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Né en 1900 à Tabriz, Allâmeh Seyyed Mohammad Hossein Tabâtabâ’i est l’un des plus remarquables penseurs contemporains du chiisme duodécimain. Il est notamment connu pour ses travaux sur l’herméneutique sacrée ou l’interprétation du Coran, l’histoire de l’islam, la philosophie, la pensée politique et même les mathématiques. Orphelin à dix ans, il fit ses premières études sous la tutelle de son oncle paternel dans sa ville natale. Il écrit à propos de cette période : « Au début, lorsque je m’occupais de conjugaison et de syntaxe, les études ne me tentaient guère et je ne comprenais pas tout ce que j’apprenais, ceci pendant quatre ans. Puis, soudain, Dieu m’a donné un amour pour le savoir, de sorte que depuis ce jour-là jusqu’à la fin de mes études qui durèrent dix-sept ans, je n’ai jamais trouvé l’acquisition de la connaissance fatigante ou décevante et j’ai oublié la beauté et la laideur de ce monde. Ma nourriture et mes conditions de vie étaient au plus bas. Il m’arrivait souvent, surtout au printemps et à l’automne, que je veille jusqu’à l’aube en étudiant la leçon du lendemain, et s’il y avait un problème à résoudre, je le résolvais même si je devais m’y épuiser. Le lendemain, quand je me présentais au professeur, tout était déjà clair. Je n’avais plus besoin de le questionner à propos d’un point quelconque. »
Allâmeh Tabâtabâ’i partit pour la ville de Najaf en 1925 afin de faire ses études supérieures dans ce qui était à l’époque l’un des centres mondial des sciences islamiques. Accompagné de sa femme et de son enfant nouveau-né, Mohammad, il y loua une chambre. L’ambiance étrangère, la chaleur torride de l’Irak et la précarité économique rendirent vite la vie difficilement supportable pour la famille. La chambre était minuscule et l’eau potable manquait. Le petit Mohammad tomba malade et décéda peu après. Ils eurent peu après un autre enfant qui décéda lui aussi. Le troisième enfant connu le triste destin des deux précédents. Un jour, l’Ayatollah Seyyed Ali Qâzi, grand maître et gnostique de l’époque, entra et leur annonça que cette fois, Dieu leur donnerait un fils qui vivrait longtemps et qu’il fallait prénommer "Abd al-Bâghi" – ce qui signifie littéralement "le serviteur de Celui qui vivra à jamais". La prédiction de ce grand mystique se confirma.
Accompagné de sa femme et de son frère, Allâmeh Tabâtabâ’i séjourna à Najaf pendant dix ans. Il réussit à rédiger de nombreux ouvrages sur la philosophie et l’histoire de l’islam. A la fin de cette période, il connut cependant des difficultés financières, et fut obligé de revenir à Tabriz, sa ville natale où il fut contraint pendant près d’une décennie de se consacrer aux travaux agricoles. En 1946, il décida de partir pour la ville sainte de Qom, qui compte de nombreuses écoles prestigieuses de recherches islamiques. Abd al-Bâqi, son fils, écrit à ce sujet : "Nous avons loué une petit chambre divisée en deux par un rideau dans la maison d’un religieux. Mon père s’appelait Qâzi au début de son entrée à Qom, mais comme il était de la descendance des Sayyed Tabâtabâ’i – les gens faisant partie de la descendance de Ali, le gendre du prophète Mohammad, de sa fille Fatima à la fois du côté paternel et maternel -, il préféra être appelé Tabâtabâ’i. Il avait un tout petit turban de coton noir, un long vêtement de religieux déboutonné et, souvent moins vêtu qu’un homme ordinaire, fréquentait les ruelles de Qom."
Ghamarasâdât, sa femme, était issue d’une famille très croyante et a joué un rôle effectif dans la formation scientifique et la perfection morale de son mari. Allâmeh disait ainsi de sa femme que c’était elle qui lui avait parmi d’atteindre le rang qu’il occupait, et que la moitié de tout ce qu’il avait écrit lui appartenait. Longtemps après sa mort, il se rendit chaque jour sur sa tombe et pleura. Cet amour partagé avait suscité à l’époque un grand étonnement chez toutes ses connaissances.
