Dans la civilisation, quelle est la place de la science (‘ilm) par rapport à la philosophie, et quels sont leurs liens essentiels et historiques ? Dans la Grèce antique, le terme "philosophie" englobait toutes les connaissances et sciences théoriques et pratiques. La philosophie était la science générale. On peut dire que le savoir humain revêt trois formes principales : la connaissance vulgaire, la science et la philosophie. La connaissance vulgaire est celle qui s’acquiert au travers de l’expérience personnelle, de la tradition et du témoignage. Cette connaissance est mêlée de conjectures et d’erreurs ; elle porte uniquement sur des faits particuliers qu’elle se borne à constater sans chercher à les relier entre eux ou à les expliquer systématiquement.

La science, au contraire, d’après Aristote, cherche le comment et le pourquoi. C’est la recherche des causes ou des raisons des choses : elle a pour origine le besoin de comprendre, naturel à l’homme, qui se confond avec sa raison même.

La science se divise nécessairement en des sciences différentes comme les mathématiques, la physique, les sciences naturelles, la morale, les sciences sociales, etc. Toutes ces sciences sont issues de la philosophie qui était la science universelle ; elle peut être appelée ainsi si l’on prend en compte son objet qui est les principes universels, les premiers principes, comme les appelle Aristote, desquels dépendent les principes des sciences particulières.

Platon et Aristote

Si toutes les sciences cherchent les raisons plus ou moins proches des choses, la philosophie cherche les raisons suprêmes des choses ; et c’est justement dans ce sens qu’on peut la définir comme le savoir humain totalement unifié. [1]

La philosophie parle de l’être ou du ne pas être des étants (les objets) et étudie les principes absolus de l’être ; elle ne vise pas les principes et les effets qui concernent un ou plusieurs objets particuliers, tout le contraire des sciences qui traitent toujours d’un ou plusieurs objets et cherchent à leur trouver des principes et des effets. Le discours des sciences ne s’occupe pas de l’être ou du ne pas être des objets. [2]

Dans la pensée d’avant la Renaissance, le regard envers la science était tout à fait différent du regard de l’époque moderne. Pour les penseurs du Moyen-âge tels que Thomas d’Aquin, il existait deux sortes de connaissances distinctes : la sapientia, ou la connaissance absolue et universelle, qui consistait en un discours sur les principes premiers de l’être, et la scientia, ou les sciences particulières. Les sciences particulières dans la pensée d’avant la Renaissance, c’est-à-dire pour les penseurs du Moyen-âge, étaient valables quand elles se basaient sur la science absolue et universelle. [3]

Dans Les philosophes et la science, on peut lire : « Pour certains, la science est l’état d’un sujet connaissant en tant qu’il possède un certain savoir ; d’autres la considèrent comme une activité pratiquée par des groupes de chercheurs ou par une collectivité savante ; d’autres encore la regardent comme un système d’énoncés qui expriment des propositions vraies ; elle est aussi parfois décrite comme une méthode de recherche pour la production de connaissance ou comme un ensemble de disciplines constituées qui déterminent autant de domaines différents du savoir. » [4]

Le rapport entre la philosophie et les sciences particulières a donc toujours été ambivalent, non seulement à l’époque moderne, mais aussi durant la période antique.

Auroux, à propos de la science, précise : « L’usage du terme souffre, de nos jours, d’une ambiguïté profonde. Conformément à la tradition philosophique occidentale, il signifie, avant tout, la forme la plus haute du savoir et de la connaissance humaine. Mais il désigne aussi une forme spécifique d’activité sociale qui, dans les sociétés modernes, est la principale cause productrice des biens et richesses, ainsi que la matrice des modes de gestion des rapports sociaux… Ainsi, le concept de science de la tradition philosophique lie­-t­-il le sujet connaissant à un désir de vérité, qui est un engagement de la personne dans son rapport au monde, tandis que l’activité sociale suppose l’existence de travailleurs scientifiques pour qui la science est aussi une possibilité de carrière. » [5]

Ainsi, le rapport entre la philosophie et une forme de connaissance nommée "science" (au singulier) par les philosophes, tant qu’en Occident que dans le monde islamique, a été ambivalent, au moins jusqu’au XVIIIe siècle.

