N° 83, octobre 2012

Est-ce du roman ? Est-ce du moderne ?


Rouhollah Hosseini


« L’œuvre littéraire n’a de sens que par rapport à l’histoire, c’est dire qu’elle apparaît dans une période historique et ne peut en être séparée »

Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, p. 28.

Le temps est venu de poser une question fondamentale mais en même temps douteuse à la littérature persane contemporaine : contient-elle réellement dans son vaste champ le genre du roman ? C’est une question à laquelle il semble facile sinon bête de répondre, vu l’abondance des bouquins sortant chaque année des imprimeries, sur la couverture desquels est mentionné « roman persan ». N’avons-nous pas fait par ailleurs le choix pour ce numéro de notre revue, du thème de la littérature romanesque persane à l’époque contemporaine ? Comme s’il est déjà convenu qu’il existe au sein de la littérature iranienne des romans, dont certains datent même des époques anciennes.

Nous nous trouvons cependant dans l’incertitude d’accorder le nom de roman, au moins à une bonne partie de la production romanesque de la littérature persane d’hier et d’aujourd’hui. Sans pour autant chercher à diminuer la valeur (éthique ou esthétique) des ouvrages qui paraissent sous cette appellation dans notre pays. En effet, nous espérons pouvoir, dans les limites de ce texte, discuter de la pertinence de l’emploi du terme de roman à propos de la littérature persane contemporaine. Tâche à laquelle nous nous attelons, dans un mouvement inverse, en partant des définitions du roman, élaborées par des penseurs et critiques de l’Occident, où cette forme littéraire est censée naître. Ces définitions pourraient paraître étroites d’un certain point de vue, mais elles sont essentielles, nous le pensons, dans la compréhension de tout ce qui est aujourd’hui rangé sous la catégorie du « roman » : elles seraient étroites, il est bon de le préciser dès maintenant, car elles font exclure les formes narratives antérieures à l’époque moderne ; elles sont essentielles parce qu’elles nous aideront à saisir le sens de la production romanesque de ce même Occident aux Temps modernes, lequel est incontestablement l’une des sources les plus importantes de la littérature iranienne contemporaine. C’est donc dans son essence que le roman persan est mis en question.

1. Dans la Théorie du roman, une réflexion originale sur les rapports qu’entretiennent l’œuvre et la société, George Lukacs affirme à maintes reprises que le roman est une forme littéraire succédant à l’épopée et au drame, dans lequel trouvent lieu d’expression des sociétés « disloquées », symptomatiques d’une faille entre l’intériorité et l’extériorité. Si, dit Lukacs, l’épopée illustrait l’équilibre entre l’homme et l’univers, entre l’extérieur et l’intérieur, le roman exprime par contre leur non-adéquation. Le roman vise en effet non l’harmonie, mais le conflit qui se joue entre l’individu et la société, entre l’idéal et l’âme. « Le roman, soutient-il, est l’épopée d’un temps où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de manière immédiate (…) mais qui, néanmoins n’a pas cessé de viser à la totalité. » [1] Sartre dirait une « totalité détotalisée », dans l’image qu’il donne du monde et de la culture modernes. Le roman « vise », pour dire autrement, à la totalité mais dans un monde désenchanté. Car le monde du roman est, pour reprendre le mot de Max Weber, un monde « désenchanté ». Celui-ci estime que l’éclipse des croyances religieuses est le trait déterminant de la modernité en Occident : « le destin de notre époque, dit-il, caractérisé par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. » [2] Dans cette optique, le roman est le lieu où se reflète l’errance métaphysique de l’homme « sans abri », privé de cette consolation métaphysique que procuraient jadis les dieux, et en même temps déçu de trouver dans ce monde un sens ultime à son existence. Don Quichotte de Cervantès est à ce titre considéré par Lukacs comme l’acte de naissance du roman, car son héros se situe en dehors du monde « clos et parfait » de l’épopée, pour se retrouver dans un monde où les valeurs sont sujettes à un grand bouleversement : le déclin du divin. Ce constat est incontestable aux yeux du critique marxiste qu’est Lukacs « le premier grand roman de la littérature universelle, poursuit-il, se dresse au seuil de la période où le Dieu chrétien commence de délaisser le monde, où l’homme devient solitaire et ne peut trouver que dans son âme, nulle part apatriée, le sens et la substance, où le monde, détaché de son paradoxal ancrage dans l’au-delà actuellement présent, est désormais livré à l’immanence de son propre non-sens (…). » [3] Ce héros, s’il fait l’expérience du non-sens, n’est cependant pas libéré de la quête du sens, ou bien de l’errance qui serait désormais sa caractéristique essentielle. D’où il est par ailleurs qualifié de « problématique », car aliéné à l’authenticité des communautés du passé. D’où naît en plus « l’ironie », ce caractère essentiel de l’œuvre de Cervantès, que Lukacs aime nommer « liberté de l’écrivain à l’égard de Dieu » [4]. Le roman ne peut donc être, dans la conception lukacsienne, que le produit des Temps modernes, lesquelles sont marqués, entre autre et surtout, par le désenchantement du monde. Cette conception est partagée par d’autres critiques et penseurs comme Milan Kundera, lequel estime que « le chemin du roman se dessine comme une histoire parallèle des Temps modernes » [5], et qu’« un grand art européen », à savoir le roman commence avec Cervantès. Le roman s’oppose, dit Sallenave, « aux visées des idéologies, des religions qui dans leur essence ne tolèrent pas d’être réexaminées » et de conclure qu’ « à cause de cela le roman est l’apprentissage de la liberté de pensée » [6].

