N° 62, janvier 2011

L’esthétisme de la calligraphie islamique


Alirezâ Hâshemi-Nejâd
Traduit par :

Babak Ershadi


Introduction

L’œuvre d’art est le résultat d’un processus complexe dont les composantes principales sont recherche, réaction au milieu, sensibilité, choix de matériaux et de thèmes. La combinaison de ces composantes donnerait à la création artistique une signification particulière. Il est évident que l’analyse et l’évaluation esthétique de l’œuvre d’art ne peuvent pas rester indifférentes à l’influence et au mode de combinaison de ces éléments.

Calligraphie de Esrâfil Shirtchi

L’évaluation rationnelle de l’œuvre d’art est une discipline dont les origines remontent au siècle des Lumières. C’était une réaction à l’ambiguïté tant détestée par les philosophes de cette époque. La critique rationnelle de l’œuvre d’art est donc un phénomène né dans le monde occidental. Il est vrai pourtant que les philosophes classiques de la Grèce antique, notamment Platon et Aristote, avaient eux aussi étudié les valeurs rationnelles de l’œuvre d’art ; mais chez eux, les analyses esthétiques des arts – surtout les arts plastiques – n’avaient jamais été aussi méthodiques que chez les critiques des Temps modernes.

Dans les cultures orientales, l’analyse rationnelle de l’œuvre d’art n’a jamais pris la forme d’une science. Autrement dit, quelle qu’en soit la raison, la science esthétique n’est jamais apparue dans l’esprit oriental. En absence d’une science esthétique locale (surtout en Iran et dans le domaine des arts traditionnels), les critiques d’art n’ont eu d’autre choix que de s’adapter aux critères de l’esthétique occidentale : la philosophie, la psychologie et la sociologie de l’art, telles qu’elles avaient été perçues en Occident. Dans de très nombreux cas, cette adaptation a entraîné la mauvaise analyse, voire le reniement de certains arts traditionnels et de leurs valeurs esthétiques dans le monde oriental. En effet, l’évaluation esthétique des arts traditionnels islamiques, en s’appuyant sur les références et les critères strictement rationnels, ont conduit souvent les critiques d’art à de mauvais résultats, et ce d’autant plus que leur perception du rationalisme occidental était parfois trop superficielle.

Sans vouloir dédaigner les acquis de l’esthétique occidentale, il nous semble parfois qu’elle n’est souvent qu’une science des formes et des figures dans le cadre de leur perception humaniste. Ceci étant dit, l’esthétique occidentale tend à connaître le fait objectif et rationnellement définissable. Son but est donc de connaître et de faire connaître la réalité matérielle.

Par contre, l’art traditionnel oriental est un phénomène composé de formes et de figures d’une part, de l’intuition et de la métaphysique de l’autre. Par conséquent, pour évaluer les valeurs esthétiques des arts traditionnels ou pour analyser l’expérience esthétique des artistes traditionnels, il conviendrait d’exploiter les méthodes de l’esthétique occidentale, tout en essayant de le développer et de lui donner une marge de manœuvre pour identifier les aspects inconnus et occultes de l’art traditionnel.

La calligraphie est l’art traditionnel oriental le plus méthodique qui obéit à une géométrie déterminée et strictement définie. En effet, la calligraphie semble nier souvent l’importance de la créativité et de l’individualité de l’artiste, d’où le jugement sévère de certains critiques qui estiment que la calligraphie n’est pas un art, mais une technique rigide et sans âme. Dans le présent article, nous nous interrogerons sur les valeurs esthétiques de la calligraphie islamique, pour y chercher les traces de la créativité artistique qui font consister la valeur de la représentation dans l’intensité de l’expression.

