N° 78, mai 2012

Le caviar de la mer Caspienne
Entretien avec Armen Petrossian


Mireille Ferreira


La Maison Petrossian c’est d’abord, pour les Parisiens, l’élégante boutique bleue du boulevard de la Tour Maubourg, proche du Musée du quai Branly, lieu du dialogue des cultures du monde, symbole d’une grande force pour cet établissement créé en 1920 par deux pionniers du caviar, originaires du Caucase devenu hostile aux Arméniens qu’ils étaient. C’est aussi, de nos jours, 15 à 20% du caviar – et du meilleur – consommé dans le monde, présenté dans les boîtes bleues décorées du navire désormais célèbre. Armen Petrossian a bien voulu, pour La Revue de Téhéran, raconter cette aventure familiale hors du commun, qui débuta voici cent ans sur les rives de la Mer Caspienne, ainsi que l’histoire et les enjeux, pour la survie de l’espèce, de la pêche à l’esturgeon.

Bakou - Coll. Petrossian-Mailoff

Mireille Ferreira : Quels furent, à l’origine, les rapports des Arméniens, en général, et de votre famille, en particulier, avec l’Iran et la mer Caspienne ?

Armen Petrossian : A la fin du XVIe siècle, par la volonté de Shâh ’Abbâs, des notables et des artistes arméniens avaient été transportés à Jolfâ pour servir le shâh et édifier la future capitale, Ispahan. Cet apport énorme (plusieurs centaines de milliers de personnes) avait créé en Iran une très forte minorité arménienne. A cette époque, cela se passait bien, même si les Arméniens n’étaient pas particulièrement ravis d’avoir été déplacés.

La famille Petrossian était originellement établie dans plusieurs parties de l’Arménie, dans le Haut Karabakh ou dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Nakhitchevan, province autonome d’Azerbaïdjan, et la branche maternelle était établie à Bakou, en bordure de la Caspienne. Les Arméniens en général étaient très éclatés entre ces différentes régions car tout le Caucase faisait partie de l’empire russe. A la suite de la guerre russo-turque, qui eut lieu entre 1877 et 1878 et dont les Russes sortirent vainqueurs sans en tirer un réel avantage territorial, il y a eut un fort ressentiment de la part des Turcs à l’encontre des Arméniens, considérés comme alliés des Russes, puisque faisant partie de l’empire de Russie. Les pogroms à leur encontre existaient bien avant, ce qui ne fit que cristalliser cet antagonisme. Les causes en étaient complexes car, comme dans tous les pays frappés par une grande crise économique, ce qui était le cas de l’empire ottoman, différents types de population coexistaient et les unes prirent le pouvoir sur les autres.

Les massacres, par les Turcs et les Tartares, des populations arméniennes (on parle de ceux de 1915 mais il y en avait eu aussi d’importants en 1905, notamment à Bakou et différentes villes) et, du côté de l’Empire russe, la politique de Nicolas II, peu reconnaissante aux populations qui l’avaient aidé pendant la guerre, provoquèrent le départ d’un grand nombre d’Arméniens de l’Empire russe.

C’est dans ce contexte que mon père, né en 1894, et mon oncle, après avoir fait leurs études à Moscou et s’être déplacés dans différents lieux du Caucase, décidèrent de quitter la Russie. Ils arrivèrent en Iran vers 1915.

L’un était architecte, l’autre avocat. Un troisième frère exerça la médecine à Téhéran jusque dans les années 1950. Ils ont habité à Tiflis [de nos jours Tbilissi, capitale de la Géorgie] puis à Tabriz. On disait à l’époque que Tabriz était la ville où il y avait le plus d’Arméniens car leurs papiers étaient établis dans cette ville. Ils sont d’ailleurs arrivés en France avec un passeport iranien. Cette région frontalière était un lieu de passage, tout le monde parlait toutes les langues, mon père parlait persan, français, russe, géorgien, et comprenait toutes les langues du Caucase. Cela leur permettait d’avoir une grande mobilité. Sachant parler français, comme toute la bourgeoisie russe de l’époque, ils choisirent de venir en France. Dans leur esprit, il s’agissait d’un voyage sans retour. Ils ne se sont pas installés réellement en Iran, ce fut alors pour eux un simple lieu de passage. Il n’y a pas de racines iraniennes dans ma famille.

