N° 82, septembre 2012

À propos de Rostam & Sohrâb
Entretien avec le dramaturge et metteur en scène Farid Paya


Mireille Ferreira


Farid Paya, dramaturge et metteur en scène franco-iranien vivant à Paris, a mis en scène sa traduction en français de Rostam & Sohrâb, poème épique du Shâhnâmeh (Livre des Rois), la grande épopée iranienne de Ferdowsi. Mêlant au texte, chant, musique et scènes de combat, Farid Paya en fait un spectacle vivant aux multiples références, empruntant, comme il le dit lui-même, autant à la miniature persane qu’à des techniques issues des théâtres d’Orient et aux arts martiaux.

Les premières représentations de Rostam & Sohrâb ont eu lieu au printemps au Théâtre 13 à Paris. Ce spectacle sera repris cet automne à la Cartoucherie au Théâtre de L’épée de Bois. ہ cette occasion, Farid Paya a bien voulu nous parler de l’ensemble de son œuvre théâtrale.

Mireille Ferreira : Quelle est l’influence de votre double culture iranienne et française dans votre parcours théâtral ?

Farid Paya : Mon père, iranien, a connu ma mère à Paris. Après ses études de médecine, il a décidé de rentrer en Iran, ma mère l’a suivi. Ils ont gardé l’habitude de parler français à la maison, de ce fait j’ai appris cette langue très tôt. J’ai toujours parlé persan avec ma grand-mère qui habitait avec nous.

ہ Téhéran, jusqu’à l’âge de six ans, je parlais aussi anglais à l’école maternelle arménienne de Miss Mary qui nous faisait faire du théâtre. ہ quatre ans, je jouais le rôle d’une abeille, à cinq ans, celui d’un lapin et à six ans, j’ai joué le premier rôle dans une brève adaptation du livret de L’enfant et les sortilèges écrit par Colette pour l’œuvre de Maurice Ravel. Cela m’amusait beaucoup d’inventer des histoires, de faire jouer mes cousins, cousines, frères et sœurs. Ces jeux d’enfants étaient montrés aux parents. Je n’avais pas conscience alors que je faisais déjà de la mise en scène.

Puis, à l’âge de 17 ans, j’ai quitté l’Iran pour la France par envie de connaître ce pays. Un jour, j’ai assisté, à Rouen, à une représentation de l’Horace de Corneille interprété par les acteurs de la Comédie Française. C’était très ennuyeux. Cet ennui face à ce que je croyais être le meilleur du théâtre mit en échec mon désir artistique. Mais, arrivé à Paris, ce fut la découverte. Je crois avoir été tous les soirs au théâtre. J’ai vu des choses grandioses. Mes études me portaient vers le métier d’ingénieur, mais j’ai glissé tout doucement vers ce monde du théâtre que j’aimais, menant de front les sciences et l’art. J’ai suivi en parallèle les cours de l’ةcole Centrale et ceux de l’ةcole de Théâtre Jacques Lecoq. Ma décision était prise : ne jamais devenir ingénieur même si j’en ai obtenu le diplôme.

Thibault Pinson (Hadjir) Guillaume Caubel (Kajdahom) Vincent Bernard (Sohrâb)

Dans les années 70, le théâtre universitaire était très vivant. L’ةcole Centrale, que je venais d’intégrer, ouvrait ses nouveaux locaux à Châtenay-Malabry en région parisienne. J’ai créé une troupe universitaire dans le superbe théâtre qui y avait été aménagé. J’y ai donné un certain nombre de spectacles, comme L’Eté de Romain Weingarten et d’autres beaux textes puis un spectacle de clown, qui fut joué presque 150 fois. Je voulais devenir professionnel, j’ai donc constitué une troupe professionnelle. J’hésitais entre faire du théâtre ou de la musique. En France, on vous met dans une catégorie et vous ne pouvez en sortir, c’est très cartésien ce cheminement catégoriel. Or, je voulais être à la fois un matheux, un écrivain et un homme de théâtre, faire de la musique, du travail corporel et du texte. En tant qu’Iranien, j’ai besoin d’aborder le vivant de manière plus globale, ou du moins ressentir comment un flux circule d’un pôle à un autre. Chaque secteur abordé crée une nouvelle ouverture sur le monde.

M.F. : Quelles ont été vos premières réalisations au théâtre ?

