N° 61, décembre 2010

Entretien avec Gonzalo Lizardo,
romancier, essayiste et chercheur mexicain


Farzâneh Pourmazâheri


Gonzalo Lizardo
Photo : Farzâneh Pouzmazâheri

Gonzalo Lizardo est né au Mexique, à Fresnillo, Zacatecas, en 1965. Ecrivain, essayiste, artiste graphique et chercheur littéraire, il a publié un essai, Polifoni(a)tonal (1998), deux livres de contes (Azul venéreo en 1989 et Malsania en 1994) et trois romans intitulés El libro de los cadáveres exquisitos (1997), Jaque perpetuo (2005), Corzَón de mierda (2007). Boursier du El Fondo Nacional para la Cultura y las Artes (Fonds national pour la culture et les Arts) et membre du Sistema Nacional de Creadores de Arte (Système national des créateurs d’art), il a obtenu en 2005 son doctorat en Lettres de l’Université de Guadalajara. Il est actuellement professeur de philosophie et d’histoire des idées à l’Université autonome de Zacatecas au Mexique.

Farzâneh Pourmazâheri : Quel est le rôle de la littérature dans le monde de l’art ? Comment a-t-elle influé les arts en général, les beaux-arts, le cinéma, etc.? Et vice versa ?

Gonzalo Lizardo : La littérature occupe et a toujours occupé une place fondamentale dans l’art : elle se situe aux fondements de son essence. James Joyce disait que la poésie occupait une place privilégiée parmi les arts, car c’est elle qui utilise un matériau sensible plus subtil et séminal : le mot. Un peintre a besoin de couleurs et de canevas ; un sculpteur, de pierre ou de bronze ; un musicien, de son instrument... Le poète ne s’occupe même pas de papier ou d’encre, il se sert seulement des mots. D’autre part, si la littérature traite de la vie et que tous les arts font partie de la vie, il est inévitable qu’elle soit atteinte par eux : les méthodes de la peinture, du cinéma, de la musique - ainsi que les acquis de la philosophie, de l’histoire ou des sciences - peuvent s’appliquer à la création littéraire. On peut écrire comme on compose une symphonie, un film ou un traité de génétique.

F.P. : Quels écrivains et mouvements littéraires français vous ont inspiré ? Pourquoi ?

G.L. : Dans ma génération, trois tendances de lecture se distinguent : ceux qui préfèrent la littérature américaine (Amérique du Nord), la littérature russe, ou la française. Je me suis, pour ma part, intéressé à la littérature française. C’est la lecture d’Apollinaire et de Breton qui m’a poussé vers l’écriture ; Flaubert et Valery m’ont fourni des outils et des stratégies lucides pour comprendre l’acte créatif ; Michel Tournier me semble l’un des romanciers vivants les plus clairvoyants et incitants ; Joris-Karl Huysmans l’un des plus oubliés par la critique… Ceci sans compter la génération d’Albert Camus, de Jean-Paul Sartre et de Boris Vian, cette trilogie de génies si différents et si complémentaires. Maintenant que vous me posez cette question, je me rends compte que j’ai négligé les auteurs plus récents : je ne connais pas Le Clézio, par exemple, et c’est impardonnable !

F.P. : Quels sont les éléments spatio-temporels qui différencient et particularisent la littérature mexicaine par rapport à la littérature française ? En tenant compte du fait que si la France a été le berceau de la tradition littéraire, le Mexique, pour sa part, possède-t-il des particularités historiques et artistiques différentes et méconnues en France ?

G.L. : La culture mexicaine garde une relation intense d’amour-haine envers la culture française, dérivée dans une grande mesure de la relation équivoque que nous avons eue avec la France depuis la "Colonia", mais surtout à partir de l’intervention française et de la francisation imposée par la dictature de Porfirio Dيaz, en particulier dans le domaine de la création artistique. Cette relation est complexe et mérite une réflexion approfondie. Sinon, je pense qu’une différence essentielle entre les deux littératures pourrait être la différence dans la narration et l’aspect narratif des récits.

En raison, probablement, de l’influence de Descartes, les Français sont définitivement réalistes et subjectifs, même quand ils veulent être positivistes ou "fantastiques". Les Mexicains, en revanche, sont fascinés par la magie et le mythe : bien que nous parlions de la relation du "Je" avec le monde, et vice-versa, nous le faisons toujours par la médiation du destin et non pas par la volonté. Autrement dit, nous sommes attachés aux forces magiques et mythiques qui nous traversent, nous contrôlent et nous déterminent.