Allamêh raconte en ces termes sont arrivée à Qom : « Lorsque je suis arrivé à Qom, j’ai étudié les besoins de la société musulmane et j’en ai conclu qu’il lui manquait un commentaire du Coran pour mieux faire comprendre les enseignements de l’islam. D’autre part, le scepticisme avait été répandu – notamment avec la pensée marxiste à l’époque et le parti Tudeh. Le recours à la philosophie et à la logique afin de défendre la position de l’islam me paraissait être une nécessité urgente. » Il se mit alors dès 1946 à donner un cours consacré au commentaire du Coran qui dura 17 ans et aboutit à la parution de son œuvre colossale intitulée Tafsir Al-Mizân contenant un commentaire élaboré de l’ensemble du Coran.
Allâmeh Tabâtabâ’i est un auteur prolifique, ayant publié de nombreux ouvrages dans le domaine de la métaphysique, du chiisme, du droit musulman, de la sociologie… Parmi ses ouvrages les plus connus, nous pouvons citer Bidayât al-Hikma (Le commencement de la philosophie), ouvrage de philosophie élémentaire destiné aux étudiants de logique et de philosophie et le Nihâyat al-Hikma (La fin de la philosophie), manuel de philosophie d’un niveau plus élevé que le précédent, ou encore Osoul-e Falsafeh va ravesh-e reâlism (Les principes de la philosophie et la méthode du réalisme), où il réfute notamment le matérialisme dialectique en plein essor dans l’Iran de l’époque, Shi’eh dar eslâm (Le chiisme dans l’islam), qui détaille les croyances et les bases du chiisme et a été traduit en de nombreuses langues, Ravâbet-e ejtemâ’i dar elsâm (Les relations sociales en islam), ou encore son magistral commentaire du Coran, Al-Mizân. Il a également écrit des commentaires sur certains points des Asfâr de Mollâ Sadrâ. Il manifestait une volonté constante de se tenir au courant des dernières théories philosophiques en Occident afin d’y répondre et de les critiquer à l’aide des concepts de la philosophie islamique. Selon Allâmeh Tabâtabâ’i, l’homme se définit par deux particularités : une capacité de connaître les objets et son pouvoir de les transformer ; les deux devant conduire l’homme à sa propre perfection. Cette perfection est aussi subordonnée à son activité sociale. Tout savoir devrait donc être au service d’une même quête de vérité. Allâmeh a eu un rôle essentiel dans la revivification de la philosophie islamique, et a contribué à révéler certaines de ses potentialités en la confrontant aux systèmes philosophiques de l’Occident, notamment aux théories philosophiques ou épistémologiques de Marx, Descartes, Bergson...
Allâmeh Tabâtabâ’i était non seulement connu pour ses travaux et comme grande figure intellectuelle de son temps, mais aussi pour sa personnalité hors du commun et sa quête mystique qu’il poursuivait en toute discrétion, mais qui n’en orientait pas moins toute son existence. Il évitait toute prétention, il était très modeste et d’une grandeur imposante malgré l’extrême simplicité de son apparence. Lorsqu’on lui posait un problème, il répondait tout d’abord "je ne sais pas" (nemidânam), puis, après quelques instants et avec beaucoup d’humilité, il ajoutait : "la réponse est peut être…" et répondait parfaitement et de façon très précise à la question qu’on lui avait posée. Ses proches et élèves rapportent qu’il n’élevait jamais la voix, ne médisait personne, ne coupait jamais la parole et écoutait toujours attentivement. Il ne rejetait jamais une question, quelle qu’elle soit. Loin d’être autoritaire dans les relations avec ses étudiants, il refusait même qu’on l’appelle "professeur" et disait : "Je n’aime pas cette appellation, on s’est rassemblé ici pour apprendre quelque chose tous ensemble, en coopération". Il était un gnostique par excellence et cherchait à satisfaire son Créateur en toutes circonstances. Après une longue vie de recherches infatigables, Allâmeh Tabâtabâ’i mourut le 15 novembre 1981 à Qom. Il est enterré au sein du sanctuaire de Hazrat-e Ma’soumeh dans cette même ville.