N° 66, mai 2011

Les Iraniens du Caucase
Un survol historique


Shahâb Vahdati


Montagnes du Dâguestân

Le Dâghestân, qui signifie "pays de montagne", est situé au nord-ouest des chaînes caucasiennes. Il est voisin, au nord, de la Russie, à l’ouest, de la Géorgie, au sud, à la République d’Azerbaïdjan et à l’est, de la Caspienne. La population du Dâghestân est à 87% musulmane, majoritairement chiite ou sunnite. Les groupes ethniques y résidant sont les Avars, les Aguls, les Rutuls, les Tsakhurs, les Kumyks, les Nogays, les Juifs de montagnes, les Kurdes, etc.

Les guerres irano-russes du début du XIXe siècle furent suivies de l’annexion de vastes territoires iraniens par les Russes. Le Dâghestân fut l’une de ces provinces iraniennes. Cette région est aujourd’hui une république autonome de la Russie avec pour capitale, la ville de Derbent et Makhatchkala comme ville majeure. Le Dâghestân appartint et appartient toujours à l’Orient. Sa culture s’est développée dans des conditions difficiles et complexes, causées par le croisement des trois cultures arabe, persane et turque. Depuis les Sassanides jusqu’aux expéditions de Nâder Shâh (1730-1747), le Dâghestân s’est trouvé au centre des intérêts géostratégiques de la politique iranienne. Le Dâghestân méridional, en particulier la ville de Derbent était sous l’emprise de l’Iran, d’autant plus que les dirigeants et les chefs locaux étaient choisis par les rois iraniens auxquels ils rendaient service et dont ils garantissaient les intérêts sur leurs territoires. Beaucoup de familles iraniennes résidaient au Dâghestân méridional et la langue persane comme moyen de communication en pleine prospérité facilitait les relations commerciales des Dâghestânis avec l’Iran. Derbent était le point de rencontre des routes de commerce, reliant la Russie et l’Europe à l’Iran et de là aux autres pays orientaux.

Carte du Dâguestân

D’après des documents conservés aux Archives centrales de la République du Dâghestân, les Iraniens séjournant dans ce pays y étaient très actifs dans le commerce, ainsi que lors des commémorations du deuil de l’Ashoura et les fêtes du Norouz. Ces Iraniens tenaient particulièrement à leurs coutumes et traditions. L’un de leur commerce le plus prospère était l’achat de soie ou de denrées telles que les couleurs naturelles, l’argent, les tapis et les parfums iraniens et leur vente à Astrakhan, en Crimée et même dans des villes russes plus au nord. Mais les Iraniens n’étaient que l’un des peuples de la région et la culture matérielle et spirituelle des ethnies de la région était et est marqué de pluralisme culturel, d’où elle a toujours tiré sa richesse et ses particularités.

Cependant, la grande majorité des peuples de la région étant iranienne, l’influence de la culture et de la langue persanes a de tout temps été particulièrement remarquable. Le résultat des recherches archéologiques, ainsi que la mise à jour d’épitaphes témoignant de ces échanges économiques, attestent du rôle important de la langue persane et l’influence de l’Iran sur les ethnies de Dâghestân dès avant le Moyen-âge.

Homme et femme daguestanis

D’autre part, avec l’arrivée de l’islam, la culture écrite de l’Orient, riche d’enseignements et d’images fines se répandit dans la région. Une importance spéciale fut désormais consacrée à l’éducation. Il y avait des écoles dans tous les quartiers de la région, même au XIe siècle. A Derbent, des quartiers comme Ashti, Itsari, Akhti, Kubashi, Kumukh, Khunzakh, Oboda ou Sogratl comptaient parmi les centres culturels et religieux, accueillant et rassemblant des maîtres et des savants renommés. La célébrité des centres d’enseignement du Dâghestân attirait d’ailleurs de nombreux étudiants des quatre coins de l’Orient. La littérature persane était très présente avec ses célébrités comme Hâfez, Saadi, Nezâmi, Djâmi, Kamâl Khojandi, etc., et aujourd’hui encore, leurs recueils sont parfois retrouvés dans les vieilles mosquées et les bibliothèques privées des Dâghestânis. La collection des manuscrits persans conservée aux Archives nationales est d’ailleurs unique et jouit d’une pluralité exemplaire de thèmes. Il y existe des œuvres qui concernent la linguistique, la logique, la poésie, la médecine, le soufisme, la jurisprudence islamique (fiqh), l’étude des cultes, l’éthique, la littérature coranique et le Coran avec une traduction sous-titrée en persan. La plupart des textes appartiennent au XVIIe et XVIIIe siècles. Bien que beaucoup de savants du Dâghestân aient eu une maîtrise parfaite des langues turque et arabe, ils ont souvent rédigé leurs ouvrages en persan, langue épistolaire par ailleurs, et beaucoup firent leurs études en Iran. Ali Kabayev, auteur d’une biographie des grands savants dâghestânis, du XVIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, cite ce détail à propos de nombre d’entre eux. Parmi ces savants, le lettré Dabir Ghâzi, auteur d’un dictionnaire littéraire contenant les œuvres de Ferdowsi, Anwari, Nezâmi Ganjavi (son compatriote persan), Nassireddin Toussi, Arâghi, Salmân Sâvoji, Djâmi et les autres. Pour élaborer ce dictionnaire, Dabir Ghâzi profita des textes historiques, des divâns des poètes mêmes, des mythes, contes et récits, énigmes ou renseignements glanés lors d’entretiens avec des savants de langues différentes. Il fut lui-même un poète talentueux qui écrivait des poèmes en avar, en arabe et en persan. Grand connaisseur de la littérature persane, il sut faire une belle traduction en avar des poèmes de Saadi et de ses propres poèmes en persan. Parmi les savants d’expression persane du Dâghestân au XIXe siècle, il y eut également un médecin, sans pareil selon le jugement de Kabayev, Firouz Mohammad Kâzem Darbandi, auteur de nombreux ouvrages littéraires. On peut également citer le nom de poètes dâghestânis tels que Mirzâ Karim Kiâii, Mirzâ Mohammad Ghomri, Mirzâ Ahmad Akhound et Hassan Alghâderi.