F.P. : Quelle place occupe la mythologie mexicaine dans la littérature moderne du Mexique ? A-t-elle réussi à influencer la littérature européenne ? Si oui, dans quelles œuvres ?

G.L. : Une place fondamentale, sans doute, comme le démontrent les œuvres d’Octavio Paz, Carlos Fuentes, Alfonso Reyes, José Revueltas, pour citer les auteurs les plus connus. Toutefois, cette influence est actuellement moins évidente, puisque la nécessité pour nous de définir notre identité mexicaine s’est affaiblie : n’oublions pas que les mythes indigènes sont, pour ainsi dire, une "invention" des locaux, qui les ont utilisés comme emblème pour nous offrir l’indépendance, de l’Espagne d’abord, puis de l’ensemble de l’Europe. Aujourd’hui, la conception des mythes mexicains a changé, ce qui veut dire que l’on regarde désormais la mythologie mexicaine comme un aspect de la mythologie en général, ce qui me paraît un objectif compliqué et dangereux, mais sain.

Bibliothèque de Carlos Fuentes

F.P. : Quelles sont les œuvres littéraires orientales que vous avez lues ? Quels motifs ont présidé à votre choix ?

G.L. : Mon accès à la littérature orientale a été conditionné par une lecture enfantine : une anthologie de Lectures Classiques Pour les Enfants, élaborée par José Vasconcelos [1] afin de donner aux Mexicains leur propre identité, fondée sur la connaissance d’autres cultures. Dès alors, les épopées hindoues, les contes baroques chinois, Les Mille et Une Nuits, les fantasmes japonais ou les poèmes de Rabindranath Tagore m’ont fasciné. Cependant, et au fil du temps, le livre oriental que je lis davantage et qui m’a le plus influencé est le I Ching, non seulement parce qu’il est connu comme le livre le plus ancien de l’humanité, mais surtout parce que sa "méthode" de consultation constitue un formidable exercice d’exégèse poétique.

De même, j’aime les romanciers japonais par-dessus tout : Yukio Mishima, Kenzaburô Oe, Yasunari Kawabata, Kôbô Abe. Leurs visions du monde, bien que dissimulées, sont extrêmes et exemplaires.

F.P. : Selon vous, quelles sont les caractéristiques remarquables des Mille et Une Nuits ? Comment reliez-vous cette œuvre à la Perse de jadis ?

G.L. : Je ne connais pas la Perse d’autrefois, pas plus que celle d’aujourd’hui. Les Mille et Une Nuits me paraîssent mémorables, précisément parce que grâce à ce livre, j’ai créé ma propre Perse : un pays antique et épique, plein de richesses et de savoirs, mais aussi de douleurs et de courage. D’un autre côté, cette œuvre constitue ma première grande leçon de poétique : la première leçon de Shéhérazade nous montre la valeur vitale du mot "poétique" : grâce à son habileté à conter des histoires, à les fragmenter de manière saisissante, à les enrichir avec des détails, à les suspendre dans un moment précis, Shéhérazade réussit non seulement à survivre à sa mort, mais parvient aussi à apaiser la haine du Sultân et à obtenir son amour. Mon histoire favorite est celle de Simbad, surtout quand il rencontre l’oiseau-roc, ce monstre capable de noyer les bateaux en leur lançant des rochers de montagne. C’est une image monstrueuse et géniale !

F.P. : Désirez-vous voyager un jour en Iran ? Si oui, aimeriez-vous écrire un roman sur l’Iran ? Quel thème et quelle époque historique choisiriez-vous ?

G.L. : J’aimerais bien, c’est sûr. C’est sur ce territoire que l’écriture a surgi, et à sa suite, la civilisation ; à savoir, le monde actuel. Comme chercheur et écrivain, l’origine de l’écriture m’a toujours intrigué : le mythe de Babel, par exemple, ou l’histoire de Haran, ville proche de Ninive, qui résista à l’évangélisation chrétienne aussi bien qu’à l’islamisation, en se réfugiant dans les écrits d’Hermès Trismégiste. Ce dernier est devenu plus tard leur prophète. J’ignore si cette légende est vraie ou non, mais j’aimerais lui attribuer une réalité littéraire… au moyen d’un roman, par exemple. Peut-être qu’il s’agit d’un projet impossible, mais c’est justement pour cette raison que je voudrais le tenter : voyager en Iran actuel pour imaginer les paysages de ces jours-là.