Les fondateurs de la Maison Petrossian -Coll.Petrossian Mailoff

M.F. : Dans quelles circonstances votre famille a-t-elle fait connaître le caviar en France ?

A.P. : Nous sommes liés à l’histoire du caviar depuis toujours. Mon père et mon oncle ont commencé à Paris en 1920. Ils ont été les premiers à commercialiser le caviar. Il faut savoir qu’à l’époque, le caviar était presque exclusivement produit en Caspienne par la Russie. En France, il était totalement inconnu, aucune vente de caviar ne s’y faisait.

Eux connaissaient le caviar russe, ils l’ont donc importé en commerçant avec l’Union soviétique, naissante à l’époque. Ce fut un pari plutôt osé mais, ne pouvant pas exercer leur métier, et le caviar étant inconnu en France, ils décidèrent de l’importer, contre l’avis de beaucoup qui pensaient que c’était de la folie. Ils décidèrent d’utiliser leur nom comme marque commerciale, contre le scepticisme de leur entourage du fait de la xénophobie qui régnait à l’époque en France. C’était la période d’après-guerre, au nationalisme très fort. Avant tout le monde, ils ont eu un sens aigu du marketing. Ils créèrent un produit, un logo, celui du bateau à voile, une histoire autour, une marque qui porte leur nom. Il faut l’audace de la jeunesse pour faire ce genre de chose. Ils étaient dans une obligation mentale de construire, ayant quitté la Russie avant la révolution, ils ne sont pas partis sans rien, tout en sachant que cela ne durerait pas longtemps. Ils étaient alors célibataires. Ils se sont mariés plus de dix ans après en France. Mon père s’est marié en 1934, déjà bien installé. Cette même adresse existe depuis 1920. Le restaurant [situé au-dessus de la boutique] n’existait pas. Je l’ai créé en 1999.

L’histoire familiale de ma mère est intéressante car c’est celle d’une des cinq familles qui faisaient le caviar dans la Russie tsariste. La famille Maïloff, à laquelle appartenait ma mère, était établie à Bakou et possédait l’une des cinq concessions payantes du Tsar en Caspienne pour l’esturgeon et le poisson en général. Cette possession conférait aux cinq familles le monopole de l’exploitation de la pêche en Caspienne. Chargées de la surveillance, elles avaient, de ce fait, un pouvoir de police sur la Caspienne et y exerçaient un vrai pouvoir local. L’endroit était sensible, quoi de mieux que les pêcheurs pour surveiller ce qui s’y passait ?

M.F. : Pouvez-vous nous présenter un historique de la production du caviar en Mer Caspienne ?

A.P. : Il faut savoir que jusqu’en 1953, les rives de la Caspienne étaient exploitées par les Russes, y compris en Iran. Toutes les pêcheries et les droits de pêche de la Caspienne appartenaient à l’Union soviétique, donc, le caviar était en totalité produit par les Russes. L’accord préalable que l’Iran avait signé avec l’empire russe fut poursuivi par les soviétiques jusqu’à cette date. Puis un contrat, signé par le gouvernement du premier ministre Mossadegh, engageait l’Iran à redonner à la Russie, 30% (si ma mémoire est bonne) de la récolte des côtes iraniennes. Cela a duré jusqu’à la fin de l’empire soviétique, en 1990, période où l’entente entre les Soviétiques et l’Iran fut totale, aussi bien pour l’exploitation que pour le rempoissonnement de la Caspienne. De la Perestroïka résulta un système difficile car, au lieu d’un unique pays exploitant, il y en eut cinq, à savoir l’Iran, le Turkménistan, le Kazakhstan, la Russie, l’Azerbaïdjan.

C’est alors que tout a changé, la surpêche apparut à ce moment-là, chaque pays a tiré à hue et à dia, la situation qui en a résulté était tellement problématique qu’en 1997, l’esturgeon a été placé comme espèce en danger par la CITES [Convention internationale sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, signée en 1973 par 80 pays]. La Révolution iranienne a créé une déréglementation mais cela n’a pas pesé très longtemps, entre la Révolution et la réorganisation il s’est passé seulement quatre ou cinq ans. L’impact fut de plus courte durée que celui de la déréglementation soviétique, beaucoup plus dommageable.

