, New York, Random House, 2004.

- Rowe, John Carlos, “Reading Reading Lolita in Tehran in Idaho” American Quarterly, Volume 59, Number 2, Juin 2007.

- Satrapi, Marjâne, Persepolis, New York, Pantheon, 2003.

- Spivak, Gayatri Chakravorty, “Can the Subaltern Speak ? Speculation on Widow Sacrifice.” Marxism and the Interpretation of Culture, Eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg, London, Macmillan, 1988, 271-313.

Notes

[1Brown Sahibs

[2Nom d’un roman écrit par Nabokov

[3A Azar, mon Ada, Ted


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