N° 76, mars 2012

Les contes enchâssés dans le Mantiq al-Tayr de ‘Attâr et le Masnavi de Mowlavi


Djamileh Zia


Hamid-Rezâ Tavakoli, professeur de littérature persane à l’Université de Semnân, a analysé les contes du Mantiq al-Tayr (La Conférence des Oiseaux) de ‘Attâr et du Masnavi de Mowlavi au cours de trois conférences qui ont eu lieu en janvier 2012 à Shahr-e Ketâb (Book City) à Téhéran. La structure du Mantiq al-Tayr ressemble à celle des Mille et Une Nuits : il y a une histoire principale, qui est le cadre du récit, dans laquelle d’autres histoires sont incluses. Mowlavi, qui dit lui-même être un admirateur de ‘Attâr, utilise lui aussi des contes enchâssés dans son Masnavi mais d’une façon plus complexe. Cet article est un résumé des propos de M. Tavakoli lors de ses trois conférences.

Les contes enchâssés sont une forme de narration très ancienne en Iran.

La forme narrative qui utilise des contes enchâssés existe en Asie depuis des millénaires. Certains chercheurs pensent qu’elle a pour origine la littérature sanskrite indienne. L’un des exemples les plus célèbres de cette forme narrative est Les Mille et Une Nuits. Rappelons que ce livre contient des contes très probablement indiens à l’origine, remontant au moins au IIIe siècle ; ces contes ont atteint l’Iran par voie orale et y ont été écrits pour la première fois et compilés dans un livre intitulé Hezâr Afsâneh (Les Mille Contes) au cours de la période préislamique ; après la conquête de l’Iran par les musulmans, ils ont été propagés dans les pays arabes et ont été adaptés à la culture de ces pays pour devenir le roman des Mille et Une Nuits tel que nous le connaissons aujourd’hui. D’autres recueils, eux aussi d’origine indienne (par exemple le Livre de Kalila et Dimna traduit en persan au cours du règne de Khosro Ier, roi sassanide, en 570, ou le Jâtaka qui est un recueil de contes à propos des vies antérieures du Bouddha) sont des contes et des fables successifs.

Certains chercheurs pensent que les contes enchâssés ont vu le jour non pas en Inde, mais en Mésopotamie et en Egypte. Quelle que soit l’hypothèse retenue pour le lieu d’origine des contes enchâssés, il est clair que les Iraniens connaissent et utilisent cette forme narrative depuis très longtemps. ‘Attâr, poète mystique iranien du XIIe siècle, a utilisé cette forme de narration dans plusieurs de ses œuvres dont le Mantiq al-Tayr (traduit en français sous le titre La Conférence des Oiseaux).

Dar andisheh-ye Simorgh (En pensant au Simorgh), œuvre de Farhâd Rafi’i, acrylique

Les contes enchâssés dans leMantiq al-Tayr de ‘Attâr

La structure narrative du Mantiq al-Tayr ressemble à celle des Mille et Une Nuits : il y a une histoire principale dans laquelle d’autres histoires et contes sont inclus. L’histoire principale est celle du voyage d’un groupe d’oiseaux qui désirent rencontrer le Simorgh, l’oiseau légendaire dont la huppe leur a parlé, mais ils hésitent devant les difficultés du voyage. ‘Attâr a méticuleusement choisi le thème et l’emplacement des contes et des récits enchâssés dans cette histoire principale afin de créer chez le lecteur un effet précis ; en effet, ces contes et récits ont pour but de modifier, étape par étape, l’état d’esprit du lecteur. Les récits métaphoriques et les contes sont toujours utilisés dans la tradition mystique persane pour créer cette modification chez le lecteur et initier ce dernier au cheminement mystique. Les récits et les contes enchâssés dans l’histoire principale du Mantiq al-Tayr ne sont donc pas ajoutés par ‘Attâr par hasard ; chacun d’eux ajoute des éléments précis à l’histoire principale. Il faut noter que la quasi-totalité de ces contes est racontée au cours du dialogue qui a lieu entre les personnages de l’histoire principale, c’est-à-dire la huppe et les autres oiseaux ; mais ce n’est que la huppe qui raconte des histoires ; les autres oiseaux écoutent. La huppe est le guide des oiseaux dans ce voyage initiatique, et il raconte à chacun d’eux une histoire en rapport avec ce qu’ils pensent ou ressentent. Les modifications qui se produisent dans l’état d’esprit des oiseaux sont justement liées aux histoires que la huppe leur raconte, et le lecteur, qui s’identifie aux oiseaux, est lui aussi sous l’effet de ces récits, et change au fur et à mesure. Au seuil du lieu où vit le Simorgh, la huppe se tait et c’est un autre personnage qui raconte les dernières histoires du Mantiq al-Tayr, ce qui symbolise le fait qu’à partir de cette étape, la huppe n’est plus le guide.