Définition de la calligraphie

Dans les cultures orientales et asiatiques, la calligraphie (du grec : kalligraphia « belle écriture ») [Osborne, p. 185] est une activité noble, « considérée par les musulmans comme une vertu » [Soudâvar, p. 20]. Cette valeur n’est pas produite uniquement par la création de belles formes pour les lettres de l’alphabet et de belles compositions visuelles pour les mots d’un texte, car la calligraphie est un effort pour créer des liens sémantiques entre la forme visuelle du texte et son contenu, à travers l’esprit de l’artiste calligraphe. En réalité, l’apparition de l’art calligraphique est due au fait que certains textes n’étaient pas considérés comme un ensemble de mots véhiculant un message ordinaire, mais un contenu céleste. Ainsi pour pouvons définir la calligraphie comme un effort visant à révéler et à manifester les liens entre l’apparence et la substance d’un texte.

Dans les cultures musulmanes, la calligraphie est avant tout un instrument esthétique pour l’écriture du texte coranique, de sorte que la forme visuelle de l’écriture soit à la hauteur de la parole céleste. Les musulmans se sont peut-être demandé : « Ne pourrions-nous pas inventer un spectacle pour les yeux aussi agréable que le chant coranique pour les oreilles ? » [Ferrier, p. 29]. Cela a conduit les calligraphes musulmans à perfectionner la cohérence entre la forme et le contenu. Mais pouvons-nous limiter la définition de la calligraphie dans le cadre du texte calligraphié ? « La vraie calligraphie est composée de plusieurs facteurs : la compréhension sociale de l’écriture, l’importance du texte sur le plan sociologique, les lois de la calligraphie fondées souvent sur une vision mathématique, le rapport entre le texte et la mise en page, les matériaux utilisés par le calligraphe, et enfin l’habilité et l’expérience ­[du calligraphe] » [Gaver, p. 207].

Calligraphie de Mohammad Heydari

La communauté musulmane avait donc saisi la nécessité d’une compréhension de l’écriture, d’où l’obligation d’écrire et de lire correctement. Cela a conduit les musulmans à inventer des lois et des règles claires et transparentes pour l’écriture. D’après les documents historiques, cela s’est avéré être une nécessité vitale, car l’écriture n’avait pas de racines très profondes dans la société arabe d’avant l’islam. [Ayati, p. 10] La compréhension de l’écriture, l’importance du texte coranique aux yeux des musulmans, et enfin l’importance que les cultures voisines (perse et byzantine) donnaient à la géométrie et aux mathématiques, ont préparé le terrain à la naissance de la calligraphie islamique.

Etant donné que la modification de la forme des lettres de l’alphabet semblait difficile, voire impossible, les copistes et les calligraphes musulmans ont essayé progressivement d’épurer et d’affiner l’écriture en s’inspirant des règles géométriques et mathématiques. Ils ont donc créé une « géométrie spirituelle » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6] pour souffler de l’âme dans le corps des lettres et des mots. Dans les civilisations perse et byzantine, les mathématiques et la géométrie étaient considérées comme les sciences permettant de découvrir, à un certain niveau, les vérités spirituelles et métaphysiques. Ils estimaient que « les mathématiques et la science des nombres et des chiffres étaient des instruments entre les mains des divinités pour qu’elles se manifestent dans le monde matériel, en donnant de la transparence à la matière et de la translucidité à la masse informe. » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6]

Les formes géométriques prennent ainsi une grande importance dans les arts islamiques. Quant à la calligraphie, le premier pas à franchir consistait à acquérir une compréhension géométrique des éléments de base de l’écriture arabe : a) point standard, b) ‘Alef’ standard (première lettre de l’alphabet arabe :ا ,الف), c) cercle standard. [Gaver, p. 209]

Les liens profonds entre l’écriture et les croyances religieuses des musulmans, au travers du Coran qui, dans la vision islamique, est le fait céleste par excellence, ont donné à la calligraphie le prestige d’être l’art le plus noble et le plus vertueux. Le calligraphe était donc un artiste religieux pour qui le fait céleste (le Coran) était la source d’inspiration la plus importante. Pour lui, l’expérience artistique est un périple de l’univers de la matière vers l’univers des essences. Dans l’analyse esthétique de la calligraphie islamique, il faut donc être sensible à ces aspects métaphysiques attribués à l’art de la belle écriture, et ne pas s’enfermer dans la rationalité des perceptions humaines.

