N° 89, avril 2013

Regard sur Je ne suis pas un moineau de Mostafâ Mastour


Somayeh Dehghân Fârsi


Chercheur, traducteur, poète et écrivain, Mostafâ Mastour est né en 1964 à Ahvâz. Sa carrière littéraire commence en 1990 lorsqu’il publie sa première nouvelle publiée dans la revue Kiyân. En 2002, il traduit également des écrits de Raymond Carver, dont Des Enveloppes et La Distance. Aujourd’hui, avec plus d’une douzaine de nouvelles et romans [1], il est l’un des écrivains majeurs de la littérature persane contemporaine. Sa préoccupation principale est de dépeindre la douleur humaine et de contribuer à la diminuer. [2] Man gonjeshk nistam (Je ne suis pas un moineau) parait pour la première fois en 2008, et attire un grand nombre de lecteurs.

Ce roman contient vingt courts chapitres, et est écrit à la première personne. A l’exception du second chapitre ("La maison"), ainsi que des neuvième et vingtième chapitres ("Cafétéria Pariyâ"), l’histoire se déroule dans un établissement psychiatrique situé près de la caserne militaire Golâbdârreh.

Ce roman appartient au genre postmoderne étant donné que, du début jusqu’à la fin, le lecteur découvre les préoccupations et le monde antérieur des personnages. Autrement dit, la plupart des événements du roman sont la narration de l’état d’esprit de ses personnages. [3] Nous y retrouvons également les principaux motifs des écrits mastouriens : l’insertion de phrases anglaises parmi les phrases persanes, la citation de poésies, des phrases courtes et de longs monologues.

"Lorsque tu ne peux pas changer les règles du jeu, tais-toi et joue." [4] Cette épigraphe de Dâniâl Nâzi, l’un des personnages du roman, inaugurant l’ouvrage, donne le ton. Nous retrouvons cette phrase à la trente-et-unième page du roman. Cet établissement psychiatrique, cadre dans lequel évoluent les personnages de l’ouvrage, est un lieu confortable. Le personnage principal - si on peut le qualifier ainsi -Ebrâhim, qui a perdu sa femme et son enfant lors de l’accouchement, décrit ce lieu en ces termes : "Nous sommes quarante trois. Quatre personnes habitent à chaque étage. Chacune dans un appartement séparé." [5] Chaque appartement est confortablement meublé : téléphone, télévision, ordinateur, salle de bain, radio… Les habitants ont également accès aux journaux, magazines, livres ; se voient servir de bons repas, respirent un air pur. Néanmoins, il manque à l’établissement une chose essentielle : la quiétude. La répétition de bruit de tirs [6] ainsi que les passages d’avion [7] rompant le silence de l’établissement psychiatrique est l’un des signes de ce manque de tranquillité.

Kouhi, directeur de l’établissement, est une personnalité névrotique qui traite les patients comme les soldats d’une garnison. Au lieu de leur redonner confiance en eux, Kouhi les humilie et les qualifie de "stupides". Face à cela, ils peuvent regarder toutes les émissions de télévision sans restriction : "Nouvelle d’un détournement d’avion aux Philippines/ gros plan d’une radiographie de la racine d’une dent cariée/ voiture déstabilisée dans un virage serré qui se renverse […]/explosion et fumée, assassinat de femmes et d’enfants /gros plan sur une dent cariée." [8] La proximité d’une caserne avec l’établissement, les règles difficiles, les discours mensuels de Kouhi, son comportement violent et la désignation des appartements par des numéros font penser à une prison. Cet établissement constitue une sorte de métaphore du monde moderne, apportant à la fois confort et facilité, tout en entraînant l’apparition de problèmes mentaux et communicatifs. Les personnes s’enfoncent de plus en plus dans leur solitude, dans des défis intellectuels personnels. Ils ne peuvent plus communiquer avec les autres.