Jusqu’au XVIIIe siècle, on ne voit donc pas une grande différence entre les termes de "philosophie" et de "science" (au singulier). Pendant cette longue période, on appelait généralement "philosophe" quelqu’un qui décrivait, déterminait ou même avait atteint une certaine sagesse et qui disait quelle connaissance était utile ou nécessaire. Certes, cet idéal de sagesse était défini et compris différemment par chaque philosophe aux différentes époques. Platon, Aristote, Zénon de Citium, Epicure, Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne, Spinoza, Locke et d’Alembert avaient défini de manière différente une connaissance qu’ils nommaient science. Tous ces penseurs ont élaboré ou adopté une théorie de la connaissance, et ont montré en même temps quels rapports existaient entre cette connaissance et leur idéal de sagesse. C’est cela qui permet à Diderot d’écrire en 1750 que philosophie et science sont synonymes.

Quoi qu’il en soit, dans le monde islamique ou en Occident, le plus souvent, ce qui était nommé science (au singulier : science en tant que science) était une connaissance dont l’excellence venait de ce qu’elle était une condition nécessaire à la sagesse, mais aussi de ce qu’elle était la meilleure voie vers la connaissance de la vérité (dans la mesure où celle-ci est humainement connaissable).

C’est en ce sens que nous considérons qu’il n’y avait pas de différence réelle entre le philosophe et celui qui traitait de la science. Et, c’est en considérant cette définition de la science que Pierre Wagner signale : « … (Malgré les) différences extrêmes, ce qui est commun à Socrate et Leibniz est qu’il n’y a pas de réelle séparation, chez l’un comme l’autre, entre science et philosophie. » [6]

Quant à la philosophie de la science au vrai sens de ce terme, c’est-à-dire incluant la réflexion philosophique d’un côté, et la science conçue comme objet de cette réflexion de l’autre, elle ne s’affirme vraiment qu’au cours du XIXe siècle. [7]

Notre but n’est pas de dresser l’inventaire des manières multiples dont on a considéré la science ou les sciences, mais plutôt de réfléchir sur ce que Heidegger avait signalé dans sa conférence inaugurale à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, en 1929, et repris à la même université, en 1935.

Il avait d’abord parlé de deux conceptions de la science, selon lui différentes et opposées en apparence, c’est-à-dire la science comme savoir professionnel technico-pratique et la science comme valeur de civilisation en soi. Il n’en reste pas moins, d’après Heidegger, que ces deux conceptions se meuvent sur la même voie décadente. Il y a une confusion inhérente à l’absence totale de pensée qui va même parfois si loin que l’interprétation technico-pratique de la science reconnaît en même temps la science comme valeur de civilisation, de sorte que dans une égale absence de pensée, toutes deux se comprennent parfaitement bien. Il précise lors de cette conférence : « Les domaines des sciences sont séparés par de vastes distances. Elles traitent chacune leur objet d’une manière foncièrement différente. Cette multiplicité de disciplines ainsi émiettées doit le peu de cohésion qui lui reste à l’organisation technique d’Universités et de Facultés ; et le peu de signification qui lui reste aux objectifs pratiques des spécialités. En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bel et bien mort. » (Was ist Metaphysik, 1929, p.8).

Il ajoute : "La science est aujourd’hui, dans toutes ses branches, une affaire technique et pratique d’acquisition et de transmission de connaissances. Elle ne peut nullement, en tant que science, produire un réveil de l’esprit. Elle a, elle-même, besoin d’un tel réveil." [8] En fait, l’histoire des sciences depuis les Grecs à nos jours est celle des branches de la philosophie qui l’une après l’autre deviennent des disciplines autonomes.

Mais Descartes avait déjà bien dit que toute la philosophie est tel un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences. [9]

Au XXe siècle, le courant philosophique du logical positivism ou logical empiricism, avançait la thèse que les seules questions auxquelles la science (mathématiques et logique inclues) ne pouvait pas donner de réponses, étaient des pseudos questions. Cela impliquait globalement une reconsidération radicale de l’objectif et du contenu de l’activité philosophique d’une part, et la relation entre philosophie et science d’autre part. L’un des pères fondateurs du positivisme logique, Moritz Schlick, déclare : "La science est la poursuite de la vérité, tandis que la tâche propre de la philosophie doit être la poursuite du sens : tout d’abord un effort systématique pour clarifier le sens des concepts scientifiques, les problèmes et leurs solutions proposées, en utilisant les ressources de la logique et l’analyse conceptuelle (d’où le nom de la doctrine)." [10]

Selon ce point de vue, la philosophie traditionnelle est sur la mauvaise voie. Pour une grande part, la philosophie traditionnelle a visé la construction d’une vision ou conception du monde (world view), une série de vraies propositions sur l’ultime structure de la réalité, et à cet égard, est perçue comme une continuation de la science, ou même une superscience, la Reine des Sciences. Cette attitude a généré une suite historique de grandioses mais inutiles systèmes métaphysiques, depuis les Grecs jusqu’à Hegel et au-delà, tous similaires, parce que selon les positivistes, tous sont non seulement faux mais aussi dénués de sens. Ils ont tenté l’impossible, c’est-à-dire qu’ils ont usurpé la fonction de la science et formulé des propositions sur la réalité, alors qu’il leur manquait la méthode empirique requise pour produire la connaissance du monde.