D’autre part, les Persans furent aussi influencés par cette région. Il y avait par exemple des relations amicales et artistiques entre les savants et les hommes de lettres du Dâghestân. En la matière, le cas d’Abdorrahim Talbov (1834-1911), écrivain et intellectuel iranien, est particulièrement à citer. Ayant vécu plus de cinquante ans à Timur Khan, au Dâghestân, il s’efforça de développer l’éducation, en ouvrant de nouvelles écoles et procurant des livres et des matières d’études ; il fut membre d’honneur des conseils institutionnels, des centres d’éducation et de bénévolat.Talbov a écrit l’intégralité de son œuvre lors de son demi-siècle de séjour au Dâghestân. Cette contrée accueillit également d’autres et écrivains, poètes, commerçants et intellectuels iraniens, dont Mohammad Hossein Assadov qui joua un rôle important dans la publication et la distribution des livres pour les habitants du Dâghestân et du Caucase du nord.

Mur d’une citadelle sassanide à Derbent, Dâguestân. C’est la seule qu’il reste aujourd’hui

L’arrivée d’ouvriers immigrants iraniens au Dâghestân durant la deuxième moitié du XIXe siècle eut une forte importance dans la diffusion de la langue persane dans la région. Selon les recensements officiels, entre les années 1891-1905, les noms de 15.000 à 62.000 immigrants iraniens furent enregistrés au Caucase. Les Iraniens composaient le quart des ouvriers dans les transports. Beaucoup d’entre eux firent du Dâghestân leur lieu de résidence permanente, s’y marièrent et devinrent plus tard des citoyens russes. Le Dâghestân fut leur patrie adoptive. D’après le comité de recensement du Dâghestân, les Iraniens vivaient principalement dans les ports, comme Makhachkala, Timur Khan ou Samour. Certains d’eux étaient agriculteurs. Ils louaient des terres et les cultivaient. On trouvait également parmi eux de simples ouvriers, des boulangers, des cordonniers, des horlogers, des religieux, des couturiers, des commerçants, des vendeurs et des enseignants. Ils possédaient des fabriques et des chantiers, par exemple l’usine de tabac du Dâghestân, la confiturerie de Firouzeh, ainsi que les usines de production de briques ou de savons, qui appartenaient principalement aux Iraniens de Makhachkala. L’apprentissage du persan commença officiellement en 1849 au Dâghestân et on venait des quatre coins du Caucase pour l’apprendre. Les enseignants iraniens travaillaient dans les écoles islamiques de langue russe. L’une de ces écoles avait été fondée par un Iranien, Malek Mashdi Babayev, à Makhachkala. Iranien d’origine, ce dernier dépensa tous ses revenus pour le développement de cette école qui devint la plus célèbre en son genre. On peut aujourd’hui encore retrouver les noms des Iraniens dans les listes familiales de Makhachkala, Derbent ou autres. Ces Iraniens avaient parfois également des positions officielles et étaient fonctionnaires de l’Etat en tant que citoyens dâghestânis. La présence de ces Iraniens et leur réussite sociale n’est finalement que l’une des preuves de la convergence historique et culturelle entre les peuples de la région.

Bibliographie :
- Vladimir Taranenko, Istoria irantsev b kafkaze, Kiev, éditions Krasnaya Zviozda, 1998.
- Mahmoud Roshan, Revue mensuelle Tchista, « Irâniân dar tab’id », (Les Iraniens en exil), 2007.
- Madjid Atashi, Journal Etela’at, « Negâhi be ânsouye Aras », (Un regard vers l’au-delà de l’Araxe), août 2008.


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