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"Abou Torâb Khosravi est né le 1er farvardin 1335 (21 mars 1956), et est un amoureux de la ville de Shirâz. Il s’est initié à l’art du récit grâce aux cours de l’un de ses professeurs de lycée. Son premier ouvrage, un recueil de nouvelles, est paru en 1370 (1991) sous le titre de Hâvieh (Chaos). En 1377 (1998), il a publié son Divân-e Soumanât (Recueil de Soumanât), suivi, deux ans plus tard, d’un premier roman, Asfâr-e Kâtebân (Cahiers des scripteurs) qui a reçu le prix Mehregân-e Adab. L’année 1382 (2003) voit la publication du second roman de Khosravi, Roud-e Râvi (Le Fleuve narrateur), que récompensera à son tour le Prix de la Fondation Golshiri. Le mot est le principal mot clé de l’œuvre d’Abou Torâb Khosravi ; l’authenticité, chez lui, revient aux mots mêmes."
Ouvrant Le Livre détruit (1388, 2009), cette courte note autobiographique résume peut-être bien la carrière de l’auteur. Sa profonde réflexion apparaît dès les titres des ouvrages, notamment au travers du thème du « livre absent » (Recueil de Soumanât), de l’idée de l’impersonnalité de l’instance narrative (Le Fleuve narrateur), ou de par son auto-négation et son écriture raturée (Le Livre détruit). De par la place centrale qu’elle accorde aux signifiants, aux mots, et par son « aventure d’écriture », l’œuvre d’Abou Torâb Khosravi se présente comme une parfaite illustration de tout ce qu’a pu découvrir, depuis le romantisme allemand, la pensée littéraire européenne et sud-américaine, autant au niveau de la création proprement dite, « première », que sur le plan de la théorie et de la critique littéraires – lesquelles ne se différencieraient de l’opération « créationnelle » que par leur « caractère second ». [1] Placer la carrière de Khosravi sous le signe d’une littérature dont il semble justement vouloir se démarquer [2] n’aura rien d’un contresens si l’on constate que, depuis deux siècles, en Europe et ailleurs, l’acte d’écrire passe en même temps pour une réflexion – au double sens du terme – sur l’écriture [3], et que c’est par cette réflexion que l’écrire moderne se distingue de l’écriture classique. [4] L’œuvre de Khosravi rejoint cette littérature « dédoublée », où l’on assiste à une manière de confusion entre l’art et la pensée de l’art, entre l’écriture première et l’écriture seconde. ہ admettre que ce dédoublement est aussi vieux que la littérature moderne, et que celle-ci naît au moment où elle prend conscience d’elle-même en tant que discours autoréférentiel et, par conséquent, autoréflexif, la notation de la « modernité » de Khosravi ne peut que revenir à celle de l’exploitation, par ce dernier, des lieux communs de l’écriture romanesque depuis deux cents ans. De cette double notation se déduirait, de manière un peu paradoxale, le caractère doublement « classique » du roman khosravien : classique, il l’est en effet, une première fois, par sa tentative de renouer avec la tradition orientale du récit – celle de Sa’di, Bala’mi et Beyhaghi, que Khosravi cite avec engouement (Alphabet, 37) ; une seconde fois, par son enracinement, conscient ou inconscient, dans une littérature « non mimétique » – donc autoréflexive –, que l’on fait remonter au « livre sur rien » de Flaubert (Baron, « Atelier »).
Khosravi n’a peut-être jamais prétendu qu’il faisait des « livres sur rien ». Il a en revanche créé des êtres n’ayant d’autre existence que linguistique ; des êtres qui se forment, qui prennent corps et âme au fur et à mesure qu’ils s’écrivent (voir notamment « Pieds de soie », dans Recueil de Soumanât et Le Fleuve narrateur, p. 15), et qui sont incapables de mourir, justement parce qu’ils sont « faits de mots » (« Chant funèbre pour Jâleh et son assassin », dans Recueil de Soumanât). C’est par là que l’écriture de Khosravi va dans le sens de la conception flaubertienne et post-flaubertienne du langage littéraire. Cela s’explique : les notions de « non mimétisme » et de « livre sur rien » ne disent pas la retraite définitive de l’imitation ou de la représentation (Emma Bovary n’est pas sans « archétypes ») ; elles disent plutôt l’avènement d’un langage qui crée plus qu’il ne représente ; d’un langage (quasi) originel, qui réside (quasiment) « dans le principe » et qui cesse (presque) de « présupposer » le monde, pour en venir à (re)créer le monde – ou un monde meilleur. Se lit, dans cette nouvelle expérience de la parole, chrétienne par excellence, le double apport de la révolution esthético-littéraire du XIXe siècle : à l’imitation classique, elle oppose le « non mimétisme » flaubertien ; au langage représentatif, hérité du XVIIe siècle, elle substitue un langage premier, créateur, principiel. Le conflit permanent du classicisme et de la modernité chrétienne constitue ainsi la toile de fond de la révolution romantique : de la querelle des Anciens et des Modernes, qui agite la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle français, au Génie du christianisme de Chateaubriand, la carte que jouent à chaque fois les partisans de la nouveauté, c’est la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux païen de l’Antiquité et du classicisme.