La Caspienne est un endroit assez magique, les paysages y sont divers et très particuliers. Il faut faire la côte en bateau pour la connaître. C’est une sorte de haricot, long et peu large par endroits, découpé en zones diverses : plaines, montagnes, marécages, zones arides, en même temps c’est une mer qui a un caractère très fort, par sa disparité de paysages, par son statut un peu particulier. S’agit-il d’une mer ou d’un lac ? La question n’est pas prête d’être tranchée. D’autres éléments s’ajoutent à l’histoire de la Caspienne, comme l’exploitation du pétrole, ce côté physique très fermé. A l’intérieur des villages qui entourent la Caspienne, on se sent un peu au Moyen-âge, quel que soit le pays. Il y a une sorte de dichotomie entre un côté très moderne, voire très tapageur, et un côté populaire, voire misérable. Et toujours cette Caspienne à l’aspect à la fois plaisant et effrayant en raison de ses tempêtes redoutables, de ses fonds très mouvementés qui font que les poissons s’y cachent, le caractère aussi très particulier d’une mer gelée aux splendides effets, où l’on voit d’un côté des phoques, d’un autre des esturgeons, sans oublier la partie marécageuse dangereuse, infestée de toutes sortes de bestioles. On ne peut rester indifférent aux paysages, à la diversité de cette mer, d’un pays à l’autre. J’en connais bien toutes les côtes. La Caspienne commence, petit à petit, à devenir un endroit de plaisir, ce qui n’était pas le cas dans les dernières quarante ou cinquante années. C’était le cas au temps du Tsar, les Russes avaient des villas au bord de la Caspienne, c’était un lieu de villégiature, avec les collines, on s’y baignait aussi. Après, cela a disparu, avec, notamment, l’exploitation du pétrole.

Le niveau des eaux de la Caspienne s’est élevé à une époque, actuellement il est bien en deçà d’où il était autrefois. Ce phénomène ne s’explique pas nettement. Il y a eu, au temps de l’Union soviétique, un projet de canal entre la Caspienne et la mer Noire, qui a avorté, et d’autres idées pour essayer de désenclaver la Caspienne, avec la Mer d’Azov aussi. Tout cela date des années 1960 environ. Il y avait trop de risques écologiques, ce qui a été pris en compte plus tard.

La Maison Petrossian en 1920 Archives Petrossian – Mailoff

M.F. : Pensez-vous que le système de concession, dont bénéficiait votre famille maternelle, a contribué à la sauvegarde de l’esturgeon en mer Caspienne ?

A.P. : Du fait des actions de contrôle menées par l’Empire russe puis, ensuite, par les Soviétiques et les Iraniens, l’esturgeon de la Caspienne a été préservé. A l’époque soviétique, le braconnage de l’esturgeon était puni de trente ans de Goulag. En Iran, c’était aussi très grave, car on coupait une main aux braconniers. A l’époque du Tsar en Russie, cela leur valait quelques coups de bâton. La décroissance de l’esturgeon en Mer Caspienne a eu lieu au moment de la déréglementation, à la Révolution islamique d’abord, mais peu de temps, comme je l’ai déjà dit. L’Etat s’est aperçu qu’il y perdait beaucoup donc, la pêche a été rapidement réglementée.

M.F. : Qu’en est-il actuellement de la réglementation de la pêche à l’esturgeon et quel en est l’impact sur les espèces de la mer Caspienne, et dans le monde en général ?

A.P. : Tous les pays producteurs, sauf le Turkménistan, font partie de la CITES. Ce pays fait ce qu’il veut chez lui, mais avec interdiction d’exporter. L’astuce CITES c’est que, au lieu de faire de la réglementation à l’intérieur du système, ce sont les acheteurs qui se mettent d’accord pour décider s’ils achètent ou non le produit en fonction de ses caractéristiques. Ainsi, j’étais moi-même à Genève récemment pour assister au comité de la CITES sur la protection de la faune.

Une commission des ressources de la Caspienne gère les problèmes communs aux cinq pays caspiens. Elle a permis, depuis quelques années, la mise en place de programmes de rempoissonnement et de gestion de la ressource. Aujourd’hui, les pays de la Caspienne se sont entendus sur un moratoire interdisant la pêche à l’esturgeon sauvage dans la Caspienne pour permettre sa reproduction. Cet accord, qui existe depuis trois ans, est renouvelé d’année en année. De ce fait, depuis trois ans, aucun quota de pêche n’est accordé à aucun pays bordant la Caspienne, ce qui signifie qu’aucun permis d’exportation officielle n’est accordé depuis ces pays. Le blocage est total. A l’intérieur des frontières, le droit de pêche n’existe que pour des raisons scientifiques.

