N° 83, octobre 2012

Mahmoud Dowlatâbâdi, le gardien séculaire
à la recherche du réel social


Ebrahim Salimikouchi


« La vie, à son sommet, se transforme en art. A savoir, vivre dans l’art s’incarnera dans l’amour ».

Mahmoud Dowlatâbâdi [1]

Comme son roman, Djâ-ye khâli-e Soloutch (La place vide de Soloutch), il est un vent un peu brutal au milieu de notre littérature, au milieu de nous. Pourtant, on le lit, le relit et on fait allégeance de lucidité à cet homme qui écrit en noble persan et pour son style qui n’est égalé que par quelques élus de la beauté de cette langue. L’homme qui, durant la trêve des saisons, a produit l’art issu de la douleur et retournant à la douleur.

Dowlatâbâdi donne l’impression de nous toiser du haut de ses mots. Habitant des hautes solitudes [2], des infinis déserts, sa palette de couleurs est presque vide. En le lisant, son écriture descend en nous. Elle porte en elle son obscurité et sa flamme. Lire Dowlatâbâdi est le plus souvent une aventure d’échanges, de partages, de confrontations, de découvertes ou de redécouvertes.

Mahmoud Dowlatâbâdi est né en 1940 dans une famille modeste à Dowlatâbâd de Sabzevâr (l’ancienne Beyhagh), près de Mashhad, village situé à quelques kilomètres au sud de Sabzevâr, dans la province du Khorâssân au nord-est de l’Iran. Il vécut jusqu’à l’âge de sept ans dans son village natal où il apprit l’alphabet et commença à lire les contes et récits populaires comme Tchehel touti (Les quarante perroquets), Hossein Kord-e Shabestari (Hossein le Kurde de Shabestar), Gharshâsb nâmeh (Le livre de Garshâsb) et, surtout, Amir Arsalân Nâmdâr (L’illustre Amir Arsalân) qu’il lit et relit. Autant de contes qui éveillent définitivement son imagination et inspirent ses premières tentatives d’écriture.

Couverture du roman Djâ-ye khâli-e Soloutch (La place vide de Soloutch)

Bien évidemment, cet attachement au monde des contes, récits et autres modes narratifs tels que le naqqâli, le shamâ’el gardâni, les arts musicaux de sa région natale, les narrations élogieuses et panégyriques, les historiettes des derviches ambulants, et surtout l’écoute du ta’zieh et du Shâhnâmeh (Livre des Rois) de Ferdowsi ont constitué autant de motivations ayant incité Dowlatâbâdi à se tourner plus tard vers le récit et les genres narratifs. Ces formes narratives ont été en effet pour lui des sources d’inspiration et lui ont procuré les matériaux indispensables à son écriture romanesque, ainsi que des événements qui restent parmi ses sources d’inspiration de prédilection : la décade de l’Ashourâ (dix jours au cours desquels est célébré chaque année le martyre de l’Imam Hossein), ou encore les mariages hivernaux du village.

Dans la famille tumultueuse de Dowlatâbâdi coexistent deux groupes d’enfants issus d’un père unique mais de deux mères différentes. Cela est aussi l’un des éléments qui lui permirent d’éveiller son imagination et lui fournirent les sujets de son écriture. Le père pense à envoyer Mahmoud en ville pour qu’il poursuive des études religieuses. Cela ne se fait pas pour diverses raisons et il demeure jusqu’à l’âge de 12-13 ans au village avant de quitter sa famille pour chercher du travail ailleurs. Il travaille la terre comme ouvrier saisonnier, pratique l’agriculture et l’élevage, travaille comme garçon de courses chez un cordonnier, assiste ses frères dans un atelier de chaussures, travaille comme ouvrier dans un atelier de vélos et dans une cotonnerie, avant de s’occuper de coiffure. Ce métier de coiffeur lui permettra pendant longtemps et durant certaines périodes difficiles de gagner sa vie. Enfin, il monte à Téhéran où il trouve un travail dans une petite imprimerie, puis devient coiffeur aux abattoirs de la ville. Après quelques temps, il retourne chez lui puis se rend à Mashhad. Il revient enfin à Téhéran pour devenir déclamateur puis souffleur au théâtre et contrôleur au cinéma. Il entre au grand quotidien du soir Keyhân où il est chargé de trouver des annonces publicitaires. Pour quitter ce travail difficile et décevant, il rejoint la section commerciale du journal en province. Il en est renvoyé et devient magasinier : il est alors chargé de répertorier la marchandise d’une entreprise. Il abandonne aussi ce travail de magasinier pour devenir opérateur téléphonique dans une salle de théâtre. En 1969, il est agent temporaire du Centre de développement culturel.

