N° 22, septembre 2007

Représentation de l’angoisse de Schopenhauer dans les œuvres de Gide et Hedâyat


Roghayeh Haghighat Khâh


Au moment où Adam et Eve sont exclus du paradis à cause du péché originel, ils font l’expérience du sentiment de l’angoisse en face de l’interdiction et du châtiment. De nos jours, ce sentiment est dissimulé sous le masque de l’anxiété ; un terme nouveau, tenu pour être la conséquence de la douleur et du désespoir expérimentés dans l’existence.

Constituant la base essentielle de notre recherche, le terme de l’angoisse sera d’abord analysé du point de vue de Schopenhauer. Influencé par Kant, Platon, Sénèque, Descartes, Schiller, Gœthe, Shakespeare ainsi que par la philosophie hindoue, il influença à son tour de nombreux écrivains tels que Nietzsche, Freud, Maupassant, Zola, les frères Goncourt, Tolstoï, Flaubert, Taine, Bergson, Strinberg, Tchekhov, Dostoïevski, Keyserling, Conrad, Wittgenstein, Mann, Borges, Beckett, Kantor, Th. Bernard, Proust, Gide, Hedâyat, les poètes symbolistes et les existentialistes.

Arthur Schopenhauer

En premier lieu, l’idée de Volonté chez Schopenhauer est considérée comme étant le fondement du sentiment d’angoisse et du pessimisme. La Volonté est considérée comme une énergie, une puissance impérissable qui exerce son influence sur l’homme sans que celui-ci ait la capacité d’y renoncer. Puissance aveugle, la Volonté irrationnelle est tenue pour cause essentielle des sentiments négatifs tels que la peur, l’ennui et la souffrance. Selon Schopenhauer, l’homme vit dans un monde qui est l’image d’une Volonté malheureuse. Il croit, de cette façon, à l’absurdité du monde, un lieu où les êtres humains, où les coupables se réunissent. Dans cette situation inquiétante et au milieu de ces souffrances, l’homme ne peut que penser à la mort, qui reste le refuge ultime.

Dans une certaine mesure, Schopenhauer est le fondateur du pessimisme européen. Il préfère la tragédie qui représente les malheurs de la vie humaine et l’idée de la mort est constamment présente dans ses écrits. Elle est pour lui un recommencement et non une fin. A ses yeux, le suicide constitue une affirmation de l’individualité. Celui qui se suicide ne veut pas nier la réalité de la vie mais souligne seulement que l’homme est insatisfait de son environnement. L’idée de destin est donc ici centrale.

André Gide

Selon ses propos, l’homme est l’esclave du vouloir-vivre et de ses désirs. Puisque l’homme est obnubilé par son vouloir, sa vie est constituée de souffrance, celle-ci étant considérée comme résultant du désir et de l’ennui. Il aspire dès lors à se sauver de la tyrannie de la pesanteur, c’est à dire du poids du temps. Ses désirs l’aident à ne plus penser à la force destructrice de ce dernier. Par conséquent, pour Schopenhauer, le désir ne peut être que synonyme de souffrance. L’être humain se fixe des buts illusoires lui permettant de combler le vide et l’ennui, cependant, la chose désirée perd peu à peu son attrait, le même désir renaît sous une autre forme… Ce cycle se répétant inlassablement jusqu’à sa mort. Selon lui, la vie de l’être humain est constituée des désirs non satisfaits. A l’encontre de Fichte qui considère cette question comme l’une des raisons du bonheur, il la tient pour la cause essentielle du malheur. Ainsi, chez Schopenhauer, même le thème du bonheur apparaît comme étant un élément négatif, puisqu’il est la satisfaction d’un désir quelconque. Le passé, le présent et l’avenir même ne peuvent apaiser les souffrances de l’homme puisque le premier est loin, le deuxième est en train de fuir et le dernier est inaccessible.

Comme nous l’avons souligné, de nombreux écrivains ont été influencés par son œuvre. A titre d’exemple, on peut constater dans les œuvres de Gide que le domaine de la souffrance est lié aux idées de désir et de satisfaction, ainsi qu’à l’ennui. Pour échapper à l’ennui, il propose à ses personnages de faire un voyage dans un ailleurs, un Au-delà demeurant provisoire et précaire. A ce titre, une des obsessions de ses personnages est de sortir de la morale, ce qui cause une sorte de paradoxe qui ne peut aboutir qu’à la souffrance.

L’une des caractéristiques les plus frappantes des œuvres de Gide est de produire chez son lecteur une vive impression mélancolique. Ce dernier pourra ressentir l’envie de renoncer à tout ; sa famille, son pays, et même à lui-même. Le thème de la vie et de la mort est également omniprésent dans ses œuvres. La mort met ses personnages dans une situation assez trouble, qui les menace continuellement, et contre laquelle tous leurs efforts demeurent vains. Elle est partout et surgit à n’importe quel moment. Une sorte de pessimisme féerique à l’encontre duquel personne n’est à l’abri traverse ses œuvres. A l’instar de Schopenhauer, il avertit le lecteur à plusieurs reprises contre la douleur que représente le fait que nous marchons implacablement vers un avenir dont nous n’avons pas la moindre connaissance.

