N° 62, janvier 2011

L’art calligraphique et scriptural de la Perse antique


Afsaneh Pourmazaheri


Une liste de divinités sumériennes, appr. 2400 av.J.-C.

La calligraphie iranienne, à côté de celle des pays orientaux ou extrême-orientaux et au-delà de son caractère proprement utilitaire, constitue un art décoratif à part entière. Cet art, qui prit son essor grâce à la calligraphie coranique, continue de vivre son âge d’or, et ce depuis la naissance de l’islam. Aujourd’hui, malgré les progrès technologiques et l’usage systématique de l’écriture numérique, la calligraphie iranienne continue de retenir l’attention d’un grand nombre d’amateurs et d’artistes à la recherche de la beauté et du perfectionnement graphique de leur langue maternelle. La passion toujours grandissante pour l’art calligraphique en Iran peut être expliquée, diachroniquement, par le faible intérêt de l’islam pour des arts tels que la sculpture et la peinture, en particulier durant les premiers siècles de l’Hégire, et par une valorisation de la calligraphie dès l’avènement de l’islam. Le développement de cet art eut tendance à occulter l’art scriptural de la Perse antique. L’importance et la beauté de la calligraphie iranienne actuelle nous empêche parfois de remonter plus loin et de puiser dans l’histoire de l’art de la Perse antique pour y retrouver les mêmes valeurs esthétiques chez les artistes de la Perse antique. Ainsi parmi les mystères, forcément nombreux, de l’histoire de l’art persan préislamique, le domaine de l’écriture nécessite, à n’en pas douter, des recherches philologiques autrement poussées, bien au-delà du simple déchiffrage du code linguistique.

En Perse antique, malgré l’analphabétisme ambiant de l’époque et donc l’usage limité de l’écrit, les scribes occupaient une place importante au sein de la société et de la cour. Ainsi, leur responsabilité ne se résumait guère au simple compte rendu sur support, mais également à l’art de bien parler, de maîtriser la rhétorique et aussi de calligraphier leurs écrits. Sous les Sassanides, avoir une belle écriture était déterminant pour obtenir un poste de scribe à la cour, à défaut de quoi, c’était sur les provinces et leur gouverneur qu’il fallait jeter son dévolu pour espérer trouver un emploi.

L’une des écritures qui nous informe sur l’esthétique de l’écrit de cette époque est sans doute le pahlavi. L’écriture pahlavi est caractéristique de deux grandes époques de la Perse antique. Elle fut en usage sous les Arsacides et plus tard, avec quelques transformations, sous les Sassanides. Ainsi, on divise cette langue en ancien et nouveau pahlavi. D’après les sources persanes et arabes, cette dernière possédait sept variantes selon le contexte et les objectifs. La din-dabirih [1] (écriture religieuse) est née au sein de la langue pahlavi, lui empruntant principalement son alphabet pour l’écriture du livre sacré des zoroastriens, l’Avesta. La vesp-dabiri (écriture populaire) utilisée de préférence par les classes moyennes est connue pour le nombre important de signes (conventionnels) dont elle était constituée (des centaines de signes). La gasht(a)g-dabiri, belle et harmonieuse écriture, était réservée uniquement aux inscriptions, aux monnaies et aux sceaux royaux jusqu’à la fin de l’époque sassanide, ce dont témoignent les œuvres restantes. La nim-gasht(a)g-dabiri était probablement une branche de cette écriture populaire en usage dans des milieux plus restreints. La râz-dabiri (écriture secrète) était, comme son nom l’indique, forcément réservée aux correspondances secrètes de la cour sassanide et donc réservée à une minorité de privilégiés. Contrairement à l’écriture râz-dabiri, la namag-dabiri ou farvardag-dabiri était une écriture moins compliquée et très à la mode pour ce qui était des correspondances ordinaires (des exemples sur papyrus et cuir nous sont restés jusqu’à aujourd’hui). Et pour finir, la ham-dabiri ou ram-dabiri (écriture du peuple) était une écriture à la portée des scribes qui écrivaient généralement des ouvrages usuels. Nos sources écrites quantitativement les plus importantes datent de cette époque. Il faut également tenir compte que la différence scripturale n’était pas uniquement une question de fond mais qu’elle englobait également la finesse et l’esthétique de la forme écrite. Par conséquent, on peut avancer l’idée qu’à chaque type d’écriture correspondait une forme calligraphique particulière qui permettait de la distinguer immédiatement.