F.P. : Le premier spectacle que j’ai monté, en 1977, était Les Pâques à New York, le premier poème de Blaise Cendrars, qui contait l’histoire des émigrants qui arrivent et meurent à New York sur Ellis Island. Le texte de Cendrars était complété par des textes en langue imaginaire, j’y avais intégré un grand nombre de chants et de danses. Le soir de la première, je doutais beaucoup, mais le succès a été énorme. La pièce a été jouée pendant trois ans, dans des tournées en France et à l’étranger. ہ partir de là j’ai continué dans cette direction. J’écris parfois les textes de mes spectacles, qui peuvent être des traductions ou des textes originaux. Je me suis beaucoup intéressé à la tragédie qu’elle soit grecque avec Sophocle et Euripide, romaine avec Sénèque ; mais aussi Racine avec Phèdre et Andromaque, œuvres que j’avais lues à 12 ans ; j’étais émerveillé par ces textes de Racine que j’ai mis en scène. J’ai aussi réalisé deux opéras pour orchestre réduit, ce qui me permettait d’explorer encore plus le rapport entre le chant et le théâtre. Le premier, Labyrinthe Hôtel, était une commande que m’avait passée Luc Ferrari (compositeur de musique contemporaine, décédé depuis). Il avait une idée d’opéra, j’ai écrit le livret et réalisé la mise en scène et lui a écrit la musique. Le second, J’irai vers le nord, j’irai dans la nuit polaire, était un opéra d’un jeune compositeur, Kasper Toeplitz, dont j’ai réalisé la mise en scène.

En 1980, j’ai ouvert mon propre théâtre, le Théâtre du Lierre, au 22 rue du Chevaleret, à 100 mètres de là où nous sommes (le Théâtre 13), et qui n’est plus que ruine actuellement. J’y ai programmé à nouveau Les pâques à New York, puis la première version d’Œdipe Roi, et un autre spectacle intitulé Désormais, dont les textes étaient entièrement remplacés par du chant a cappella. Ces spectacles ont également bénéficié d’une importante tournée et peu à peu ce théâtre s’est installé dans le paysage parisien. J’y accueillais des troupes amies. C’est là que j’ai monté les tragédies de Sénèque et de Racine. J’ai également donné des spectacles dans des festivals internationaux. ہ titre d’exemple, en France, deux spectacles ont été créés au Festival d’Avignon : Electre de Sophocle en 1986, J’irai vers le nord, j’irai dans la nuit polaire, en 1989, ou Labyrinthe Hôtel au festival de musique de Strasbourg Pôle sud, Musica. ہ l’étranger : création de L’Opéra Nomade à Mexico en 1984, festival de Madrid 2000. Par ailleurs, j’ai enseigné à l’Université Paris III.

M.F. : C’est après vous être intéressé aux grands mythes grecs avec Le sang des Labdacides, Electre, Les Troyennes, Antigone, Médée, Œdipe roi, Phèdre, Andromaque, ou mésopotamiennes avec l’Epopée de Guilgamesh, que vous en êtes arrivé au grand mythe perse du Shâhnâmeh. Pourquoi seulement maintenant alors que cette culture iranienne est la vôtre ?

F.P. : Je me suis en effet très vite intéressé aux mythes grecs. Au cours d’un voyage avec des amis dans une petite île au large de Marseille, l’un de nous a commencé à lire Œdipe Roi. Ce fut un choc émotionnel énorme pour moi, qui me fit m’immerger dans les mythes grecs. J’ai lu aussi L’Epopée de Guilgamesh car ses thèmes de la vie éternelle, de l’amitié, du pouvoir - qu’est-ce qu’être un roi civilisateur ? - m’intéressaient. Je l’ai mise en scène deux fois, la première, montée d’une manière narrative sur la traduction que j’en avais faite, la deuxième, sur un texte que j’avais écrit moi-même.