Les personnages du roman peuvent se diviser en deux catégories : les hommes et les femmes. Les premiers ont des noms étranges, à l’exception d’Amir Mâhân et Amir Nouri : Dâniâl Nâzi, Yâghout Asiâbân, Makhmal, Kouhi. Ils ont une chose en commun : selon Kouhi, chacun de ces patients est tombé dans un puits ou une fosse, qui est à la source de leur maladie : "Dâniâl est tombé dans un puits profond qui s’appelle la question" [9] et "Yâghout Asiâbân est tombé dans un puits profond qui s’appelle la femme. [...] Amir Mâhân est tombé dans un puits qui s’appelle l’obscurité. Toi, [Ebrâhim] tu es tombé dans la mort." [10] Kouhi croit qu’ils ont des diables dans la tête et que pour se guérir, il leur faut s’en libérer. [11] Mais au lieu d’essayer de préserver leur quiétude, le directeur injecte la peur dans les veines des patients en guise de médicament. Selon lui, avec une combinaison de pression et de confort, il parviendra à maîtriser le déséquilibre mental des patients [12] : "Il y a différentes sortes de pressions, mais le résultat de tout cela est unique : la reconstruction de l’esprit humain. En fait, la pression produit une sorte de métamorphose." [13]

Dans sa Théorie du roman, Lukas considère que le roman est "une présentation privilégiée d’une rupture insurmontable entre le héros et le monde." [14] Dans ce roman de Mastour, Ebrâhim, le narrateur, qui est en proie à une sorte de vertige, cherche dans cet établissement, et à la suite de la proposition de sa sœur, un remède à sa maladie. Les premières pages nous présentent un récit général de son passé : changement de son domaine d’étude, sa rencontre avec Afsâneh, leur mariage, leur amour, leurs deux années de vie conjugale, la mort de sa femme et de son enfant au moment de l’accouchement, et enfin sa perplexité. Dès le début, nous sentons l’aspect philosophique de son regard : "J’essayais de me pencher sur moi-même pour effacer ma moitié, mais je ne pouvais pas. Certains s’effacent en entier, ils disparaissent. Peut-être ils le peuvent. Je ne peux pas." [15] Après avoir passé quelques temps dans l’établissement, il comprend qu’il n’y trouvera pas la solution de ses problèmes. Kâboli l’encourage à partir : "L’extérieur est pire que l’intérieur, mais le second est plus infect que le premier [...] Comme le dit Dâniâl, la différence entre ici et dehors est comme celle qui existe entre la peste et le typhus." [16] Ebrâhim décide alors de sortir.

L’autre personnage qui attire l’attention du lecteur est Dâniâl Nâzi, dont l’esprit est animé par des questions infinies. Il est présenté dès la première page du roman : l’homme étrange qui habite au 703. Selon Ebrâhim, "Dâniâl n’a aucun défaut. Seulement, parfois, il fond en larmes sans raison. Parfois, selon Kâboli, ses fils se brouillent et il dit des paroles impertinentes." [17] La sixième partie est une description de l’appartement et de l’état mental de Dâniâl qui compose un poème : nous sommes plongés dans une ambiance chargée de livres (physique, jardinage, religion, génétique…), de magazines, de journaux et de philosophies. Mastour évoque la dimension philosophique du personnage au travers des poésies et textes qui se trouvent sur la table, aux murs ou sur des photos. Il évoque certaines pensées de Dâniâl : "Aucune mort ne fait arriver le monde à son point final, mais nous y arriverons peut-être." [18] Finalement, et contre sa phrase qui constitue l’épigraphe du livre, Dâniâl se suicide. Selon Kouhi, les questions l’ont tué.

La deuxième catégorie des personnages du roman sont les femmes, dont la présence est évanescente. Afsâneh (la femme d’Ebrâhim), Parvin (la bien-aimée de Yâghout Asiâbân), Souri (l’ex-femme de Kâboli), Tâji (la serveuse), Parastou (la femme imaginaire de Nouri) et Pouri (la femme du café Paria) sont les six femmes de ce roman. Mastour dépeint une image traditionnelle de la femme. Afsâneh, qui étudie la photographie, est décrite en train de faire la vaisselle – avant que ne surviennent sa grossesse et sa mort. Lorsqu’Ebrâhim veut décrire sa femme, il parle des goûts, des envies et des inquiétudes communes des femmes, comme la joie d’entendre la nouvelle d’un mariage, la fête de Norouz [19], etc. Elles sont présentées comme éloignées de tout questionnement et de pensées philosophiques. La femme est présentée comme un être passif, qui ne possède pas une vie sociale et intellectuelle.