Manuscrit des Yasn de l’Avestâ

Cependant, nous ne disposons pas de sources d’informations relatives au travail des secrétaires et des scribes de l’époque pour pouvoir évaluer le style et la qualité de leur écriture. D’ailleurs, après le XIVe siècle, la majorité des ouvrages pahlavis était écrite par les minorités zoroastriennes de Yazd et de Kermân en Iran ou par la petite société de zoroastriens perses habitant en Inde. Pour cette nouvelle génération de scribes habituée à produire beaucoup de textes, le critère esthétique céda face à l’importance prise par la vitesse à laquelle on écrivait les textes. C’est la raison pour laquelle les œuvres de cette époque ne nous apportent pas grand-chose sur la finesse de l’écriture sassanide entretenue pendant des siècles par les prêtres zoroastriens. Il reste qu’un spécialiste est capable de reconnaître la qualité et la valeur d’une écriture malgré les éventuels défauts de réalisation.

Depuis le XVIIIe siècle, les œuvres avestiques ont retrouvé leur place parmi les zoroastriens perses en Inde aussi bien que chez les orientalistes occidentaux. Les ouvrages religieux dont l’Avesta (écrits en din-dabiri, une des sept branches du pahlavi) furent imprimés en quantité afin de préserver la religion zoroastrienne mais aussi sa belle écriture de davantage de marginalisation.

L’inscription de Bisotoun décrivant les conquêtes de Dâriush.
Ecriture cunéiforme, province du Kermânshâh

Avant l’invention de la din-dabiri au milieu de la période sassanide, on mémorisait le livre sacré pour le transmettre par oral aux générations suivantes. [2] Si les rois sassanides ont été conduits à utiliser le support écrit, ce fut par crainte des autres religions dont le bouddhisme de l’Est, le christianisme de l’Ouest et la religion des partisans de Mani qui tous possédaient des textes écrits pour propager leur croyance. Pour ce qui concerne Mani, il fut déclaré prophète par ses partisans et fonda la secte des manichéistes dont les activités se développèrent en Perse au IIIe siècle. Elevé au sein d’une culture babélienne, il connaissait l’univers du livre et de l’écriture. Il créa une nouvelle écriture proche du pahlavi moyen. Cette écriture se propagea dans tout le Moyen-Orient grâce à l’essor de la nouvelle religion et perdura jusqu’aux premiers siècles de l’établissement de l’islam. L’intérêt de cette écriture était dû à son caractère pratique et à sa belle apparence. Cette caractéristique exceptionnelle fut aussi l’une des raisons du succès de Mani qui devint célèbre notamment en qualité de prophète artiste (sur certaines images, on lui prête les traits d’un peintre serein). Les œuvres manichéennes de cette époque découvertes au cours des fouilles au Takestan en Chine au début de ce siècle présentent des échantillons de l’écriture pahlavi et manichéenne riches en motifs floraux. Il faut cependant noter que dans certains ouvrages, l’esthétique formelle l’emportait sur la précision et justesse grammaticale ou orthographique au point de rendre la compréhension des écrits impossible.

Bas-relief de Goudarz, Bisotoun, province du Kermânshâh

Parmi les sources d’information importantes relatives à l’écriture ancienne de la Perse, on compte également des échantillons d’inscriptions remontant au début de l’époque sassanide. Contrairement à l’écriture livresque où les lettres restent liées les unes aux autres (et donc plus difficile à déchiffrer), les inscriptions possèdent une graphie plus lisible, notamment grâce aux lettres gravées bien distinctement. Mais il faut quand même souligner que la qualité esthétique des inscriptions est inférieure à celle des écrits réalisés au moyen de la traditionnelle plume.

