N° 87, février 2013

Le silence de l’isolement (Sokout-e tanhâyi)
Tiré du roman du même nom de Mahindokht Rezâyi


Traduit par

Royâ Razzâghi


A l’âge de 61 ans, on m’envoya dans une maison de retraite sans chercher à comprendre la souffrance qui me rongeait intérieurement : voilà l’aboutissement d’une vie durant laquelle je n’avais enduré que des souffrances de toutes sortes.

Ici, on m’accueille à bras ouverts. Malade, infirme et incapable de parler, j’essaie cependant d’enregistrer dans ma mémoire les moindres détails concernant mon arrivée dans cette nouvelle résidence. On dirait que mes yeux deviennent plus perçants et mon esprit plus perspicace pour m’aider à n’omettre aucun détail et à enregistrer tous les instants de mon bannissement et de ma disparition du cercle familial et de la société.

C’est d’abord le bâtiment de la maison de retraite et sa façade qui attirent mon regard, une grande et belle résidence qui sera désormais mon seul refuge, comme les autres vieillards incapables ou même les jeunes handicapés qui y ont trouvé refuge par solitude. Un grand parc entoure ce beau bâtiment de telle sorte que nous sommes obligés d’en faire le tour en voiture pour atteindre l’entrée principale. Mon regard étonné glisse d’une place à l’autre. La verdure des majestueux arbres du parc dressés très hauts caresse mon regard et la danse souple des belles fleurs s’accorde à ma lamentation intérieure. Ces fleurs paraissent tristes aussi. Comme si le jardinier les avait oubliées. Comme nous, dont les enfants nous ont contraints à être ici, oubliés de la vie.

Sous chaque arbre, un banc pour les exilés aux cheveux blancs qui s’entretiennent. L’endroit paraît calme ; un endroit au-delà du bouillonnement de la vie, un endroit hors des vivants ! Ici au moins, tous sont égaux, riches, pauvres, célèbres ou anonymes, et cette égalité domine l’atmosphère étrangère et froide du lieu. Le parc est si grand qu’il me semble être dans un jardin public ; un jardin prison !

Le parc, au milieu duquel se trouve le bâtiment, est couvert d’un gazon aussi fin que le velours. Des deux côtés des escaliers en marbre qui mènent au bâtiment, sont rangés des vases de pierre remplis de roses qui attirent l’attention et l’admiration de quiconque les regarde. Le sol de la grande salle est en dalles de pierres noires et blanches et l’espace rempli de beaux meubles. Je regarde avec curiosité les chambres situées tout autour de la salle et à travers les portes entrouvertes, je vois que chaque chambre a trois lits. Les escaliers des deux extrémités de la salle rejoignent le premier étage au second. Atefeh [1] me laisse seule dans la salle pour aller régler le reste des affaires concernant mon hébergement. Avec quelle énergie et quelle vitesse ma fille dénuée de tendresse s’efforce de se débarrasser de ma présence !

J’attends le retour de Atefeh lorsqu’une femme âgée s’approche de moi en se présentant : "Je m’appelle Fâtemeh Moghaddam, et vous ?"

La chaleur aimable de ses mains me réchauffe le cœur et ses paroles affectueuses me plaisent. Elle aide de bonne grâce Atefeh à me conduire au deuxième étage. Nous entrons dans une chambre à trois lits et madame Moghaddam me présente à mes compagnes de chambre. Atefeh range mes affaires dans le placard et passe une demi-heure avec moi. Peut-être avec l’intention de me voir m’habituer à ma nouvelle résidence pour m’abandonner ensuite avec la conscience tranquille. Mon Dieu, comme je suis devenue sensible et fragile ! Comme mon cœur se brise facilement ! Le moment de la séparation avec Atefeh est le plus triste et affligeant moment de ma vie. Mon cœur maintes fois brisé ne peut endurer pareille séparation. Mais enfin, une mère vieille et malade n’a d’autre consolation que ses enfants.

A l’âge de la vieillesse, nous cherchons tous la vigueur perdue d’antan dans les efforts et l’existence de nos enfants et nous voyons en eux les espoirs perdus de notre jeunesse. Hélas ! Pleins d’énergie, ils ne peuvent guère imaginer les souffrances qui habitent les cœurs usés du grand âge et ne voient pas, dans l’agitation vigoureuse de la jeunesse, un tel futur les attendre.

Assise dans un coin de ma chambre tel un corps sans âme, je fixe mon regard hagard sur l’avenir incertain qui m’attend. Je n’ai envie de parler avec personne et je me demande en mon for intérieur où me suis-je trompée dans ma vie pour finir ici. Les souvenirs du passé défilent puis courent à toute vitesse devant mes yeux. Je juge mon passé. Peut-être ai-je manqué à mes devoirs de mère pour que mes deux filles m’abandonnent ainsi aujourd’hui. La voix douce d’une femme interrompt le cours de mes réflexions :

-"Ne sois pas triste, madame Reyhâneh ! Ici nous sommes tous logés à la même enseigne et se faire du souci ne change rien à rien. Ils viennent tous nous rendre visite régulièrement le premier mois et puis, comme mes enfants à moi qui m’ont oubliée depuis quelques années, ils ne reviennent plus. Alors viens t’asseoir avec nous et ne t’occupe pas l’esprit. Viens qu’on se parle. Qui sait, peut-être avons-nous eu la même vie. Parce que c’est le destin qui nous a tous traînés ici."

