N° 76, mars 2012

De la musique avant toute chose !


Rouhollah Hosseini


Vint le printemps des esprits

Ô jeune branche danse !

Dansez ô le sucre, ô le Caire !

Car Youssef vient d’entrer (…) [1]

Un aspect marquant de l’œuvre poétique de Mowlânâ est son caractère musical. La musicalité est en effet manifeste, particulièrement dans ses ghazals (odes), fruits de sa rencontre avec Shams Tabrizi, laquelle enflamme la raison du célèbre docteur en théologie de la ville de Konya et donne naissance à son premier recueil poétique : Divân-e Shams. Une œuvre importante de la littérature mystique persane où la poésie fait unité avec la musique. Mowlânâ, au dire des historiens de notre littérature, change, suite à cette rencontre, de mode de vie, abandonne ses cours de prédication pour se vouer au samâ’ [2]. La musique tourmentée du ney et le chant désolé du rôbâb prennent alors la place du bruit et du vacarme de la madrasa [3], et une symphonie voit le jour, à l’image des symphonies romantiques de Beethoven, où « tout chante et tout entend ; il y a le tumulte des nuages et de la brise, le murmure des arbres et des fleurs » [4].

C’est le printemps à Konya. Tout le monde est au marché lorsqu’un jeune homme passe avec sur le dos la peau d’un renard qu’il veut vendre : « Delkoû ! Delkoû ! », crie-t-il. Tout près, Mowlânâ est assis devant la boutique d’un ami, Salâheddin. Il entend le cri qui lui rappelle le mot del (le cœur) ; il s’enivre de vin mystique et se met à danser au milieu de la rue, en battant des mains et en gambadant. Il chante à son tour :

Dêl koû ? Dêl Koû ? Dêl Az Kôjâ ? Ashêghô Dêl !

Zar Koû ? Zar Koû ? Zar az Kôjâ ? Moflêsô Zar ! [5]

C’est, entre autres, une histoire racontant la passion et la confusion du célèbre théologien prêcheur de Konya, qui abandonne la vie de sage qu’il menait pour devenir le poète agité et tourmenté du Divân-e Kabîr. Où le texte est frappé du sceau de la fureur entraînant son auteur dans le lieu de non lieu (Lâmakân), vers des cieux marqués par le rythme et la musique des assonances et des allitérations, qu’il enchaîne dans le seul but de s’unir à l’Un, de s’anéantir dans l’existence de l’Aimé. Car pour Mowlânâ, la musique et la danse sont des voies qui mènent à Dieu.

Danse du samâ’ des mevlevis de Konya, supplément turc 127, fol. 7v

La musique est pour ainsi dire d’une importance majeure dans l’œuvre de ce poète. Elle s’y fait une place de choix en se faisant passer pour le paradigme idéal des arts. Le prologue de son Masnavi, où, selon Shâyegân, « est le condensé de toute la pensée du poète » [6], fait preuve du recours de la littérature à la musique, appelée à prendre la place du verbe pour émettre les plaintes douloureuses de son auteur : « Écoute le ney [7] et le récit qu’il raconte (…) ». Commence alors la musique où la parole devient impuissante à exprimer. Et si elle est si chère au poète, c’est parce qu’elle est, pour lui, « la parole la plus profonde de l’âme » [8]. Seul le langage de la musique est à même d’exprimer l’Amour :

Bien que la langue soit puissante à rendre cet air

L’amour manquant le verbe cependant est plus clair

L’œuvre poétique de Mowlânâ peut être effectivement conçue comme le point de rencontre, ou bien de collaboration effective entre l’art de la poésie et celui de la musique. Le chant, la poésie, l’harmonie, la mélodie et la voix, sont autant de notions et de genres qui s’y croisent, sous le signe de l’analogie et de la fusion. La musique informe cet univers. Toute son œuvre en palpite. Dans le quatrième Livre du Masnavi, il écrit :

Est le chant des passages de l’univers

Cette musique que le peuple fait accompagner

Et de sa voix et du tambour

La présence de la musique est, dans cette poésie, manifeste de façon thématique et structurelle. Elle touche les vers à l’intérieur et à l’extérieur. À l’intérieur, les vers sont marqués par des assonances et des allitérations qui répartissent les échos phoniques, et à l’extérieur, les poèmes ont comme caractère distinctif la diversité et le dynamisme des systèmes métriques [9], lesquels donnent aux vers un rythme accéléré ou khizâbi [10]. Ce qu’on trouve dans la plupart de ses textes, et particulièrement dans le Divân-e Kabîr :

J’étais mort, je suis vivant ; je mourrais, je suis riant

Grâce au bonheur de l’amour, je vivrai pour toujours !