Schlick considère que même si nous admettons que la vraie philosophie doit être une partie de la science, elle devra d’abord se reconnaître, non comme une forme de connaissance sur le monde, mais comme une activité qui tente de découvrir des problèmes scientifiques significatifs ou vrais, pour que les scientifiques puissent les résoudre.

Pour les positivistes, pris au sens large du mot, une proposition est significative quand on peut spécifier les circonstances observables dans lesquelles elle pourrait être vraie ou fausse. La tentative de formuler précisément un tel principe de vérification forme le cœur du programme positiviste.

Leur tentative ambitieuse de discréditer la philosophie a échoué puisque dans tous les cas, la philosophie est inéluctable : même ceux qui affirment qu’en fin de compte, toutes les vraies questions dignes de réponse peuvent être résolues seulement par la science, ne peuvent pas y échapper. Car une telle revendication peut seulement être garantie ou assurée par un argument philosophique. Le fait qu’il y ait des questions, comme "Qu’est-ce le temps ?", lesquelles sont restées sans réponse depuis toujours, montre bien qu’il existe des questions sérieuses à laquelle la science ne peut fournir aucune réponse.

Est-ce que ces questions sont vraiment des pseudos questions ? Quels sont les facteurs que la science prend en compte lorsqu’elle décide quelles questions sont susceptibles de recevoir une réponse et lesquelles ne le sont pas ? C’est là une tâche incombant à l’épistémologie et à la justification de la connaissance. Cela signifie aussi que la philosophie est inévitable, même dans un argument où il n’y a pas de questions auxquelles la science ne peut pas répondre.

* Extrait concis de la thèse de doctorat Rapports entre philosophie, théologie et mystique, soutenue par Seyyed Mortezâ Kârâmouzi le 22 juin 2009 à l’Université Paris I Panthéon­Sorbonne.

Notes

[1Boirac Emile, Cours élémentaire de philosophie, 19e édition, Félix Alcan, Paris 1904, pp. 12

[2Motahhari Mortezâ, Recueil d’œuvres (en persan), édition Sadrâ, Téhéran, vol. 6, p. 64

[3A’awâni, Hekmat va honar ma’navi, Op. cit. p.266 (1- A’awâni, Hekmat va honar ma’navi (Hekmat et arts spirituels), édition Garus, 1994, p.262. En persan le terme ma’navi (de l’origine arabe) vient de ma’nâ qui veut dire le sens ; ma’navi veut dire relatif au sens : intellectuel, moral et immatériel (ant. mâddi qui veut dire matériel. Il signifie également spirituel, sans faisant allusion à l’âme.)

[4Wagner Pierre, (sous la direction de), Les philosophes et la science, éd. Folio/essais, Gallimard 2002, p.9

[5Auroux S., (article), in Les notions philosophiques 2, Op. cit. pp.2312-2313

[6Wagner Pierre, Les philosophes et la science, Op. cit. p.24

[7Wagner Pierre, Les philosophes et la science, Ibid., p.26

[8Heidegger Martin, Introduction à la métaphysique, Collection TEL, Gallimard 2001, p.5960

[9Cité par Heidegger dans ‘Was ist Metaphysik’  ? In Questions l et ll, coll. TEL, Gallimard, p.23

[10Schelick Moritz, The Future of Philosophy, (article in : Balashov Yuri and Rosenberg Alex, (Edited by), Philosophy of Science, Contemporary reading, Routledge Contemporary Reading in Philosophy, 2002, pp. de 8


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4 Messages

  • Science et philosophie 11 mai 2013 19:39, par Guerrier dieunet Louis

    je vous felicite pour votre parfaite travail

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  • Science et philosophie 26 janvier 2015 10:19, par Rosaire Loconon

    Merci pour toutes ces informations !

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  • Science et philosophie 29 décembre 2015 22:01, par Abdou kane

    Bonjour je m’appel Abdou et j’aimerai savoir qu’elles sont le rapport entre philosophie et science et point de divergence et convergence entre la philosophie et la science ?

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  • Science et philosophie 7 juin 2016 13:00, par ibrahima sall

    félicitation pour votre travail,car nous savons que la philosophie est une discipline très complexe.Merci pour ces informations.
    Quelles sont les points de convergences et de divergences entre la philosophie et la science ?

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