Les instruments et les matières utilisées pour l’écriture n’ont pas joué de rôle fondamental dans l’apparition de l’art calligraphique, mais il est certain qu’ils ont eu un rôle important à jouer dans la détermination des « types » de la calligraphie. De ce point de vue, l’usage du calame (roseau taillé dont les Anciens se servaient pour écrire) et de l’encre de Chine est une caractéristique importante de la calligraphie islamique et joue un rôle déterminant dans certaines valeurs esthétiques de cet art. Dans la calligraphie de l’Extrême-Orient, ce rôle est joué par le pinceau. Il est évident que dans les deux arts calligraphiques islamique et chinois, le calame et le pinceau ne peuvent se substituer, car chaque instrument fait partie de la géométrie qui est propre à chacun de ces deux arts calligraphiques.

Calligraphie de Alirezâ Barezkâr

Particularités esthétiques de l’art calligraphique

Expressivité de l’art sacré

Dans le jargon de l’esthétique moderne, on utilise souvent des qualificatifs comme dynamique, brillant, médiocre, efficace, etc. [Henfling, p. 97]. Dans la culture traditionnelle, on utilisait d’autres termes pour qualifier une œuvre calligraphique : solide, doux, correct, simple, sincère, majestueux… Mais au-delà de ces qualificatifs modernes ou anciens, « l’expressivité » est un élément important qui permet d’évaluer les caractéristiques esthétiques d’une œuvre d’art. Selon ce principe d’expressivité, l’œuvre d’art doit véhiculer un sens. En d’autres termes, elle doit exprimer une idée, une sensation ou une intuition. La calligraphie est-elle un art « expressif » ? Si nous supprimons la rhétorique, la signification des mots et des phrases, quel autre message pourrait être véhiculé par la calligraphie ? Dans le domaine des arts religieux, si la calligraphie n’avait pas été mise au service de l’écriture du texte coranique, comment aurait-elle été considérée comme art religieux ? Est-ce uniquement le thème (le Coran) qui fait de l’art calligraphique, un art religieux ?

Pour répondre à ces questions, il faut préciser que si la calligraphie n’avait pas été exploitée en tant que moyen d’expression des notions métaphysiques, elle n’aurait pas dépassé les limites de « technique » et ne serait jamais devenue un art. Il est donc exclu de croire que la calligraphie aurait pu ne pas être utilisée pour l’écriture du texte coranique. Comme nous l’avons déjà évoqué, la présence du livre sacré est à l’origine de l’apparition et du développement de la calligraphie islamique. Il est à noter ici que dans les civilisations où il n’existait pas de liens avec un texte sacré, comparable aux liens existant dans les civilisations orientales, la nécessité du développement de l’art calligraphique n’a jamais été ressentie.

En tout état de cause, dans le monde musulman et dans les civilisations de l’Extrême-Orient, certains textes étaient considérés comme particulièrement sacrés. « Ce caractère sacré signifiait que ces textes étaient porteurs d’une essence pure, invisible et surnaturelle » [Sattâri, p. 71]. Dans ce sens, nous pouvons dire que le premier verset de la sourate LXVIII du Coran (« Le Calame ») est une indication qui pourrait inspirer les humains pour qu’ils réfléchissent aux caractéristiques inconnues de l’écriture et des propriétés occultes des lettres de l’alphabet : « Noun. Par le calame et ce qu’ils écrivent. » Cela a amené les artistes calligraphes musulmans à s’efforcer constamment de créer de nouvelles formes d’écriture. [Ferrier, p. 306]