Nous pouvons également trouver dans son texte les noms de bon nombre d’instruments de la musique iranienne : Daf, Nêy, Rôbâb,Târ, Tanboûr, etc. Il nous apprend d’emblée qu’il connaît bien le répertoire de notre musique classique avec toutes ses parties : dastgâh [11], gûsheh, pardeh [12], darâmad [13], etc. :

Ô lyre, je désire entendre dans les pardehs d’Ispahan

Je souhaite entendre cette plainte douloureuse et tendre

Dis un bon chant dans le pardeh de Hêjâz

Je suis une huppe désirant le chant de Salomon

(…)

Et, dans la même veine, enthousiasmé et confus, le poète continue à déployer son savoir sur les particularités de la musique iranienne. Le grand poète et critique contemporain, Shafi’i Kadkani estime que « depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, aucun poète ne se trouve dont l’œuvre présente ce niveau d’harmonie et d’accord avec le système universel de la musique, qu’on trouve dans celle de Mowlânâ ». Ce dernier a fait la connaissance de la musique très tôt, quand il fut obligé de quitter avec sa famille son pays natal pour Bagdad. Selon Zarrinkoûb, « il s’est familiarisé avec les mélodies et les gushehs de la musique classique à travers les chants que fredonnait le gardien des chameaux et le ney dont jouait le chanteur de la caravane ».

Mevlevis en train de pratiquer le samâ’, 32x22 cm

Notons pour finir que cette célébration, voire cette vénération de la musique trouve ses origines dans les cultes millénaires de l’Iran antique [14], dont les traces sont présentes dans le mysticisme de Mowlânâ. Ce dernier était également un musicien et jouait du rôbâb. Il connaissait si bien cet instrument qu’il s’est même permis d’apporter quelques changements dans sa structure. Il jouait lui-même du rôbâb lors des samâ’, où ont vu le jour ses œuvres les plus fameuses : ses odes. Celles-ci étaient, répétons-le, récitées dans un état d’extase. Elles étaient donc d’une nature improvisée, d’où les quelques maladresses que l’on trouve dans leur forme. Car le poète ne respecte pas toujours dans son texte les règles métriques de la poésie classique. Pourtant, c’est le caractère musical des vers qui attire, au premier chef, l’attention du lecteur, avant que ce dernier porte son attention au sens, ce dernier tout aussi important. Sur la musicalité des vers, nous pouvons enfin dire qu’ils semblent tenir chacun à la main un tambourin avant d’entrer sur la scène du poème :

Ô désirs de mon cœur, viens et viens et viens et viens !

Ô mon souhait, mon amour, viens et viens et viens et viens !

Voilà la conjonction parfaite de la poésie et de la musique. Il reste à souligner que la musique ainsi que la danse participent au projet du poète dans sa quête de vérité : cette dernière se donne seulement à qui peut sortir de soi-même. La musique et la danse contribuent en effet à l’arrachement du soufi aux contingences du monde physique et le conduisent à plonger dans l’univers de l’esprit.

Notes

[1Shafi’ï Kadkani, M, Ghazals de Shams, poèmes choisis, Téhéran, 1379, ghazal n°43, p. 56.

[2Une danse circulaire dans laquelle des derviches tournent autour d’eux-mêmes.

[3Voir Forouzânfar, B, La vie de Mowlânâ, Ed. Tiregân, Téhéran, 1380, pp. 65-82.

[4Zarrinkoûb, A, Bâ Kârévân-e Holleh, Téhéran, 1374, 9ème édition, p. 236.

[5Où est le cœur ? Où est le cœur ? D’où le cœur ? L’amant et le cœur !

Où est l’or ? Où est l’or ? D’où l’or ? Le misérable et l’or ! (anecdote relatée dans Manâgheb al-‘Arêfïn, Tome 1, p. 154.)

[6Shâyegân, D., Les illusions de l’identité, Paris, éd. Du Flin, 1992, p. 37.

[7Littéralement le roseau ; c’est en effet une longue flûte droite, dont la connotation mystique en fait un instrument important de la musique classique iranienne.

[8Propos empruntés à Romain Rolland.

[9Ozâné arouzï.

[10Kadkani, op.cit. p. 24.

[11L’une des douze divisions de ce répertoire qui est à son tour composé de bon nombre (plus de deux cents) de courtes mélodies qu’on appelle gusheh.

[12L’intervalle entre deux notes (équivalant au ton en français).

[13Introduction.

[14Les racines de la musique iranienne plongent dans les temps très anciens, à ce que nous disent les recherches archéologiques des régions telles que Suse et Elam, au sud de l’Iran. On jouait en effet de la musique lors des cérémonies religieuses, pour rendre hommage aux divinités ou lors des enterrements. Avant l’islam, le livre sacré des Zoroastriens, l’Avestâ, était entre autre une source importante d’où l’on tirait des mélodies, marquées à ce titre par la spiritualité. La musique mystique iranienne remonte donc elle aussi aux temps anciens. Il reste à noter que la culture iranienne présente une ambivalence vis-à-vis de la musique. Cette dernière est en même temps vénérée et rejetée pour des raisons religieuses ; elle est considérée avec suspicion par l’islam, car elle affaiblit la raison, dit cette religion. Ce constat n’empêche cependant pas que nombre de personnalités religieuses, telles qu’Avicenne ou Fârâbi, et Mowlânâ aient été des adeptes mais aussi des théoriciens de la musique.


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