Aujourd’hui, le marché a totalement changé puisque dorénavant, c’est l’élevage qui domine.

Voici les données chiffrées à retenir :

En 1998, 500 kg de caviar étaient issus de l’élevage d’esturgeon pour le monde entier,

Aujourd’hui, 120 tonnes de caviar d’esturgeon d’élevage sont produits pour le monde entier.

Dans le même temps :

En 1998, 300 tonnes de caviar d’esturgeon sauvage étaient exportées de la Caspienne.

Aujourd’hui : 0.

Au cours de ces 14 ans de changement radical, l’évolution s’est complètement inversée.

Caviar Petrossian

En 1998, j’ai été le premier à proposer du caviar d’élevage, personne ne m’a pris au sérieux. J’ai été parmi ceux qui ont incité les instances russes et iraniennes à produire du caviar issu de l’élevage. Dans un premier temps, elles ont manifesté une réticence par rapport à l’élevage, elles n’en ont pas mesuré l’importance pour l’avenir. Elles considéraient qu’il était aberrant de produire des esturgeons au seul profit du caviar, qui nécessitait dix ans d’élevage. Certes, la femelle est sacrifiée lorsqu’on prélève ses œufs, mais sa chair est consommée. Depuis une période récente, ces autorités sont acquises à l’intérêt de la technique de l’élevage, mais il va se passer encore quatre à cinq années avant le début de la production locale du caviar d’élevage en Caspienne.

M.F. : Quels ont été et quels sont encore vos rapports commerciaux avec l’Iran ?

A.P. : Nous connaissons bien les Iraniens qui siègent à la CITES. Nous étions un client important de l’Iran lorsque la pêche était autorisée. Nous avons, à cette époque, réalisé un gros travail avec les producteurs iraniens pour améliorer la présentation de leur produit, travailler sur les problèmes de qualité, de suivi, de traçabilité, etc. et pour mettre en place les règles de la CITES avec les organismes internationaux.

Nous gardons des relations même si, depuis trois ans, aucun produit n’est pêché en Caspienne. En 2007, nous avions fait partie des clients qui avaient soumis des offres pour la vente aux enchères du caviar, système qui avait été instauré en 1998 par les producteurs iraniens, et qui se révéla être une énorme erreur qui a finalement favorisé la production de caviar d’élevage.

Comprendre cette erreur nécessite quelques explications : le caviar se fait en deux étapes, la première, effectuée par les pêcheurs, consiste à prélever le caviar des esturgeons, le nettoyer, le saler et le mettre dans de grosses boîtes de deux kilos. Partant de cette matière première vendue sur place aux négociants, un deuxième métier intervient, consistant à sélectionner le contenu de ces boîtes d’origine, en achever la maturation et travailler à l’amélioration du produit.

Au cours de trois ou quatre ventes aux enchères des boîtes d’origine de deux kilos qui furent organisées, des gens peu scrupuleux se sont permis de proposer des prix extrêmement hauts pour obtenir une couverture d’importateur officiel permettant le recyclage de produits qu’ils n’avaient pas forcément obtenus d’une manière légale. Une énorme surenchère en résulta, concernant, certes, une petite quantité de marchandises, mais qui suffit à faire exploser les prix. En conséquence, la hausse des prix résultant des enchères en Iran se répercuta aussi bien en Russie que dans les autres pays producteurs, comme la Bulgarie.

Alors qu’en 1998 on n’imaginait même pas qu’il était techniquement et financièrement possible d’obtenir une rentabilité à long terme sur le caviar issu de l’esturgeon d’élevage, cette inflation des prix a favorisé l’élevage, la production sur terre devenant rentable.

M.F. : Où en sont les projets d’élevage en mer Caspienne ?