La réalité du monde spirituel et son lien avec l’expression

Dans la vision traditionnelle du monde, l’existence du monde spirituel est considérée comme une réalité indéniable. « Le sacré est assimilé d’abord au pouvoir ensuite à la vérité. Le sacré est plein d’existence, tandis que le pouvoir sacré signifie la pure vérité, de la continuité et de l’utilité » [Eliade, p. 13]. Dans cette vision des choses, l’artiste calligraphe a des liens avec la vérité du sacré et le monde spirituel. Mais de quel aspect de ce monde sacré la calligraphie se fait-elle l’expression ? Le monde spirituel n’est pas celui des émotions et des sentiments humains. C’est le monde des vérités pures et de la perfection. Dans la vision traditionnelle du monde, le monde spirituel est l’univers des idées où chaque phénomène est représenté dans sa forme la plus parfaite (donc la plus belle). Par conséquent, la vérité serait la beauté absolue. L’artiste qui se tourne vers ce monde spirituel se détache de l’expression des différents aspects de ce bas monde, et se met au service de l’expression de la vérité céleste. Voilà la particularité la plus remarquable de l’art religieux. « L’art traditionnel s’occupe des vérités qui ont des liens profonds avec les traditions dont l’art doit être l’expression esthétique. » [Nasr, p. 495]

Les arts traditionnels sont des arts appliqués et expressifs

Etant donné le statut des traditions en tant que vérités indéniables, les arts traditionnels apparaissent comme des instruments qui répondent aux besoins réels et effectifs de l’humanité. L’art traditionnel est donc dans sa définition un art appliqué. Il est intéressant de savoir que les détracteurs des arts traditionnels s’attaquent exactement à leur vocation utilitaire. En ce qui concerne la calligraphie, ils disent que l’artiste calligraphe se sert des formes statiques et très peu évolutives de l’alphabet pour véhiculer certaines pensées humaine ou ses idées et croyances hiératiques. Ces critiques proposent ensuite l’hypothèse de la suppression des significations sémantiques de l’écriture pour en déduire que dans ce cas, la calligraphie (libérée des conventions sémantiques de l’écriture) révélerait sa juste valeur esthétique fondée sur des formes qui ne signifieraient pratiquement rien. Ils concluent finalement que la calligraphie n’est qu’un instrument à vocation utilitaire pour enregistrer et exprimer les pensées humaines.

Or, dans la vision traditionnelle, l’aspect utilitaire de l’art est sa valeur principale, car il met l’art au service de l’expression de la beauté absolue, c’est-à-dire la vérité absolue. « L’art traditionnel est un art utilitaire dans le sens exact du terme. Mais cette utilité n’est pas au service de l’homme en tant qu’être mortel, mais au service de l’homme dans le sens que l’humain est le lieu-tenant (khalifa) de Dieu sur la terre. La beauté est une nécessité de la vie pour l’homme traditionnel qui en a besoin, il a besoin d’une maison pour s’abriter contre la chaleur et le froid. » [Nasr, p. 496]

La compréhensibilité de la beauté est un moyen pour l’homme qui vit dans une civilisation traditionnelle de sortir de la matérialité de son existence, et de se rapprocher de la divinité. L’homme mortel se tourne ainsi vers la spiritualité en tant que moyen lui assurant son éternité. Le lien qu’il établit avec le monde occulte est un rapprochement de la perfection infinie. Chaque beauté et chaque expérience esthétique permettent à l’homme traditionnel de se rapprocher davantage de la source de l’émanation divine.

L’expression de la beauté est la finalité de l’art calligraphique

L’artiste calligraphe s’efforce de comprendre la beauté. Cette recherche de la beauté prend tout son sens dans une sphère culturelle où la calligraphie est considérée comme un phénomène provenant de la spiritualité. L’artiste se met en quête de la perfection, et pour reproduire les formes calligraphiques, il s’inspire du monde spirituel. En d’autres termes, l’imagination de l’artiste est fortement influencée par l’idée de la reproduction de la beauté absolue : la vérité. Le philosophe et théologien Ghazzâli (1058-1111) écrit que l’imagination ne prend pas les formes et figures du monde des apparences et des sensations, mais s’inspire directement de la source principale des formes et figures du monde céleste. Ghazzâli ajoute que l’expression de la beauté absolue est donc celle de la pure vérité. De ce point de vue traditionnel, « la calligraphie est l’expression de la spiritualité » [Ferrier, p. 306]. Le calligraphe cherche donc la meilleure équation entre les composantes de l’écriture et les formes géométriques. Les particularités esthétiques de son travail font ressortir somptuosité, énergie, mobilité et désir d’émancipation.