2. Ian Watt, le grand historien et critique de la littérature anglaise, rattache les origines du roman à la naissance du réalisme moderne, vers la fin du XVIIIe siècle, dans l’œuvre des écrivains comme Defoe, Richardson et Fielding. C’est à cette époque que le roman, dit Watt, s’établit vraiment en soulevant « de manière plus aigüe que toute autre forme littéraire » le problème de la correspondance entre l’œuvre littéraire et la réalité. Cette nouvelle manière d’approche du réel devient en effet le caractère distinctif du roman en comparaison avec les formes narratives antérieures et les autres genres. Le réalisme à l’œuvre dans le roman, estime Watt, est étroitement lié à l’idéologie individualiste, autre caractéristique des Temps modernes, dans laquelle, Lucien Goldman, cet autre grande critique littéraire, voit lui également la naissance du roman. Celui-ci rattache l’émergence du roman au développement de l’individualisme ainsi qu’au capitalisme de marché, issus tous les deux de l’extension historique de la bourgeoisie. « La forme romanesque, dit Goldman dans Pour une sociologie du roman, nous paraît être (...) la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché. [7] Mais ce qui est en jeu dans l’émergence du sujet est justement la forme par laquelle ce dernier conçoit le monde, ou se le représente. Cette conception est décrite par Hegel, dans son Esthétique, de manière suivante : « (…) le mieux que (le sujet) ait à faire, c’est d’adapter ses désirs et ses manières de penser aux conditions de la vie réelle (…). » [8]. Et cette vie réelle ne saurait trouver de meilleure expression que dans le roman. Car ce dernier a pour fonction principale, dit Watt, de transcrire la vie réelle, dans tous ses aspects. Stendhal disait déjà au XIXe siècle : « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. » [9] Le roman est de ce point de vue « le compte rendu authentique de la véritable expérience des individus », dirait encore Ian Watt.

C’est en effet par son souci d’individualisation que le roman s’instaure dans les Temps modernes. Watt est d’avis que le trait vraiment distinctif de la forme romanesque comparée aux autres formes narratives, voire tous les genres antérieurs, se trouve dans « la quantité d’attention qu’il accorde habituellement à l’individualisation des personnages et à la présentation détaillée de leur environnement. » [10] De ce point de vue, la fidélité par rapport aux expériences humaines, serait la tâche essentielle et première du romancier. Les expériences individuelles des humains seront, qui plus est, « l’ultime arbitre de la réalité ». La vérité devient ainsi plurielle, car dépendant de l’expérience unique des individus. « Le réalisme moderne, estime Watt, part évidemment de la proposition que la vérité peut être découverte par l’individu à l’aide de ses sens. » [11]

Cette relation particulière avec le réel est, répétons-le, le caractère déterminant du roman. Selon Marthe Robert, la relation du roman avec le réel est plus étroite que celle d’autres formes artistiques. [12] Et Aragon de dire que « Le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité. » [13]

3. Mikhaïl Bakhtine considère le discours romanesque comme s’opposant, par sa qualité polyphonique, et cela de façon diamétrale, « au discours proprement poétique, monologique et autoritaire, livré sans partage à une intention unique, absolue, ignorante d’autrui. » [14] Dans la conception bakhtinienne, le roman naît lorsque le langage « cesse d’être purement et simplement vécu du dedans, comme un absolu, pour être saisi du dehors, entendu comme langage, distancié, relativisé » [15] ; lorsqu’il échappe en effet au joug de « l’absolutisme autoritaire de la langue unique », et se démocratise. La prépondérance, à l’époque moderne, de l’écriture prosaïque face à l’écriture poétique pourrait en être une preuve. Car, la prose se caractérise par rapport à la poésie par sa linéarité (Valéry recourt aux images de la marche et de la danse pour les confronter), et son approche de la réalité commune. Aussi va-t-elle à l’encontre de la poésie, laquelle est notamment marquée par ses contraintes formelles, et correspond moins que la prose à la description de la réalité moderne. Ne s’engraisse-t-elle pas à mesure que nous avançons dans l’histoire ?