Le thème des contes enchâssés du Mantiq al-Tayr est en harmonie avec chacune des étapes mystiques symbolisées par les sept vallées que les oiseaux doivent traverser pour arriver au Simorgh. Il existe donc à chaque fois un lien entre le conte enchâssé et l’histoire principale. Ce voyage initiatique est donc un voyage intérieur, qui n’est possible que par les modifications que chaque récit provoque chez le lecteur. La structure du Mantiq al-Tayr est donc très précise et ‘Attâr a très probablement réfléchi à l’ensemble de ce recueil dans sa globalité, avant de le composer.

Hamid-Rezâ Tavakoli

Les contes enchâssés dans le Masnavi de Mowlavi

On peut voir clairement l’influence décisive de l’œuvre de ‘Attâr dans le Masnavi de Mowlavi, tant pour le choix des thèmes abordés que pour l’utilisation d’histoires et de contes enchâssés. Mais Mowlavi va au-delà des règles de la narration utilisées par son prédécesseur ; la succession des histoires du Masnavi et leur enchevêtrement sont beaucoup plus compliqués que dans toutes les œuvres littéraires classiques persanes et font du Masnavi une œuvre exceptionnelle. Ceci est dû à la personnalité de Mowlavi : il accepte les cadres préétablis mais refuse de s’y cantonner et les dépasse par sa créativité. C’est ce que l’on voit entre autres dans sa façon d’utiliser les contes enchâssés.

On peut noter quatre points essentiels à propos des contes enchâssés du Masnavi :

1-Mowlavi utilise tous les genres de contes enchâssés qui existent, à savoir des récits inclus dans une histoire principale, des récits qui se suivent et ont un lien entre eux, et des récits parallèles (qui sont rarement utilisés dans la littérature persane classique) où deux récits sont racontés de façon parallèle, le narrateur racontant tantôt l’un tantôt l’autre.

2-Mowlavi commence souvent une nouvelle histoire de façon soudaine, sans préliminaire, et le lecteur est surpris.

3-Mowlavi relie les histoires du Masnavi d’une façon complexe et créative.

4-Mowlavi n’utilise pas un cadre narratif précis et répétitif ; il invente une nouvelle façon de raconter pour chaque histoire.

La huppe enseignant aux oiseaux le chemin vers leur Roi, œuvre de Habib Allah inspirée du Mantiq al-Tayr de ’Attâr

Souvent, les histoires du Masnavi, même quand elles semblent indépendantes les unes des autres, ont en fait des liens profonds entre elles ; ainsi, le lecteur qui lit le Masnavi ne ressent pas de discontinuité dans cette œuvre. C’est l’un des aspects exceptionnels du Masnavi, car on sait que Mowlavi n’a pas composé le Masnavi d’une façon continue ; il y a eu par exemple deux ans d’interruption entre la composition du premier et du deuxième Livre du Masnavi, et pourtant, les liens entre la fin du premier et le début du deuxième Livre sont très forts. Parfois, Mowlavi commence une histoire dans un Livre et la poursuit dans les Livres suivants du Masnavi, après avoir raconté entretemps d’autres histoires. Parfois, il y a des liens entres deux histoires qui ne se suivent pas. De plus, Mowlavi évoque parfois, dans une histoire qu’il est en train de raconter, les histoires qu’il a racontées auparavant. Cette structure du Masnavi n’a pourtant pas été réfléchie d’avance, car on sait que Mowlavi composait les vers du Masnavi de façon spontanée.

Une autre caractéristique des récits du Masnavi est que souvent, elles ne se terminent pas de façon nette ; Mowlavi joue avec les frontières des histoires : il en commence une avant que la précédente ne se termine ou reprend une histoire alors qu’il vient de la terminer, et parfois, il ne termine même pas l’histoire. Le Masnavi a ainsi la caractéristique d’être un texte continu et en même temps en suspens, en particulier à la fin, car la dernière histoire du sixième Livre et le dernier récit enchâssé dans cette dernière histoire ne sont pas terminés, alors que dans cette fin du sixième Livre, Mowlavi évoque les thèmes du début du premier Livre. En fin de compte, on peut dire que toutes les histoires du Masnavi sont des récits enchâssés dans une histoire principale, qui est le neynâmeh (c’est-à-dire les dix-huit premiers distiques du Masnavi) où Mowlavi parle de la douleur d’être séparé de son origine et du désir d’y retourner.

Enluminure ayant pour thème un poème de Mowlavi, Rezâ Badrossamâ

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