La calligraphie créative

Pour montrer que la calligraphie peut être une activité artistique créative et inventive, il faut évoquer plusieurs caractéristiques de son esthétisme.

Innovation

L’art calligraphique est souvent accusé de répéter à l’infini des formes statiques. Certes, ces formes ont évolué pour arriver à une perfection relative, et les artistes n’ont plus la possibilité d’y intervenir pour innover ou inventer [Castera, p. 20]. Il faut admettre que l’art calligraphique est sous l’emprise de la géométrie et des mathématiques. Mais au sein de cette géométrie stable, l’artiste calligraphe dispose d’une marge de manoeuvres qui lui donne la liberté de varier et d’inventer des styles différents. La diversité des écritures islamiques témoigne de la liberté d’action du calligraphe pour exhaler son imagination, sa créativité et son individualité. Mais la nature géométrique de la calligraphie confine ces innovations, et les force à rester dans l’espace défini par les règles mathématiques. Il ne s’agit donc pas d’innovation dans le sens occidental du terme, car dans l’art occidental, l’artiste est autorisé à considérer les choses d’une manière subjective en donnant la primauté à ses états de conscience. Le travail du calligraphe oriental semble plus difficile, car il devra encadrer sa subjectivité par les règles. La créativité et l’individualité sont exprimées à posteriori, lorsque l’artiste calligraphe réussit à montrer sa « sincérité » et sa « dignité ».

Sincérité et dignité

Au-delà des règles techniques, la calligraphie islamique est fondée sur une série de caractéristiques qualificatives. Le calligraphe apprend d’abord les principes techniques de son art. Ensuite, les qualités visuelles de son travail ressortent progressivement de ses œuvres. Il peut arriver à l’étape de la « sincérité » [Mayel Heravi, p. 151], une qualité plus ou moins mystique qui permet à l’artiste de manifester un peu sa subjectivité. Cependant, les signes extérieurs de l’innovation et de l’individualité ne sont pas encore visibles.

L’artiste calligraphe doit ensuite atteindre l’étape suivante, celle de la « dignité ». En s’appuyant à ce qu’il a appris techniquement, le calligraphe a le droit de montrer ses perceptions et idées, en respectant les principes et les caractéristiques des formes stables. L’artiste qui arrive à cette étape n’imite plus son maître. Son œuvre est témoin d’une nouvelle personnalité artistique. L’artiste devra alors « se libérer » de tout ce qui est pompeux et emphatique.

Calligraphie de Alirezâ Barezkâr

Liberté

Un style libéré de tout élément emphatique permet à l’artiste calligraphe d’exprimer son imagination, dans le respect des règles. C’est en atteignant ce stade que l’artiste crée des œuvres originales et inimitables. Le calligraphe n’obéit plus qu’à sa foi. Les mouvements du calame ne répètent plus ce que l’artiste avait déjà appris et longtemps répété, mais une forme perfectionnée et évoluée des formes qui lui semblaient autrefois statiques et éternelles. Plus l’artiste se libère, plus les lignes droites disparaissent dans son œuvre pour céder la place aux courbes. En effet, dans la calligraphie iranienne, l’évolution historique de l’art calligraphique est caractérisée par un mouvement général conduisant les artistes de la ligne droite vers la courbe. C’est une évolution cosmique, car le cercle est le symbole du cosmos (du grec « kosmos », bon ordre), c’est-à-dire l’univers considéré comme un système bien ordonné. Dans la vision traditionnelle, l’homme est un microcosme, un petit univers et une image réduite du monde auquel il correspond, partie à partie. Il a donc la capacité de créer. Les formes calligraphiques évoluées et innovées symbolisent le processus de la création à l’intérieur de l’homme. La technique artistique de l’art abstrait, si cher aux yeux des artistes occidentaux, est alors manifestée dans la calligraphie islamique sous forme d’une abstraction géométrique. Cette expression ne devient possible que lorsque l’artiste arrive à l’étape de la « liberté ». Dans cette vision propre à l’art traditionnel, la créativité, l’innovation et l’individualité ne sont pas perçues à la lumière de la rupture ou la négation, mais dans le sens de la continuité et de la perfection.