Kouhi considère la femme comme une créature dangereuse pour les habitants de l’établissement. Il la considère comme un puits, et toute relation avec elle est interdite : "Le contact avec la femme est pour vous du suicide." [20] ; "Je ne le répèterai pas, le contact avec les femmes vous est interdit. Par contact, je veux dire voir, parler, et la pire des choses, les toucher." [21] Kouhi croit donc que la femme est l’une des causes majeures de la maladie mentale. Il s’efforce ainsi de faire régner une phobie de la femme parmi ses patients, en vain. Kouhi semble avoir en réalité peur de l’amour. Il apparaît également que le romancier, sous le personnage d’Amir Mâhân tente de publier un manifeste aux teintes féministes, louant la simplicité des femmes et leur caractère proche de la sacralité : "Je ne dit pas que Taji est une sainte, mais [...] elle est sacrée. Je veux dire que tout en elle est sacré. Ses mains, ses cheveux, son tchador, ses chaussures. Même ses lunettes. Et le plus clair de tout, son sac à main. Surtout les choses qui se trouvent dans son sac à main." [22] ; "En fait, d’abord les personnes deviennent saintes, et ensuite les choses. C’est simple, les personnes deviennent saintes parce ce qu’elles font des dons. [...] Je pense que dans l’esprit de Taji, mille lampes sont allumées. Presque tous ses travaux sont bien. Les femmes au foyer sont aussi comme ça. C’est pourquoi, à mon avis, toutes les femmes au foyer sont sacrées." [23] Mostafâ Mastour dépeint donc la femme, et plus particulièrement la femme au foyer, comme un être simple et naïf, tout en lui conférant une dimension sacrée.

Couverture du livre de Je ne suis pas un moineau écrit par Mostafâ Mastour

Cet ouvrage aborde également deux questions centrales, celle de la Création et de la mort. Mastour fait ainsi allusion à la question de la Création, notamment au travers du livre qu’Ebrâhim trouve dans une pile de livres appartenant à Dâniâl, et intitulé L’accouchement sans douleur. Dâniâl explique la raison pour laquelle il lit un tel ouvrage : "J’ai voulu comprendre pourquoi l’auteur idiot de ce livre n’avait pas encore compris que même penser au plus étrange, plus excitant, plus dur et plus significatif événement de l’existence fait déjà peur en soi, alors l’accomplir…. ." [24] Mais en se basant sur le ton des autres paroles de Dâniâl ainsi que sur celles d’autres personnages comme Kâboli et Nouri, nous sentons un écart important entre la grandeur de l’événement d’une naissance, et la perplexité d’hommes confrontés aux problèmes insolubles de ce monde. Nous sentons également une insatisfaction apparaissant sous la forme d’une question permanente : "[le nouveau-né] est très beau. Mais je parie qu’il insulte dans son cœur celui qui l’a jeté dans ce monde [...]." [25] A différents moments du roman [26], Ebrâhim est en train de lire L’accouchement sans douleur. De cette façon, Mastour attire l’attention sur l’idée que notre arrivée en ce monde s’accompagne d’une peine et d’une douleur qui ne nous quitteront plus jusqu’à la fin de notre existence. Les personnages mastouriens de ce roman se trouvent dans un monde où ils ne peuvent pas entrer en contact avec d’autres personnes. Ils passent le temps, mais ne vivent pas. [27] Les cris de Dâniâl devant la fenêtre adressés aux gens hors de l’établissement psychiatrique sont une métaphore de son insatisfaction vis-à-vis de ce monde et de son existence, croyant ainsi que la nature a une valeur plus grande que l’être humain. [28]

La dernière question est celle de la mort. Le premier paragraphe du roman évoque la mort d’une libellule. Ce positionnement précoce se poursuit jusqu’à la fin du livre à différentes occasions, notamment celle de la mort de la femme et de l’enfant d’Ebrâhim. Il décrit ainsi l’enterrement de son enfant [29], et voit la mort partout : "Je connais des lieux où la mort se niche. On les a nommés les maisons de la mort. [...] Quand tu prends un comprimé de cyanure, tu peux voir la mort entre ses particules, qui est prête et embusquée dans le comprimé. Elle attend qu’on l’avale, et c’est fini. Le lieu dépourvu d’oxygène est l’une de ses maisons permanente. Ma fille y est morte." [30] En outre, la description de la mort des baleines [31], des puits de mort [32], de tremblements de terre, de maladie et d’assassinat [33], le suicide de Dâniâl [34], des soldats près de la caserne de Golâbdâreh, jusqu’au chapitre de la cafétéria Pariyâ où un homme ivre parle de la mort, rend la mort omniprésente dans ce roman.