ةvidemment l’Iran m’intéressait énormément. Mon théâtre, même s’il n’est pas iranien, est très imprégné de la culture iranienne. Les formes du théâtre traditionnel, siâh bâzi et ta’zieh, ont d’évidence inspiré mon théâtre où musique et danse se mêlent au récit. J’ai abordé la tragédie parce que je suis un Oriental. Je pense que les Occidentaux d’aujourd’hui se trompent sur la tragédie antique. Par exemple, la pensée qui guide le théâtre de Sophocle ne se réfère en rien à ce qui fonde la pensée occidentale, à savoir la philosophie platonicienne. Réciproquement, Platon accordait peu de crédit à la tragédie. Ce théâtre est très proche de la pensée d’Héraclite, penseur pré-socratique. Pour ce dernier : « Ce qui est contraire à soi-même doit s’harmoniser ». La circulation de sens entre les contraires est un fait que nous retrouvons aussi dans le Tao en Chine. C’est une pensée « orientale ». ہ l’opposé, la philosophie va départager, et c’est toute la logique d’Aristote qui veut qu’entre une chose et son contraire aucune relation ne soit possible. Pour Aristote : « Il faut séparer les contraires ». Dès lors, prenons un exemple, tiré de Sophocle : Œdipe. Condamné à mort par son père Laïos, il deviendra le sauveur de la cité, l’homme le plus vénéré, avant qu’il découvre qu’il est l’assassin de son père : ceci fait de lui un être impur qui doit quitter la cité. Mais, bien plus tard (dans Œdipe à Colone), cet être souillé trouvera le repos de l’homme sanctifié. La pensée qui catégorise va vouloir dire qu’Œdipe est bon ou pas bon. Ce discours est vain : Œdipe est les deux à la fois, tout comme il est saint et impur. Finalement Œdipe, c’est l’humain avec tous ses paradoxes. La richesse de la tragédie est qu’elle nous questionne sur les grands archétypes humains. Pour en saisir l’importance, il faut se dégager de la pensée qui ne fait que catégoriser.

Vincent Bernard (Sohrâb) Cédric Burgle (Houmân)

Pour en venir à Rostam & Sohrâb, il faut savoir que tous les Iraniens sont touchés par Ferdowsi. Le Shâhnâmeh est un monument de l’histoire de l’humanité, l’Iran étant, avec la Chine, le plus grand pays de l’Antiquité qui a connu une continuité historique. Je dis toujours que ce n’est pas moi qui ai choisi Ferdowsi, c’est Ferdowsi qui m’a choisi.

L’année dernière, quand on a détruit mon théâtre et que j’ai dû mettre au chômage tous mes amis, après deux années de lutte, j’étais vraiment découragé. Suite au scandale provoqué, la Ville nous a autorisés à jouer dans ce théâtre [Le théâtre 13]. J’avais donc une fenêtre pour jouer et un budget. Je n’avais pas envie de lire du théâtre. Je suis donc parti vers la poésie avec Jorge Luis Borges, Rimbaud, et les poètes iraniens contemporains. J’avais aussi, dans ma bibliothèque, tous les volumes de Ferdowsi, que j’ai eu envie de relire. La lecture de Rostam & Sohrâb m’a plongé dans un état d’émotion et de bonheur rarement ressenti. A côté de cela, je pratiquais le yoga et le Chi Kong [gymnastique traditionnelle chinoise], des arts orientaux qui détendent vraiment. Mon corps a commencé à se calmer et mon esprit s’est retrouvé avec Ferdowsi. J’ai traduit Rostam & Sohrâb en cinq jours, avec l’idée de faire partager cette émotion à des amis français. La traduction achevée, je pris conscience que j’avais une superbe légende pour écrire une tragédie.

David Weiss (Rostam) Thibault Pinson (Berger) Xavier-Valéry Gauthier (Roi de Samangân)

M.F. : Cette version originale de Ferdowsi n’est-elle pas difficile à lire, écrite dans une langue ancienne datant de 1000 ans ?

F.P. : La langue de Ferdowsi est plus accessible à un Iranien que celle de Montaigne à un Français. L’écart est le même que celui que nous avons avec la langue de Racine. Quand les Arabes ont conquis l’Iran, ils ont imposé leur langue. Ferdowsi a écrit en pahlavi, qui était la langue de Cyrus, que l’on parlait encore à son époque. Il l’a expurgée des mots arabes qu’elle contenait, et a écrit tout le Shâhnâmeh dans cette langue. ہ sa suite, tous les poètes iraniens ont écrit en persan. En Iran, les acteurs de théâtre de rue récitent encore Ferdowsi. De même les œuvres de Mowlânâ, de Hâfez, écrites dans la même langue, peuvent être lues par tous les Iraniens.