-"Non madame, lui répondis-je, la vie m’a appris à ne pas fuir la réalité, à accepter mes faiblesses et mes torts. Je ne veux pas rouvrir certaines portes du passé et dévoiler certains secrets. Ceux qui doivent comprendre comprennent et ceux qui veulent savoir trouvent d’eux-mêmes les chemins qui mènent à mon cœur. Qui sait ? Un jour peut-être, le secret de mon délaissement, de mon isolement, vous sera révélé."

Stupéfaite, madame Robâbeh me regarde et dit :

-"Entendu, nous sommes patientes. Nous attendrons ce moment."

Une autre femme, au visage doux, assise sur une chaise roulante, se tourne vers moi et dit :

-"Vos propos démontrent que vous-êtes une femme cultivée."

Je me rappelle que madame Moghaddam me l’a présentée sous le nom de Goli.

-"Madame Goli, avoir ou ne pas avoir de culture va-t-il changer mon sort, maintenant que je suis comme l’arbre ravagé par la tempête, pliée, morte de l’intérieur ?! Je sens même que la tendresse et l’amour de mes enfants pour moi n’existent plus. Moi aussi, à partir de ce moment je vais ensevelir mon cœur et mon affection et oublier mes enfants."

Je vois ses yeux briller de larmes qu’elle cherche à empêcher de couler en souriant :

-"Non, ma chère, répond-elle, tel jugement n’est pas équitable. Je n’ai aucune nouvelle de mes enfants depuis deux ans, mais cela ne m’empêche pas de penser à eux et de m’inquiéter pour eux, car l’amour d’une mère ne disparaît jamais. Vous avez le cœur brisé et vous êtes dure avec eux, mais vous finirez par vous adapter à votre nouvelle vie et vous vous rendrez ensuite compte que la décision de vos enfants envers vous n’avait pas été aussi injuste que vous le croyez. Si vous voulez mon avis, si nous devons passer nos derniers jours dans la solitude et l’isolement de notre propre maison et si nous devons cent fois par jour craindre de mourir seules sans nos enfants à nos côtés, il vaut mieux que nous vivions ici en groupe et l’une à côté de l’autre. Ici, nous écoutons chaque jour une des pensionnaires nous révéler le mal qui la ronge et comme nous souffrons presque toutes d’un même mal affectif, chacune essayera d’aider l’autre à triompher de sa souffrance. Ainsi, les jours passent plus facilement et nous ne sommes plus obligées de compter les minutes pour qu’arrive la nuit, nous plaignant de ne pas avoir de confident. C’est comme ça, ma chère, il faut être raisonnable ! Si on nous a oubliées, mieux vaut vivre ainsi."

Je passe la première nuit dans une solitude pure. Comme une orpheline, j’ai la gorge serrée et malgré l’amabilité de mes compagnes de chambre, je me réfugie dans un coin. Dans l’obscurité de cette nuit, que nulle aube ne paraît vouloir dissiper, je ne cesse de songer à la maison de Atefeh, avec cette question lancinante et désagréable qui tourne en rond dans ma tête : est-ce que Atefeh se sent aussi mal que moi en cet instant ? Pense-t-elle à mon état un seul moment ? Mon Dieu, combien m’as-Tu accordé de patience et force pour supporter de tels jours… Mon cœur est souffrant. Mon cœur est brisé de la main de mes plus chers et ils ignorent cette blessure qu’ils ont infligée.

A qui pourrais-je dire que mes bien-aimés m’ont brisé le cœur déjà mille fois déçu par les autres, alors même que j’ai besoin plus que jamais en ces moments de leur présence et de leur amour ? Aujourd’hui que je vis la déchéance du grand âge et que j’ai besoin qu’on me caresse comme un enfant, ils m’ont abandonnée dans un coin. Je n’aime pas fouiller dans mon passé et revivre les souvenirs pitoyables de mon enfance, mais que faire puisqu’ils remontent malgré moi pour attiser davantage ma douleur.

Dans l’attente de l’aube, j’écoute la tristesse de mon cœur brisé, fixant mes espoirs évanouis. Ici, la ronde du temps s’est arrêtée, comme si personne n’avait le droit de sentir son passage. La voix encourageante de madame Moghaddam et son visage gai me tire du monde obscur où je suis plongée, et sa salutation matinale brise le silence lourd de la pièce. On dirait que dans l’obscurité des chimères, un ange plein de bonté est descendu vers moi :

-"Bonjour madame Moghaddam, quelle heure est-il ?"

-"L’heure de commencer une nouvelle vie ! Vous avez passé une mauvaise nuit ?" réplique-t-elle.

Mon Dieu ! Elle connaissait donc l’état dans lequel je me trouvais. J’acquiesce.

-"Ne vous impatientez pas, madame Reyhâneh. Je vous assure que vous allez finir par aimer cet endroit. Ici, l’heure est sue par le déjeuner. Quant aux visites, elles sont toujours possibles, sauf tôt le matin et tard le soir et même cette limitation est pour votre propre confort. D’ailleurs, il est maintenant sept heures du matin."

Mes yeux sont fixés sur le doux et souriant visage de madame Moghaddam mais ma pensée vagabonde vers Atefeh et Peymân. Mon Dieu, que font-ils maintenant ? Comme ils me manquent ! Jusqu’à quand dois-je attendre pour les voir venir me rendre visite ? Comme il m’est difficile de m’adapter à cette nouvelle vie ! Atefeh et Arefeh pensent-elles aussi à moi comme je ne cesse de penser à elles ?

L’amour est réciproque, dit-on et si cela est vrai, pensent-elles à leur mère ? ہ ce qu’elle fait ou à ce qu’elle désire ?

Notes

[1Atefeh : prénom féminin persan d’origine arabe signifiant "tendresse, sensibilité".


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