La raison pour laquelle Mastour choisit la mort comme l’un des axes centraux de son livre apparaît dans les deux derniers chapitres du roman. Lorsqu’Ebrâhim lui avoue sa peur de la mort, l’ivrogne lui raconte un souvenir : "J’avais un ami qui était soufi, mais pas de ces soufis qui disent Dieu ! Dieu ! du matin au soir et prient. Il était soufi à sa façon. C’est-à-dire que son âme était soufie. [...] Il a dit que la mort est comme l’épouvantail vis-à-vis du champ. On a construit la mort pour nous effrayer. Comme l’épouvantail qui est construit pour effrayer les moineaux. Alors, dis donc, es-tu un moineau ? Es-tu un moineau ?" [35]

Les dernières pages du roman ressemblent à un réveil soudain et étrange. Ebrâhim trouve le remède de ces vertiges dans les paroles d’un homme ivre, et plus précisément dans la réponse à une question, apparemment simple : "Es-tu un moineau ?" Lorsqu’Ebrâhim se retrouve seul, la réponse à la question est "Un genre de portail vers le paradis." [36] Au travers de cette question, Ebrâhim ressent une amélioration, c’est la fin de sa peur de la mort.

Cette amélioration apparaît simultanément à un événement dont parle Taji avec beaucoup d’excitation, au milieu du roman : "une éclipse solaire". [37] L’apparition des astres lors de l’éclipse est celle de l’espoir dans le monde opaque d’Ebrâhim, et la fin de l’éclipse marque le retour du soleil, détruisant toutes les incertitudes et les peurs.

Bibliographie :
- Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, collection "Bibliothèque des idées", 1978.
- Hamon, P. ; Vassein, D. R., Le Robert des Grands Ecrivains de Langue Française, Manchecourt, 2000.
- Mastour, Mostafâ, Je ne suis pas un moineau, Téhéran, 9e éd., éd. Nashr-e Markaz, 1391.
- Meschonnic, Henri, Modernité Modernité, Paris, éd. Verdier, 1989.
- Gantard, Marc, "Le roman français postmoderne, une écriture troublante", disponible sur : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/02/96/66/PDF/Le_Roman_postmoderne.pdf
- Hodgson, Richard, "Mikhaïl Bakhtine et la théorie littéraire contemporaine", disponible sur : http://id.erudit.org/ideruit/32323ac.
- Saint-Martin, Fernande, "Lucien Goldmann et le nouveau roman", disponible sur http://id:erudit.org/iderudit/30069ac.

Notes

[1Un amour sur le trottoir (1998), Embrasser la belle face de Dieu (2000), Quelques récits valides (2003), Os de porc et mains du lépreux (2004), Je suis omniscient (2004), Histoire de Eshghi bi shin bi ghâf bi noghte (2005), Téhéran l’après-midi (2010), Trois courts rapports de Navid et de Negâr (2010).

[2Voir "Entretien avec Mostafâ Mastour", dd-ff.blogfa.com/category/3.

[3Voir Marc Gontard, "Le Roman français postmoderne, une écriture troublante", pp. 47-55.

[4Mastour, Mostafâ, Je ne suis pas un moineau, Nashre-e Markazi, 9e éd., 1391, p. 6.

[5Ibid., p. 23.

[6Ibid., pp. 10, 47, 68.

[7Ibid., pp. 26, 73, 33.

[8Ibid., p. 20.

[9Ibid., p. 42.

[10Ibid., p. 43.

[11 Ibid., pp. 24, 43.

[12Ibid., p. 42.

[13Ibid., p. 64.

[14Cité par Fernande Saint-Martin « Lucien Goldmann et le nouveaux roman », disponible sur http://id:erudit.org/iderudit/30069ac

[15Mastour, Mostafâ, Je ne suis pas un moineau, p. 7.

[16Ibid., p. 72.

[17Ibid., p. 15.

[18Ibid., p. 31.

[19Ibid., p. 30.

[20Ibid., p. 25.

[21Ibid., p. 75.

[22Ibid., p. 68.

[23Ibid., p. 70.

[24Ibid., p. 30.

[25Ibid., p. 78.

[26Ibid., pp. 55, 56, 57, 78, 79, 80.

[27Ibid., p. 29.

[28Ibid., p. 40.

[29Ibid., p. 9.

[30Ibid., p. 19.

[31Ibid., p. 32.

[32Ibid., pp. 34, 35, 46, 47.

[33Ibid., pp. 48, 49, 50.

[34Ibid., chap. 14.

[35Ibid., p. 81.

[36Ibid., p. 84.

[37Ibid., p. 53.


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