Vers 1959-60, arrivé à Téhéran, il s’inscrit au cours du théâtre Anâhitâ. Mais les cours étaient commencés et la date d’inscription dépassée. Il est donc contraint de se rendre au théâtre Pârs dans le quartier Lâlezâr de Téhéran pour devenir présentateur de programmes. Sa pièce de théâtre L’Obstacle, dont le récit et même les personnages apparaissent dans le film Gavaznhâ (Les cerfs) de Massoud Kimiâï est le produit de cette expérience.

Enfin il réussit à s’inscrire aux cours du théâtre Anâhitâ. Là, il révèle de telles capacités qu’il devient premier élève du cours d’acteur. C’est le début d’une expérience riche et profonde qui se prolonge sur plusieurs années. Il jouera différents rôles dans des pièces de théâtre et apparaîtra même une fois à l’écran dans Gâv (La vache) de Dârioush Mehrjouyi. Il monte sur la scène de théâtre à Téhéran et joue différents rôles dans des pièces étrangères ou iraniennes comme Les nuits blanches de Dostoïevski [3], Le pari pour la mort de Vلh Kacha, Les matraqueurs de Varazil de Gholâm Hossein Sâdi, Le conte du talisman, de la soierie et du pêcheur de ’Ali Hâtami, etc. En 1975, il est arrêté pour avoir joué dans Les profondeurs sociales de Maxime Gorki et emprisonné pendant trois ans.

Cette vie et ces emplois divers et successifs influencent son enthousiasme grandissant pour la littérature. En réalité, il croit que c’est à travers l’expérience que l’homme prend conscience de ses potentialités, ses faiblesses et ses capacités et c’est également ainsi qu’il peut maîtriser les relations humaines et sociales : « Tant qu’on n’a pas dormi au coin d’une rue, il est impossible de saisir l’aveuglement de l’environnement social à l’encontre de ses propres enfants ; tant qu’on n’a pas été dans l’obligation de passer une nuit sur le toit d’une bergerie par manque de foyer, il est impossible de concevoir le prix de la sécurité en société et son exigence pour tous les membres de la société, tant qu’on n’a pas vécu dans une maisonnée de trente mètres carrés encombrée d’individus et dans l’impossibilité de dormir à cause de l’odeur nauséabonde du ventre de la blanchisseuse malade, on est incapable de croire que l’être humain doit d’abord disposer du minimum de subsistance et de dignité et ce n’est qu’après... qu’il peut affronter les êtres les plus détestables qui soient, autrement dit, les oisifs, les parasites et les paresseux qui constituent l’essentiel des forces sombres de la société. » [4]

L’entrée en matière littéraire de Dowlatâbâdi eut lieu dans le village même de Dowlatâbâd et à la faveur d’écrivains comme Sâdegh Hedâyat, Sâdegh Choubak et Bozorg ’Alavi. Pendant les années 1958-59, il commence à lire des romans policiers. Après avoir vu des films étrangers comme Le Vol des cigognes et La Destinée d’un homme et lu quelques nouvelles de Tchekhov, il découvre qu’il existe des écrivains qui ont raconté et continuent de raconter la réalité sociale. Dans Rad (La trace), il dit à ce propos : « A mon sens, il n’y a pas d’art asocial. Tout ce qui est de l’art, est du social. Pourtant, c’est l’artiste qui est pour ou contre une classe sociale. » [5]

Couverture du livre Hejrat-e Soleymân (La migration de Soleyman)

En cherchant les œuvres où il n’existe aucune distance entre l’homme et son environnement, il prend enfin la plume et noircit des pages : « Il faut douter de l’existence de "l’art pour l’art". Il ne peut pas exister. Ce qui est appelé sous cette étiquette est, en vérité, "l’art au service des privilégiés". Car chaque phénomène qui s’intègre aux rapports sociaux, se trouvera à la disposition d’un groupe social ou d’une classe. » [6]

Bien évidemment, il mettra le feu à tout ce qu’il avait écrit avant, comme Le bout de la nuit qui a été publié en 1962 dans la revue Anâhitâ. Dès lors, parmi d’autres travaux de Dowlatâbâdi, on pourrait citer Hejrat-e Soleymân (La migration de Soleyman), Lâyeh-hâ-ye biâbâni (Les couches désertiques), Bâ Shebiro (Avec Shebiro), Gâvârebân, Aghil Aghil, Ahou-ye bakht-e man (La gazelle de mon destin), Ghazel, Kalidar (son œuvre monumentale en 10 volumes), Osseneh Baba (adapté au cinéma sous le titre La Terre), Rouzgâr-e separi shodeh-ye mardom-e sâlkhord-e (Le temps passé du peuple séculaire), Didâr-e Baloutch (La rencontre du Baloutche), Solouk… Ses ouvrages romanesques de 1964 à 1979 ont été imprimés dans un recueil en en trois volumes intitulé Goft o gozâr-e Sepanj (Le bilan de Sepanj). Il est également l’auteur d’ouvrages non-romanesques comme les pièces Tangnâ (La contrainte), les recueils des articles (La Trace ou Le ة de l’ةcriture) ou bien ses interviews Mâ niz mardomi hastim (Nous aussi, nous sommes un peuple) qui constituent, en quelque sorte, la sphère théorique de ses préoccupations d’écrivain intellectuel et activiste.