Conclusion

L’évaluation des valeurs esthétiques des arts traditionnels en général, et de la calligraphie en particulier, ne serait possible que grâce à la connaissance de la nature et de l’essence de ces activités artistiques. Il est certain que cette connaissance ne peut être comprise selon des références et des critères étrangers à la vision du monde de l’art traditionnel. « La compréhension de l’art calligraphique est rendue possible uniquement grâce à la connaissance des origines culturelles, littéraires, religieuses et historiques de la civilisation au sein de laquelle la calligraphie a évolué. » [Safwat, p. 9] L’objectif de l’historien des arts n’est pas de prouver que les arts traditionnels correspondent ou non aux valeurs et aux critères occidentaux. La comparaison avec ces critères ne serait donc légitime que pour rendre justice à la calligraphie et reconnaître que ses valeurs vont au-delà de son cadre local.

Sources :
- Ayati, Abdol-Mohammad, Mo’allaqât-e Sab’eh (Les Sept Suspendus), éd. Soroush, Téhéran, 1998.
- Eliade, Mircea, Moqaddas va na-moqaddas (Le Sacré et le Profane), traduit en persan par Nasrollah Zangou’i, éd. Soroush, Téhéran, 1996.
- Sattâri, Jalâl, Ramz-andishi va honar-e qodsi (Le mysticisme et l’art sacré), éd. Nashr-e Marzak, Téhéran, 1997.
- Soudâvar, Abol’Ala, Honar-e darbar-hâye irân (Les arts courtisans en Iran), traduit en persan par Nahid Mohammad-Shirani, éd. Karang, Téhéran, 2001.
- Ferrier, R.W., Honar-hâye irân (L’art de la Perse), traduit en persan par Parviz Marzbân, éd. Farzân-e Rouz, Téhéran, 1995.
- Gaver, Albertine, Târikh-e khat (L’histoire de l’écriture), traduit en persan par Abbâs Majd, éd. De la Fondation des recherches islamiques, Mashhad, 1993.
- Mayer Heravi, Najib, Ketâb-ârâ’i dar tamadon-e eslâmi (L’illustration de texte dans la civilisation musulmane), éd. De la Fondation des recherches islamiques, Mashhad.
- Nasr, Seyyed Hossein, Negâre, Honar-e qodsi dar farhang-e irân (Les figures, articles sur les arts sacrés dans la culture iranienne), éd. Sohrevardi, Téhéran, 2001.
- Henfling, Oswald, What is art ? (Tchisti-ye honar), traduit en persan par Ali Râmin, éd. Hermes, Téhéran, 1998.
- Osborne, Harold, The Oxford companion to art, Oxford Claredon Press, New York, 1996.
- Castera, Jean-Mark, Arabesques, ACR Edition, France, 1999.
- Ferrier, R.W., The art of Persia, Yale University Press, Hong Kong, 1999.
- Safwat, Nabil, The art of Pen, The Nasser D, Khalili collection of Islamic Art, Oxford University Press, New York, 1996.
- Khatibi, Abdelkabir & Sijelmassi, The Splendour of Islamic Caligraphy, Thames and Hudson, New York, 1996.


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1 Message

  • L’esthétisme de la calligraphie islamique 31 janvier 2011 15:38, par Julien

    Bonjour,

    et merci pour tous ces beaux articles que vous partagez avec nous lecteurs ; on apprend vraiment beaucoup sur l’Iran et sa culture sous un autre aspect que celui que l’on présente souvent dans les médias.

    Julien

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