Pour aller plus loin, c’est sous l’Empire achéménide, plus précisément entre le VIe et le IVe siècle av. J.-C. qu’il faut aller à la recherche de l’ancêtre de l’écriture pahlavi, c’est-à-dire le cunéiforme persan. Cette écriture servait à réaliser les inscriptions achéménides sur pierre et métal sous Darius le grand et jusqu’au règne d’Artaxerxés III. L’inscription de Bisotoun dans l’actuelle province de Hamedân est sans doute la meilleure illustration de l’écriture de cette période en Perse. Elle recouvre trois langues ; le vieux perse, l’akkadien et l’élamite, chacune possédant son propre alphabet cunéiforme. L’écriture cunéiforme persane se distingue des autres types de cunéiforme pour les raisons suivantes : dans cette écriture, les lettres ne sont pas liées ; les signes (représentant des lettres) sont gravés verticalement et horizontalement pour être distingués des signes inclinés qui représentent les espaces entre les mots ; la construction de chaque signe ne dépasse pas cinq caractères et les signes linéaires sont au nombre de quarante. Ces détails qui ont leur importance ont permis de transformer le cunéiforme persan en une écriture simple mais stable et ordonnée, et l’ont ainsi protégée de l’approximation dont souffraient les écritures mésopotamiennes. Contrairement aux autres écritures cunéiformes mésopotamiennes dépourvues de système alphabétique, celle-ci, malgré son apparence trompeuse, est dotée d’un système d’alphabet inspiré de l’araméen. Cette dernière, connue à l’époque en tant que langue facile a pu se répandre partout en Asie de l’ouest. C’est ainsi qu’elle parvint à s’emparer des autres écritures et qu’elle devint la langue principale des correspondances. Elle inspira plus tard l’écriture du persan moyen.

Exemple d’écriture pahlavi, bas-relief à Tâgh-e Bostân

Cette hétérogénéité de la forme et du fond a poussé les chercheurs à en rechercher les causes. Pourquoi les Achéménides ont-ils choisi une forme cunéiforme proche de l’akkadien et de l’élamite pour une langue dotée d’un alphabet araméen ? La réponse se trouve à la cour de Darius le grand et du côté de ses scribes araméens. Le roi iranien aurait ordonné qu’au niveau formel, la nouvelle langue soit conforme aux inscriptions des grands empires notamment les Arsacides, les Babyloniens et l’Empire Ourartou. Pourtant, ne sachant ni lire ni écrire, il aurait laissé le champ libre à ses scribes araméens pour la mise en forme syntaxique des phrases et pour le choix des mots. L’inscription de Bisotoun offre un exemple parlant de ce genre de fusion culturelle et linguistique à une époque très lointaine. Il faut également tenir compte de l’aspect esthétique des inscriptions qui comptait pour le roi perse. L’écriture araméenne dotée de courbes et de formes souples ne convenait guère à la gravure sur roche, contrairement à l’écriture cunéiforme et à ses lettres raides et non incurvées.

Après la mort de Darius, cette écriture fût plus ou moins reprise par Xerxès à côté des inscriptions akkadiennes et élamites, mais petit à petit elle perdit son emploi au point que personne, en dehors de quelques scribes araméens, ne parvint par la suite à la déchiffrer. En revanche, les écritures araméenne et élamite furent utilisées dans les conversations étatiques et pour l’enregistrement des documents officiels. L’art achéménide, tout comme le royaume du même nom, émergea d’un coup, atteint son apogée, et disparut subitement.

Tablette de terre découverte en 1933 à Takht-e Jamshid

Ainsi, pendant des siècles, et ce jusqu’au XIXe siècle, la compréhension de l’écriture préislamique iranienne demeura un mystère pour les caravanes, les voyageurs et les habitants de la région qui passaient devant ces gigantesques inscriptions et essayaient de les comprendre en recourant à leur imagination. Ce fut grâce à leur déchiffrage par les orientalistes et linguistes notamment Français qu’on arriva à comprendre de plus en plus le monde de la Perse antique, son style de vie, son mode de pensée et son art, y compris l’art écrit.

Notes

[1En pahlavi le mot dabirih possédait deux sens, l’un se référant au scribe et l’autre à l’écriture. Dans le deuxième cas, il a subi des transformations morphosyntaxiques au cours du temps pour entrer dans la langue persane sous la forme de « dabiri », « dabireh » et « dabira ». C’est pourquoi différentes prononciations sont attestées et acceptées.

Sâdeghi, Ali-Ashraf, Tahavol-e pasvand-e Hâsel-e masdar az pahlavi be fârsi, l’évolution du suffixe issu de l’infinitif du pahlavi à la langue persane, Majalley-e Zabân shenâsi (Revue de linguistique), no 1/7, 1982, pp. 81-88.

[2Tafazoli, Ahmad, Târikh-e adabiât-e irân-e pish as eslâm (Histoire littéraire de l’Iran avant l’islam), 1996, Téhéran, pp. 13,69, 71.


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