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L’assemblage des feuilles touffues des orangers devant la fenêtre avait assombri la classe. On venait d’effacer le tableau noir à l’aide d’un chiffon sale et les particules de craie diffusées dans l’air entraient dans mes poumons.
Le professeur n’était pas encore entré. Seyyed Mahmoud, assis avec sa tête chauve sur le banc de devant, passait une lame de rasoir dans la fente de son pupitre, avec son oreille collée dessus pour écouter la mélodie qu’il composait.
Akbar, à l’aide d’un couteau, gravait sur le mur son nom et l’ornait de fleurs et d’oiseaux, à la manière des épigraphes. ’Abbâs, lui, copiait à toute vitesse les devoirs qu’il n’avait pas faits à la maison.
-Levez-vous.
Le professeur entra. Toute la classe se leva et commença donc l’heure de la rédaction ; la semaine passée, le professeur avait donné le sujet de rédaction suivant : « Ecrivez une lettre à votre père et demandez-lui de vous emmener à la campagne, après les examens de la fin de l’année et pendant l’été ». Les sujets de rédactions tournaient généralement autour des mêmes thèmes. Soit on devait écrire une lettre au père, à la sœur, à la mère ou à un ami ; soit il fallait donner son opinion sur la justice, l’honnêteté et la bonne foi.
Pour des sujets du premier type, la formule ci-dessous devait figurer dans l’introduction : « Mon très honorable père. Que ma vie vous soit sacrifiée. Si par bienveillance vous voulez être au courant de l’état dans lequel se trouve votre serviteur ; Dieu merci, je vais bien et prie toujours pour votre bien-être ». Quant aux sujets du second type, ils devraient généralement commencer par une expression telle que : « Personne n’ignore évidemment que la fidélité et l’honnêteté sont parmi les bonnes qualités de l’homme, et quiconque est paré de ces qualités passe de la bassesse à la gloire ». Cette expression était généralement suivie d’un vers non rimé et insignifiant.
Je me rappelle bien qu’après les cours de rédaction, j’avais les oreilles à tel point remplies de ces expressions banales et toutes faites que je sentais la tête me tourner ; la classe même me paraissait comme une poubelle tellement bourrée de ces formules surannées et répétitives qu’il me semblait que les mots et les expressions ainsi employées en avaient elles-mêmes assez, aussi bien des élèves que du professeur.
Ce jour-là, les élèves lurent un à un leur rédaction. J’étais écœuré d’entendre de nouveau ces formules identiques dans les rédactions. Arriva enfin le tour d’Ebrâhim.
Ebrâhim était un garçon pauvre et aimé de tous ; d’une part à cause de la promptitude de ses réponses, et d’autre part pour sa gentillesse et son doux caractère. Obligé d’accomplir seul toutes les tâches de la maison, y compris l’achat du pain, de la viande, de l’huile, du charbon - qui le contraignait d’être en contact direct avec des marchands en tous genres -, il était devenu plus avisé et habile que nous tous.
Le professeur l’appela :
-Ebrâhim ! Viens et lis ta rédaction.
-"Oui, Monsieur," dit-il ; et brusquement il se leva, rajusta son pantalon rapiécé, jeta un rapide coup d’œil aux alentours, prit son cahier et se tint droit devant la table du professeur.
-Pourquoi ne lis-tu pas ? Vas-y, dépêche-toi !
Gorge serrée, comme s’il avait sur le dos un lourd fardeau, Ebrâhim approcha son cahier de ses yeux myopes et avec une voix qui laissait deviner combien il essayait de retenir ses larmes, il lut :
« Mon père… père dur et enragé. Notre professeur qui ne connaît peut-être qu’une vie calme et tranquille, ignore dans quel enfer je passe mes nuits et mes jours. Il ne sait ni combien vous êtes rude ni à quel point je suis malheureux. N’étant pas au courant de l’atmosphère morne qui règne sous notre toit, il nous a demandé de vous écrire une lettre et de vous demander de m’emmener à la campagne pendant les vacances.