A.P. : Aujourd’hui, il y a des projets de création d’élevages aussi bien à terre, c’est-à-dire en eau douce, qu’en mer, puisque l’esturgeon vit aussi bien dans l’eau douce que dans l’eau de mer. En fait tous les élevages du monde se font dans des bassins d’eau douce. Même si techniquement on estime qu’il est possible de mettre des cages en mer Caspienne comme on le fait en Méditerranée pour élever d’autres poissons comme les bars, par exemple, ce procédé est aujourd’hui contesté d’un point de vue écologique, car on ne peut contrôler la sortie accidentelle d’un poisson élevé passant dans le milieu naturel. Le problème viendrait du fait que le poisson d’élevage n’est pas nécessairement génétiquement le même que le poisson sauvage qui, lui, s’est croisé naturellement. L’élevage introduit des aléas dont on peut ne pas avoir noté l’évolution. Dans une nursery où ont été mélangés dix ou vingt femelles et mâles reproducteurs, leur généalogie et les manipulations éventuelles ne sont pas connues. Si on rejette massivement ces poissons d’élevage dans la Caspienne, quand cela se fait au niveau d’un commerçant sur une cage, il est impossible de contrôler quels bébés il va mettre en grossissement. Une espèce d’esturgeon peut avoir une origine caspienne ou une origine Mer Noire, ces espèces sont différentes. Se pose la question du mélange génétique que l’on pourrait ne pas contrôler, et qui pourrait faire dégénérer l’espèce.

La Maison Petrossian à Paris

M.F. : Peut-on dire que la surpêche est seule responsable de la disparition des espèces ?

A.P. : C’est une des responsabilités. Aujourd’hui, ce qu’on pourrait reprocher aux cinq pays bordés par la Caspienne, c’est de ne pas avoir mesuré à temps l’importance des éléments qui pouvaient faire disparaître l’esturgeon. Ils avaient vu la surpêche mais pas le reste.

Nous gardons en mémoire l’introduction involontaire, sur la coque des barges qui passaient de la Mer Noire à la Mer Caspienne, des méduses qui, se nourrissant de toutes sortes de poissons et de tous les organismes vivants, se sont multipliées en très grand nombre en Caspienne. Elles sont une des conséquences, dont on parle peu, de la disparition de l’esturgeon. Il est à noter, d’ailleurs, que les observateurs internationaux, qu’ils soient européens ou américains, n’ont pas fait non plus tout ce qu’il fallait pour la préservation des espèces. Il y a aussi certainement l’influence d’autres facteurs connus ou inconnus comme l’influence des changements climatiques, par exemple.

M.F. : Les problèmes économiques dus, entre autres, à l’effondrement de l’Union soviétique, n’ont-ils pas poussé les riverains de la Caspienne à pêcher illégalement l’esturgeon ?

A.P. : Les problèmes économiques ont été une donnée qui n’a pas été prise en compte par la CITES. On oublie toujours qu’il y a des gens qui vivent au bord de l’eau et qui doivent nourrir leur famille. Toute réglementation doit prendre en compte les facteurs humain, économique et pratique.

La production du caviar est confrontée, notamment, à de nombreux exemples de falsification. Il arrive trop souvent que du prétendu caviar soit fabriqué à partir de chair animale ou encore d’œufs de poissons colorés.

La période CITES a été en dents de scie, car à certains moments, la pêche était permise, à d’autres, non. La protection trop rigoureuse de l’esturgeon a été un échec pour la préservation des espèces car le fait de ne pas avoir eu de politique sur le long terme n’a pas permis la création d’un programme qui aurait autorisé, dans une certaine mesure, la vente du produit sauvage, évitant ainsi l’explosion du marché noir, aussi bien en Russie qu’en Iran et dans les pays du Golfe.

M.F. : D’où provient aujourd’hui le caviar que vous préparez pour votre clientèle ?

A.P. : De toutes les parties du monde, et uniquement de l’élevage puisqu’aucun pays ne peut actuellement exporter du caviar issu de la pêche sauvage.

La CITES entérine les décisions des pays qui bordent la Caspienne, qui ont décidé de ne pas exporter. Elle surveille l’application des décisions prises au sein du comité général. Dans tous les pays du monde, ce sont les pays riverains qui gèrent leurs ressources, qui soumettent leurs quotas à la CITES, laquelle vérifie la validité scientifique des arguments présentés et publie ces quotas. Seule l’assemblée plénière peut décider si telle espèce doit être mise sous surveillance, peut être commercialisée selon un quota ou interdite complètement.