L’empire achéménide s’est formé il y a 2500 ans, s’étendant de la Méditerranée jusqu’à la Chine en passant par l’Inde, composé de peuples différents, parmi lesquels des Iraniens (les Aryens). À l’origine les peuplades aryennes vivaient dans le nord de l’Asie, une partie est descendue vers l’est de la mer Caspienne et s’est installée sur le plateau iranien, une autre est partie à l’ouest vers l’Europe. C’est pourquoi nous parlons des langues indo-européennes car dans tout cela, il y a un tronc commun. Le grand empire de Cyrus II était constitué de nombreuses ethnies aux langues diverses. Et ce que Cyrus a fait d’extraordinaire pour son époque, c’est cette déclaration qui est actuellement au British Museum [le cylindre de Cyrus] que l’on considère comme la première déclaration des droits des peuples. Cette décision de Cyrus a eu pour conséquence que toutes les régions iraniennes ont gardé leur langue. L’une de ces langues, le persan, vient de la région du Fârs, dont Cyrus était originaire. C’est pourquoi son empire a été appelé Perse. En Iran, de nos jours, la parole de Cyrus a toujours cours mais chacun peut parler sa langue, le kurde, le baloutche, etc. contrairement à l’Irak, par exemple, où la langue arabe est parlée par tous, où les Kurdes n’ont pas le droit de parler kurde. C’est parce que Ferdowsi a écrit en persan que les autres poètes se sont emparés de cette langue et qu’elle est devenue langue nationale en Iran.

M.F. : On peut observer que les grands mythes iraniens sont peu connus en Occident. Comment expliquez-vous ce désintérêt ?

F.P. : Ferdowsi est connu dans une grande partie de l’Asie centrale et en Inde. Dans le monde arabe et en Turquie, son œuvre est lue par les lettrés. D’une manière générale, ce qui vient d’Iran est mal connu de l’Occident qui s’est toujours prémuni contre la culture iranienne, même si, jusqu’au Moyen-âge, il y a eu quelques échanges. Mais, au départ, il y avait eu des siècles de tension entre la Perse et Rome, ce dernier empire cherchant en vain à conquérir l’Iran. Cela a limité nécessairement, pour un temps, l’échange vers l’Ouest.

Jean-Matthieu Hulin (Afrâsiyâb)

ہ la Renaissance, l’Occident découvre la culture gréco-romaine. Tout l’Occident va alors se tourner vers le socle gréco-romain et épouser la pensée grecque. Pour fonder ce socle identitaire, synthèse entre le socle gréco-romain et chrétien, il a été nécessaire de s’éloigner de l’influence orientale, la Perse au premier plan, du fait de sa plus grande proximité. Les siècles sont passés. Mais, en Europe, on ne sait pas que Khayyâm était un très grand astronome, qu’à son époque on était capable, en Iran, de calculer les astres, que Râzi était un grand médecin, et utilisait l’alcool à des fins médicales. On a une connaissance très vague des écrits de Hâfez : ses hymnes à l’amour et au vin peuvent correspondre à l’esprit français. Mais on ne verra pas dans les poèmes de Hâfez la profondeur mystique. Nous en revenons encore à la pensée catégorielle qui segmente et réduit.

M.F. : Pourquoi avoir choisi, dans Rostam et Sohrâb, de mettre en scène des combats d’art martial chinois ?

F.P. : Il y a en effet du Kung-Fu mais aussi du koshti, lutte au corps à corps des Pahlavân, technique de combat typiquement iranienne. Je l’ai utilisée volontairement pour les combats entre Rostam et Sohrâb, car dans les relations entre ces deux personnages, il y a ambiguïté entre fureur et tendresse.

Ferdowsi nous dit que des combattants chinois étaient présents dans les armées de Tourân et d’Irân. Comment pouvons-nous savoir comment ils se battaient il y a trois mille ans ? La culture iranienne a établi des liens avec toute l’Asie. La miniature est d’origine mongole, magnifiée par les artistes iraniens, la musique est issue d’un échange permanent avec l’Inde, la philosophie avec la Grèce. La force de l’Iran est d’avoir su faire une synthèse de chacune de ces disciplines. C’est l’ouverture de l’Iran vers d’autres cultures qui m’intéresse, la capacité qu’a ce pays d’être ouvert au monde, loin de l’image de fermeture que l’on peut en avoir.

M.F. : Avez-vous des projets artistiques en Iran ?

F.P. : Par le passé, j’ai animé des ateliers de théâtre en Iran qui s’adressaient à de jeunes comédiens et à de jeunes compagnies. Je retournerai dans le courant de l’année à Téhéran, je vais voir si de nouvelles opportunités s’y présentent.

M.F. : Je vous remercie d’avoir bien voulu accorder cet entretien à La Revue de Téhéran.


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