La campagne ! Quel joli mot ! Il veut que vous m’emmeniez dans des jardins pour que je puisse y jouer auprès des ruisseaux, cueillir des fleurs, courir derrière les petites filles, leur tirer les cheveux, les battre et les faire pleurer. Il veut que vous m’emmeniez à la campagne où je puisse grimper aux arbres, verser de l’eau sur mes camarades, couper les épis des blés, siffler dans leur tige, m’installer sur une escarpolette et me balancer ; voler des fruits du verger voisin et le soir las, m’asseoir auprès de grand-mère et écouter les contes qu’elle me raconte.
Le professeur veut que vous m’emmeniez à la campagne sans connaître la campagne que vous me destinez tous les jours. Le professeur ne peut même pas imaginer qu’au lieu de m’emmener à la campagne, vous me réveillez le matin avec des coups de pied dans le ventre pour m’envoyer aller vous acheter du pain.
Il ne sait pas qu’au lieu de souhaiter que vous m’emmeniez à la campagne, je désire voir une seule fois un sourire sur vos lèvres. Il ne sait pas, le professeur, que sous notre toit retentissent les cris que vous destinez à ma mère et les malédictions qu’elle vous adresse.
Oui, le professeur méconnaît l’atroce souffrance que j’endure, pareille à la graine pressée et écrasée entre deux pierres.
Monsieur le professeur ne sait pas que tous les soirs, je suis obligé d’abandonner mes études pour apporter votre bouteille vide chez le marchand de vin et vous la rapporter remplie.
Monsieur le professeur demande, à l’infortuné que je suis, de lui décrire mes vacances à la campagne ; et moi, obligé de jouer à l’hypocrite, et de faire semblant d’être comme mes camarades de classe, je dois vous implorer dans ma lettre de m’emmener à la campagne.
Non, au lieu de la campagne, je désire que vous soyez un peu tendre avec moi ; que vous me caressiez et me réveilliez avec moins de brutalité. Je veux tout simplement que vous ne m’injuriiez pas, que vous ne vous soûliez pas et que vous ne m’envoyiez pas en pleine obscurité de la nuit aller vous acheter du vin. Je veux que vous ne cherchiez pas des prétextes, quand j’achète du pain, pour me gronder. Je désire que vous ne me renvoyiez pas chez le boulanger ou le marchand de viande lui rendre ce que j’avais acheté. Ils se moquent de moi, ces marchands, et me lancent des quolibets. Je ne supporte plus d’être ainsi méprisé.
Je ne veux pas aller à la campagne, mais qu’au moins, un jour, un seul jour, vous ne m’envoyiez pas au bazar pour ne pas être obligé de discuter avec ces méchants marchands. Ils me méprisent et je ne suis pas assez fort pour les battre. Mon cœur se brise. Je pleure. Mais combien peut-on pleurer ?
Mon très cher père, je ne veux pas aller à la campagne. Je désire tout simplement qu’un seul jour vous n’injuriez pas ma mère et qu’elle ne vous maudisse pas.
Quelle attitude paradoxale dois-je adopter dans vos querelles habituelles ? Dois-je m’allier à ma mère et vous maudire ou prendre votre côté et injurier ma pauvre mère ? Pourquoi nous, qui sommes faits pour nous aimer, ne devons-nous pas être doux l’un envers l’autre ? Pourquoi avons-nous transformé notre maison en un cimetière morne et sombre ?
Non. Je ne veux pas aller à la campagne. Je veux tout simplement que cette fosse obscure dans laquelle nous vivons s’éclaircisse et se réchauffe par la chaleur de l’amour. »
Au silence mêlé de stupéfaction qui régnait la classe, s’entendaient les sanglots d’Ebrâhim.
ہ travers les mains du professeur cachant son visage, je vis une larme tomber sur le cahier de notes.
-Va t’asseoir Ebrâhim. Je ne peux en écouter plus, tu m’as fendu le cœur."
* Titre original persan : "Zang-e enshâ’ ", nouvelle extraite de l’ouvrage Shalvâr-hâye vaslehdâr (Les pantalons rapiécés) de Rassoul Parvizi.