Reprenons maintenant notre question de départ. Pourrons-nous parler du roman persan ? La réponse serait positive si nous élargissions le champ des définitions du romanesque au-delà du contexte socioculturel et historique de l’Occident. Se trouvent également, notons-le, des théoriciens et penseurs qui s’opposent à cette approche historique du roman, en l’inscrivant dans un ensemble plus vaste de déterminations socioculturelles. Ils voient en effet dans le roman moderne une forme parmi d’autres des récits humains. Entre autre, Etiemble donne du romanesque, dans son texte, Genèse du roman, écrit pour l’Universalis, une définition transculturelle qui ne tient pas compte du point de vue historique. Du coup, le roman se trouve inscrit dans une longue généalogie, remontant à l’Antiquité et aux traditions narratives de toutes sortes : hébraïque, grec, indienne, chinoise et persane. Il se retrouve ainsi dans la lignée des contes et des mythes, comme s’il ne faisait preuve d’aucune rupture avec la tradition de la fiction. Cette dernière définition ne considère pas en effet la spécificité de la correspondance qu’entretient la forme romanesque avec la réalité, un rapport de nature essentiellement épistémologique, c’est-à-dire touchant à la manière dont la vie et le monde sont représentés dans le roman ; un rapport marqué de toute évidence des exigences du monde moderne, imprégné à son tour et dans ses quatre coins par les expériences individuelles de chacun.

Cela dit, il existe un lien privilégié entre le roman et la modernité, quoique le roman s’enracine dans des formes plus anciennes. Celles-ci n’ont effectivement pas de liens très forts avec le roman. Pour ce qui concerne le roman persan, il a des origines explicitement occidentales. Qu’ils soient français, russes ou américains, les romans étrangers ont eu un impact très fort sur la genèse de la forme romanesque en Iran, et sont à ce même titre considérés comme un canon pour juger de sa qualité. C’est en tenant compte de ces mêmes définitions données ci-dessus, qu’à titre d’exemple, Yousef Ishaghpour se permet de qualifier La Chouette aveugle de Hedâyat comme le premier roman moderne de la littérature persane, et son auteur comme « le plus grand écrivain moderne de l’Iran » [16]. Sont considérés, dans cette qualification, moins les aspects techniques et formels de l’œuvre de Hedâyat que sa vision du monde ainsi que son nouveau rapport du moi au réel. Et si ce rapport prend l’allure de cauchemar, c’est parce que, dit Ishaghpour, « le cauchemar, c’est le mode d’être du monde visionnaire dans le contexte de la modernité. » [17] Se trouve de même situé (si ce n’est déchiré) entre un monde visionnaire et un monde désenchanté tout écrivain iranien voulant s’essayer à la forme romanesque, telle qu’elle est précédemment décrite. D’autres écrivains tels que Bahman Forsi ou Houshang Golshiri ont de même fait dans leurs œuvres place à une conception du monde différente. Telles figures se font cependant rares. Quelles peuvent être les raisons ? Répondre à cette question n’est pas l’objet de ce billet. Nous ne manquons cependant pas d’apporter une petite explication, fut-ce-t-elle la dernière dans l’ordre des arguments : la vision iranienne du monde est particulièrement marquée par la poésie. Cette dernière caractérise au fond le regard que porte sur le monde le Persan : « nulle part ailleurs, dit Dariush Shâyegân, la pensée et la poésie n’ont connu une telle symbiose prodigieuse, une telle syzygie sans faille » [18] qu’en Iran.

Notes

[1Lukacs, La théorie du roman, trad. Jean Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, p. 49.

[2Max Weber, La vocation de savant, pp. 105-106.

[3Lukacs, op.cit., p. 99.

[4Ibid., p. 89.

[5Milan Kundera, L’art du roman, éd. Gallimard, 1995, p. 20.

[6Danièle Sallenave, Le don des morts. Sur la littérature, Gallimard, 1991.

[7Lucien Goldman, Pour une sociologie du roman, éd. Gallimard, Paris, 1964, p. 36.

[8Hegel, Esthétique, t. 2, éd. Livre de poche, 2008, p. 325.

[9Stendhal, Le Rouge et le Noir, Seconde partie, chapitre XIX.

[10Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque » dans Littérature et réalité, Paris, éd. Du Seuil, 1982, p. 23.

[11Ibid., p. 15.

[12Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, éd. Grasset, 1988, p.15.

[13Louis Aragon, Les cloches de Bâle, éd. Gallimard, 1972, p. 12.

[14Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit par Daria Olivier, éd. Gallimard, 1978, p. 17.

[15Ibid.

[16Youssef Ishaghpour, Tombeau de Sadegh Hedayat, éd. Farrago, 1999, p. 40.

[17Ibid., pp. 37-38.

[18Daryush Shayegan, Les illusions de l’identité, éd. Du Félin, 1992, p. 18.


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