M.F. : Historiquement, les Perses sont réputés avoir été les premiers consommateurs de caviar, qu’en est-il dans la réalité ?

A.P. : Beaucoup de choses, qui sont fausses, ont été dites sur le sujet. Dans l’évolution historique, on parle de caviar mais ce n’est pas le caviar d’aujourd’hui.

Le mot caviar viendrait du grec avyalon (où l’on entend via comme dans caviar), il a ensuite été repris en italien sous le nom de caviale et dans les autres langues khâviâr, vraisemblablement cela vient davantage du grec que du persan. L’origine en reste cependant obscure.

En russe on utilise un autre nom, tchiornaïa ikra, qui n’a rien à voir avec caviar alors que la Caspienne est l’endroit du monde où on a commencé à produire le caviar.

On trouve des écrits datant de l’Antiquité sur la consommation d’esturgeon en tant que poisson, ainsi que quelques recettes sur les œufs du poisson, que l’on décrit à l’époque comme frits ou séchés mais pas sous la forme actuelle. Au fur et à mesure de l’exploitation de l’esturgeon, le caviar se consomme uniquement sur les rives de la Caspienne. Chez le Tsar, on consommait le caviar, apporté à la Cour par les chevaux de poste. C’est par la connaissance familiale que nous savons comment on le fabriquait à l’époque.

En France, on commence à pêcher l’esturgeon dans les années 1920 pour la consommation de sa chair, on en jette les œufs ou on les donne aux canards, tout simplement parce qu’on ne savait pas le conserver. Ce n’était d’ailleurs pas encore le caviar, c’était la rogue, c’est-à-dire la poche naturelle qui contient les œufs. On la coupait en morceaux et on la séchait, ou on la mettait au sel comme du hareng. Parfois, on fait dire à l’Histoire ce que l’on veut. J’ai lu récemment qu’au XVIIIe siècle, un artisan aurait fait une table à caviar, ce qui est stupide car à l’époque il n’existait pas.

Une espèce de folie se fait jour, tout devient caviar, je lutte contre cette idée car rien n’est démontré. On confond les produits. Au début, le caviar est une pâte, on préparait l’œuf d’esturgeon comme l’œuf de Mulet, la poutargue. On le craignait car les entrailles étaient faisandées et on s’intoxiquait. C’est pourquoi on jetait les œufs. L’utilisation du citron a permis d’éliminer ces zones de putréfaction qui se trouvaient en contact avec les œufs. Tout le travail de l’évolution du poisson s’est fait avec les moyens de conservation, la glace d’abord, ensuite la glace produite par le congélateur et, aujourd’hui, les techniques sous vide, le salage, etc., sans oublier l’évolution des méthodes sanitaires de préparation.

M.F. : De nos jours, comment se prépare le caviar ?

A.P. : Les méthodes traditionnelles, qui datent de l’Antiquité, sont le salage et le séchage. Les trois procédés les plus courants de l’Antiquité se retrouvent encore aujourd’hui : salage, fumage, confisage (technique du confit : on met le produit dans la graisse, on fait cuire, on enlève l’eau qui favorise la putréfaction. Le produit peut se conserver ainsi des mois). Il est d’abord traité avec du sel puis, il y a maturation, vieillissement du produit.

A partir de 1905, on a créé le caviar malossol, ce qui signifie peu salé en russe. Avant cela, le caviar malossol était une exception par rapport à la norme où on salait à 8 ou 10%, ce qui était très fort. Aujourd’hui, le caviar malossol est devenu une sorte de référence, la mention est indiquée sur nos boîtes.

M.F. : Logiquement le prix du caviar d’élevage devrait être moindre que celui du caviar sauvage ?

A.P. : En fait, le prix du caviar sauvage est moins élevé que celui du caviar d’élevage. Les prix ont monté puis ont à nouveau baissé, il y a du va et vient dans les prix du fait de la spéculation. Depuis une dizaine d’années, ils sont relativement stables. Nous commercialisons toutes les espèces d’esturgeon. Leur prix varie de 30 à 70 euros une portion de 30 grammes, selon les différentes espèces et de catégorisation à l’intérieur de chaque espèce, chacune ayant un goût différent.

M.F. : Je vous remercie d’avoir bien voulu m’accorder cet entretien pour La Revue de Téhéran.


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