L’écriture khosravienne rejoint cette conception « religieuse » du langage. Elle fait écho au « Sois » de la Genèse et au kon fa yakoun coranique. L’« authenticité » que Khosravi accorde au mot serait à entendre dans le sens de cette même fonction « génétique » du mot, mais aussi comme une affirmation de sa valeur matérielle, de sa « corporéité » : « [Pour Molavi Abdel Mahmoud,] la foi en la corporéité du mot allait de pair avec la foi en la corporéité du feu. […] Les guides suprêmes du Meftâhiah considèrent le feu comme l’origine de la création de l’univers, et leur foi en la matière de la poésie vient de ce que la poésie s’identifie au feu ». [5] Il faudrait féliciter l’auteur pour la beauté de ce texte – sans oublier certaines ambiguïtés dues à des négligences stylistiques, ici et ailleurs –, ainsi que pour son effort d’« orientaliser » des thèmes issus de la littérature occidentale, ou de prouver comment ces thèmes proviennent de l’Orient même. Sa réflexion sur le langage littéraire ne s’en rapproche pas moins, cette fois, du lieu commun de la poésie mallarméenne, à savoir l’idée que, dans sa matérialité, le mot « est un principe qui se déploie à travers la négation de tout principe » (dans l’allégorie du « feu », se lirait cette ambivalence du langage en tant que principe à la fois fondateur et destructeur). Cette idée sera reprise dans « Le livre détruit », où le narrateur entreprend de ruiner, par l’écriture, des êtres qu’il semble avoir créés dans un texte précédent.
Il n’est nullement question ici de déprécier la poétique khosravienne par une démonstration de sa parenté avec d’autres poétiques, plus discutées, donc plus connues. Il s’agit plutôt de faire remarquer comment la (re)mise en évidence « intrafictive » de la réflexivité littéraire ne peut donner naissance aujourd’hui qu’à une écriture « quelconque », et à quel point, sans un changement radical aux deux niveaux formel et conceptuel, le parti de l’« iranisation » du roman moderne [6], aussi légitime soit-il, peut se révéler insuffisant. L’œuvre de Khosravi souffre en effet d’une forme complaisamment réflexive qui, loin de conforter l’« iranisation », en empêche le total accomplissement, pour la simple raison que, quelles que soient ses origines (Les Mille et une nuits ?), l’autoréflexivité doit sa théorisation à l’Europe. Et pas seulement sa théorisation : avant que Khosravi ne découvre la fonction « vitale » du mot, Georges Perec avait fait des voyelles les protagonistes préférés de ses romans.
Le constat du « quelconque » se vérifie encore dans la note autobiographique de Khosravi : « Le mot est le principal mot clé de l’œuvre d’Abou Torâb Khosravi ; l’authenticité, chez lui, revient aux mots mêmes ». Mais quel écrivain ne reconnaîtrait pas aujourd’hui que l’authenticité revient aux « mots mêmes » ? N’est-ce pas là, au fond, l’unique justification de tout acte d’écrire ? Or ce qui, à première vue, se donne pour un trait singulier de la « mini-autobiographie » de Khosravi, se révèle n’être, en dernière analyse, qu’un trait absolument banal. L’intérêt de ces formules gît sans doute moins dans leur lettre, que dans ce qu’elles impliquent doublement : 1. la position de l’évidence en autodéfinition ; 2. la mutation de l’autodéfinition en une définition de l’écrivain en général – où se lisent, en outre, l’impersonnalité et l’ « universalisme » intrinsèques de toute écriture, même à prétention autobiographique. Cette impersonnalité, cet universalisme constitueraient l’autre face de l’« exclusion » autobiographique de l’homme et du monde, dont Jean Bessière [7] a dévoilé le mécanisme dans son examen de l’Ostinato de Louis-René des Forêts.
Bibliographie :
Agamben, G., La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, tr. fr. M. Raiola, Paris, Le Seuil, 1990.
Agamben, G., La Puissance de la pensée : essais et conférences, tr. fr. J. Gayraud et M. Rueff, Paris, ةditions Payot & Rivages, 2006.
Baron, Ch., « Atelier de théorie littéraire : réflexivité et définition du fait littéraire » : www.fabula.org/atelier.php?Réflexivité_et_d&ea...
Bessière, J., La Littérature et sa rhétorique : la banalité dans le littéraire au XXe siècle, Paris, PUF, 1999.
Bessière, J., Quel statut pour la littérature ?, Paris, PUF, 2001.
Bessière, J., Littérature, modernité, réflexivité (dir. avec M. Smeling), Paris, Champion, BLGC, 2002.
Blanchot, M., La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949.
Chateaubriand, F.-R. de, Génie du christianisme, Paris, Flammarion, 1966.
Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Gallimard (folio), 2001.
Forêts, L.-R. des, Ostinato, Paris, Mercure de France, 1997.
- Forêts, L.-R. des, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, 2003.
- Foucault, M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard (tel), 1966.
Genette, G., Figures I, Paris, Le Seuil (points), 1966.
Khosravi, A. T., Hâvieh (Chaos), Téhéran, Markaz, 1370 (1991).
Khosravi, A. T., Divân-e Soumanât (Recueil de Soumanât), Téhéran, Markaz, 1377 (1998).
Khosravi, A. T., Roudeh Râvi (Le Fleuve narrateur), Téhéran, Qesseh, 1382 (2003).
Khosravi, A. T., Ketab-e Virân (Le Livre détruit), Téhéran, Tcheshmeh, 1388 (2009).
Khosravi, A. T., « Entretien à Khabaronline », www.khabaronline.ir/news-68390.aspx.
Perec, G., La Disparition, Paris, Denoël, 1969.
Perec, G., Les Revenentes, Paris, Julliard, 1972.
Rancière J., La Parole muette : essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette Littératures, 1998.
Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (folio essais), 1948.
[1] Genette, 1966, pp. 145-149.
[2] Voir son entretien à la revue Alphabet, no.37.
[3] Blanchot, 1949, pp. 293-295.
[4] Sartre, 1948, pp. 99 ; 128-129
[5] Le Fleuve narrateur, p. 7.
[6] Voir l’entretien à Khabaronline.
[7] 2001, p. 109.