Appartenant à la génération d’écrivains des années soixante, il élabore une littérature portée par l’histoire synchronique de son pays, pour enregistrer la situation réelle. C’est pourquoi il focalise son regard sur les conditions quotidiennes de la société décrite, qu’il recrée d’une manière plutôt véridique. Se définissant comme un « romancier du réel », il s’est retrouvé interprète des amertumes, des fatigues, des souffrances et du malaise : « Mon art favori est celui qui, en préservant toute son indépendance, est en rapport profond et permanent avec toutes les dimensions de la vie. Il profite de tous les côtés de la vie et les représente ensuite de la façon la plus appropriée. Je souhaite un tel art et j’y ai trouvé une essence sacrée. Eloigné du mensonge, de la flatterie et de l’hypocrisie, il est patient et profond. C’est à partir de l’Histoire de son peuple qu’il prépare son bagage, la forge et l’offre enfin à son peuple. Un tel art garde une relation éternelle avec l’essence de la vie et de la société. » [7]

« Considéré comme un disciple de l’école de Gorki et peut-être le plus authentique de cet école » [8], Mahmoud Dowlatâbâdi est le reflet d’une époque qu’il a pu décrire. Il fait ainsi partie de cette génération d’écrivains du désenchantement, de la désillusion et de la déception qui, en apercevant une réalité complètement différente, n’a plus cru aux promesses et aux lendemains chantants qu’on leur promettait. Leurs soucis de dévoiler la corruption et la dégradation de la vie sociale et morale de leur époque leur ont fait souligner l’importance de l’écrivain-intellectuel, de son statut et de sa responsabilité dans une société où l’écrivain vit l’amoindrissement de ses valeurs. Dowlatâbâdi a cherché une expression authentique, appelée à fonctionner comme une mise en cause du système en place pour illustrer la réalité du vécu social qu’il voyait. C’est ainsi que cette perception a conditionné toute la trame de sa production romanesque. Il souligne à ce propos dans La trace que : « La littérature devrait être dénonciatrice du mensonge. Mais elle ne dénonce pas un mensonge par un mensonge. De nos jours - et à peu près de tous les temps -, c’est la vérité qui se trouve en bataille contre le mensonge et non pas le mensonge contre le mensonge. » [9]

D’ailleurs, son discours articulé autour des questions essentielles comme l’Histoire et la culture, son courage dans la défense de ses convictions et dans le fait d’oser écrire sur les drames de son époque, l’a érigé en l’un des écrivains romanesques iraniens les plus accomplis de sa génération. Il s’est effectivement distingué par le fait d’être un écrivain enraciné qui, au cœur de son pays, au milieu de son peuple, était attentif à ce qui se passait dans les infrastructures de la société. De ce fait, il a été également estimé pour l’ensemble de sa réflexion sur la société iranienne qui englobe une signification sociale importante dans ses œuvres théoriques comme La Trace, Le E de l’écriture, ou encore Nous aussi, nous sommes un peuple.

L’œuvre dowlatâbâdienne jouit aujourd’hui aussi d’une grande consécration, comme en témoigne sa progression sur le plan éditorial, ainsi que le nombre des travaux universitaires qui lui sont consacrés.. Car chaque phénomène qui s’intègre aux rapports sociaux, se trouvera à la disposition d’un groupe social ou d’une classe

Notes

[1Dowlatâbâdi, Mahmoud, Noun-e Neveshtan (Le É de l’Écriture), Éditions Tcheshmeh, Téhéran, 2010, p. 35.

[2En faisant allusion au roman de Tahar Ben Jelloun, La Plus Haute des Solitudes, Paris, Seuil, 1977.

[3Cette pièce était en effet une adaptation de Dostoïevski, Fiodor, Les Nuits Blanches, Paris, Babel, 1992.

[4Rouhbakhshân, ’Abdolhamid, « Mahmoud Dowlatâbâdi » in Adineh, n°25, 2003.

[5Dowlatâbâdi, Mahmoud, Rad (La trace), op. cit., p. 192.

[6Ibid., p. 193.

[7Dowlatâbâdi, Mahmoud, Rad (La trace), cit., p. 304.

[8Sepânlou, Mohammad ’Ali, Nevisandegân-e pishro-e Irân (Les écrivains avant-gardes de l’Iran), Téhéran, Negâh, 2003, p. 124.

[9Dowlatâbâdi, Mahmoud, Rad (La Trace), op. cit., p. 26.


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