Sadegh Hedâyat

Sâdegh Hedâyat fut l’un des écrivains iraniens qui représenta le mieux ce courant pessimiste, et dont l’œuvre est imprégnée des idées de Schopenhauer. Ecrivain, satiriste et fondateur du réalisme romanesque, Sâdegh Hedâyat rédigea de nombreuses nouvelles en persan qui furent notamment traduites en anglais, français, arabe et espagnol. S’insérant dans le courant pessimiste initié par Schopenhauer, Hedâyat démontre à son tour dans son œuvre l’absurdité de la vie. La solitude, la mort et le néant constituent les thèmes principaux de ses livres. Il admire les quatrains d’un libre penseur tel que Omar Khayyâm qu’il interprète en suivant les idées de Schopenhauer : les hommes recherchent les joies terrestres pour oublier l’angoisse de la vie, tout en sachant que tout effort pour se soustraire à ce sentiment d’angoisse demeurera vain. Comme Schopenhauer, il considère l’amour, l’instinct sexuel et le vouloir-vivre comme les causes principales de la souffrance. Dans L’Abîme et autres récits, il évoque les deux causes de la souffrance de l’homme : le fait de naître et le "vouloir-vivre ". C’est pourquoi, il se définit de la façon suivante : "Ni d’ici ni d’ailleurs, chassé de là, non arrivé là" [1].

Il finit par se suicider au gaz, acte auquel on a attribué de multiples causes. Pour certains, son suicide serait lié à sa conviction profonde concernant l’absurdité de la vie. Cet écrivain engagé, démystificateur et impudique souffrait en effet d’un profond mal de vivre. Il aurait considéré la répétition des mêmes actes dans le monde absurde, tout en essayant de diminuer la distance entre la vie et le néant par le suicide. D’autres estiment que sa décision aurait été motivée par son désir de fuir l’ennui et la monotonie de la vie, joint au sentiment qu’il ne pouvait plus rien faire pour la société et pour ses semblables. Le héros d’Enterré vivant, Extrait des notes d’un fou écrit : "Non, personne ne prend la décision de se suicider ; le suicide est en certains hommes ; il est dans leur nature, ils ne peuvent pas y échapper". Ainsi, une sorte de destin funeste poursuit la plupart de ses personnages. Végétarien, affectionnant beaucoup les animaux (à l’instar de Schopenhauer), souscrivant aux idées majeures du nihilisme, il ne se maria pas. Refusant la vie, il courut vers la mort comme un refuge, un berceau. Il croyait fermement à la justice sociale et évoqua dans un grand nombre de ses nouvelles la dégradation des conditions de vie de sa génération. A travers les textes littéraires romantiques sur la mort, où il fait éloge du néant, il décrit l’impossibilité de s’enfuir. Dans S. G. L. L., il peint la société dans 2000 ans, décrivant un monde où la science est arrivée à résoudre tous les problèmes, et à assoiffer tous les besoins sauf la dimension fondamentalement ennuyeuse d’une vie absurde.

Schopenhauer avait cependant proposé des solutions pour échapper à l’angoisse de la vie. Une première était le renoncement au monde, comme on peut le voir chez les bouddhistes ou certains mystiques. Il considérait que l’ascétisme, la mortification, le renoncement aux biens du monde ou une "non-volonté" pourrait garantir le bonheur de l’être humain. Une deuxième solution reposait sur la contemplation de la nature, une contemplation esthétique et métaphysique qui permettrait à l’homme, en s’aidant de son intellect, d’atteindre les "Idées", selon une terminologie platonicienne. Enfin, il considérait que l’art, à l’instar de architecture, pouvait aider l’homme à oublier l’aspect tragique de la vie et à se libérer du piège de la Volonté en lui faisant découvrir la beauté.

Concernant l’accès à la vérité de l’homme, Gide présente également le thème du renoncement. En évoquant Œdipe, il propose à l’homme de "renoncer à ses biens, à sa gloire, à soi-même" pour s’échapper à l’angoisse. Ce qui le distingue cependant des deux auteurs évoqués, est que de son point de vue, il faut profiter de son énergie et du présent sans penser à la pitié, aux faibles ou aux vertus chrétiennes, à l’image du surhomme dont parle Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Reste que d’après Hedâyat, l’homme souffre à cause de ses désirs. Croyant à la fatalité du destin, il tient le suicide comme la seule solution. La mort est pour lui synonyme de bonheur. Comme la plupart des personnages, il décide de se suicider, de retourner à son origine, au paradis perdu qu’il cherchait.

Bibliographie :
- ISHAGHPOUR Y. , Tombeau de Sadegh Hedayat, Ferrago, 1999.
- JACCARD R, Sadegh Hedayat douanier du désastre, , Le Monde, 9 août 1991.
- SCHOPENHAUER A. , Le Monde comme Volonté et comme Représentation, P. U. F. , 1966.
- www. Jose-corti.fr/sommaires/œuvres.htm
- www. sadeghhedayat.com

Notes

[1Cité par Ishaghpour, Extrait de Sadegh Hedayat douanier du désastre par Roland Jaccard, Le Monde, 9 août 1991.


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