Musée national d’anthropologie, Mexico City, Mexique.
Photo : Farzâneh Pourmazâheri

F.P. : Etant donné que le Mexique a hérité de la tradition espagnole, et que celle-ci procède, à son tour, en partie de la culture arabo-musulmane, quels sont, selon vous, les traits communs entre les Mexicains chrétiens et les musulmans ?

G.L. : C’est une bonne question. Je n’ai pas eu le temps de vraiment y réfléchir et, par conséquent, je ne peux pas y répondre. Nous sommes certes le fruit d’un mélange des races, mais en tant qu’écrivain, c’est plutôt l’influence juive, par exemple, qui m’a interpellée, plutôt que le possible héritage musulman. Maintenant que je suis face au sujet, je découvre que finalement, nous devons notre existence aux Arabes : s’il y a un demi millénaire, les rois catholiques ne les avaient pas expulsés d’Espagne, Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique, ni donc le Mexique, et Hernàn Cortés ne nous aurait pas conquis. C’est par l’intermédiaire des religieux espagnols que nous avons reçu les enseignements d’Aristote, lesquels avaient été traduits et préservés par les savants musulmans durant tout le Moyen Age.

F.P. : Si une telle chose est faisable, comment compareriez-vous la Révolution mexicaine de 1910 avec la Révolution islamique de 1979, en vous basant sur une analyse narratologique ?

G.L. : Si nous nous servions du modèle actantiel de Greimas, nous verrions que l’objet de toutes les deux est semblable : améliorer les conditions de la vie tout en ébranlant le pouvoir d’un gouverneur, demeuré au pouvoir au moyen de la force. Cependant, les sujets des deux révolutions se distinguent : au Mexique, le mouvement a été lancé en particulier par les paysans dépourvus de terre, dirigés par un groupe hétérogène de leaders sans idéologie claire, tandis qu’en Iran, les dirigeants étaient unis par une solide conviction religieuse. Les deux pays devaient faire face aux intérêts des Etats-Unis, présents comme antagonistes ou opposants. Et finalement les deux ont demandé l’aide de leurs propres peuples, considérés comme Adjuvant, qui se sont unis pour une cause commune. Les deux révolutions ont transformé le système politique de chaque pays en institutionnalisant un nouveau système, mais de caractère très différent.

F.P. : Parlez-nous de vos romans comme Jaque perpetuo [2] ou Corzón de mierda [3]. Comment évaluez-vous ces deux œuvres ?

G.L. : Ce sont deux livres dissemblables, au moins en ce qui concerne les objectifs et les techniques employées. Mais ils ont été écrits par le moyen d’une même poétique, basée sur un travail très méthodique, presque obsessionnel, dès le concept initial jusqu’à la correction définitive. Jaque perpetuo est un roman qui comporte sept contes, avec une structure expérimentale et une forte intention métaphysique. Il explore l’idée du chaos dans l’existence de trois personnages qui se rejoignent tout au long d’une histoire fragmentée au fil de quatre siècles.

Corzón de mierda, au contraire, fusionne deux genres considérablement reconnus : le roman policier et le roman picaresque, pour nous présenter les aventures d’un jeune orphelin dans le monde criminel de la "Ciudad de México" [4], vers la moitié du XXe siècle. Le premier roman m’a énormément satisfait parce qu’il a été le résultat d’une longue et rigoureuse recherche sur un ensemble de thèmes, de la philosophie à la musique. Le second roman, en revanche, me plaît parce qu’il entre plus vite en communication immédiate avec le lecteur, et qu’il joue avec lui. Dans un futur proche, j’aimerais combiner ces deux lignées narratives. Autrement dit, je voudrais réaliser un roman qui puisse s’avancer agilement et avec humeur, sans abandonner mes préoccupations intellectuelles. Je suis d’ailleurs actuellement en train de travailler sur cette idée, dont j’espère pouvoir récolter bientôt les premiers fruits.

F.P. : Nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

G.L. : Merci à vous.

Notes

[1José Vasconcelos Calderon (28 février 1882, Oaxaca -30 juin 1959, Mexico), écrivain, penseur et politicien mexicain.

[2Echec perpétuel

[3Cœur de merde

[4Ville de Mexico


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