N° 92, juillet 2013

Le règne de Shâh Abbâs, une époque faste


Fâtemeh Kalhor


Shâh Abbâs et son hospitalité

La dynastie safavide fut la plus puissante dynastie ayant régné en Iran après la chute des Sassanides. Durant cette époque, toutes les provinces se soumirent au gouvernement central, les routes anciennes furent réaménagées, de nouvelles routes construites, et les conditions devinrent favorables au développement des relations culturelles, commerciales et politiques entre l’Iran et d’autres contrées, notamment la France. [1] En 1587, Shâh Abbâs Ier s’installa sur le trône de la Perse. Deux années plus tard, Henri IV fut sacré roi de France. Tous deux héritaient d’un pays en proie au désordre et à l’anarchie. Ils purent, chacun de leur côté, surmonter les difficultés, supprimer les rivalités, faire régner l’ordre et la paix. Néanmoins, ce qui les différencie est que Shâh Abbâs, contrairement à Henri IV, réussit à unifier les sentiments religieux des Iraniens qui servirent notamment à fédérer la population contre les Turcs ottomans, le plus grand ennemi de la Perse depuis la disparition de l’Empire byzantin.

Le roi safavide Shâh Abbâs Ier représenté dans un ouvrage de Dominicus Custos intitulé Atrium heroicum, Augsbourg, XVIIe siècle.

Cette politique le conduisit également à ouvrir les frontières du pays aux Européens qui furent chaleureusement reçus par les Persans. Nombre de voyageurs, surtout des missionnaires, se rendirent alors en Iran et furent en contact direct avec la langue, la culture et la civilisation iraniennes.

L’une des grandes préoccupations de Shâh Abbâs était le voisinage des Turcs qui envahissaient parfois les frontières occidentales de l’Iran où ils commettaient massacres et pillages. De nombreuses guerres, tantôt gagnées, tantôt perdues, ont ainsi opposé les Turcs aux premiers rois safavides. Shâh Abbâs s’y engagea à plusieurs reprises, et en sortit la plupart du temps vainqueur. Ses victoires attirèrent l’attention des Français qui n’étaient pas en bons termes avec les Turcs. [2] C’est de cette période que datent de nombreux ouvrages historiques ou opuscules d’actualité tels que La défaite de 440 000 Turcs, le mois de juin dernier, faite par le Grand Sophy de Perse, La grande bataille donnée entre les Turcs et les Perses et L’épée rouge et couleur de sang, et beaucoup d’autres où les exploits persans sont racontés. [3]

Après ses premières victoires, Shâh Abbâs chercha à régler la question du différend avec les Turcs. Dans ce but, il entreprit un rapprochement avec les Européens et mit en place de nombreuses relations bilatérales. D’une part, il envoya en Europe des missions chargées de négocier avec les rois chrétiens et de les inviter à contracter des accords politiques et militaires avec l’Iran. D’autre part, il reçut les ambassadeurs et les missionnaires envoyés en Iran avec beaucoup de courtoisie et une grande hospitalité. Les souverains européens de l’époque, de leur côté, trouvèrent opportune l’occasion offerte et des relations bilatérales furent établies avec de nombreuses cours d’Europe.

Ce fut ainsi que les premiers missionnaires français arrivèrent en Iran. Shâh Abbâs les reçut généreusement et bien qu’il fût très ferme dans ses convictions religieuses, il leur permit même de fonder des églises en Iran, particulièrement à Tabriz et à Ispahan. Il était certain, comme il le disait souvent, que les Iraniens n’abjureraient jamais leur religion. [4] Il poussait si loin son hospitalité que les missionnaires s’y méprenaient quelquefois et essayaient de le convertir au christianisme. Shâh Abbâs se montrait tolérant et leur répondait par des mots d’esprit. Il disait en souriant : "Ma religion est bonne aussi et peut mener au salut… D’ailleurs, si je devenais chrétien, je n’aurais pas le droit d’épouser plus d’une femme." [5]

L’ouvrage de Pacifique de Provins parut deux années après la mort de Shâh Abbâs. Il ne fut donc pas possible à ce dernier d’être témoin de l’efficacité de sa politique internationale et de voir comment son comportement à la fois humain et réfléchi envers les étrangers et surtout avec les missionnaires, attirait l’attention de ceux-ci qui se rendaient de plus en plus en Iran où ils découvraient directement les mœurs et coutumes du pays, ainsi que la littérature et la civilisation iraniennes. Sa politique fut suivie dans ses grandes lignes par ses successeurs. Désormais, les frontières de tout le royaume de la Perse étaient ouvertes aux Français. Ils pouvaient y voyager à leur guise et en toute sécurité, personne n’osant les maltraiter. [6]

Shâh Abbâs vu par Thomas Herbert, 1627

Shâh Abbâs le Grand

Shâh Abbâs modernisa l’armée (avec l’aide de deux conseillers anglais) et transforma le pays en un Etat puissant, centralisé et prospère. Par ses victoires militaires sur les Ouzbeks, les Ottomans et les Portugais, il renforça les frontières du nord et de l’ouest et rétablit la suprématie iranienne sur le golfe Persique. [7] De par ses conquêtes et ses grandes réformes dans la gestion du pays, Shâh Abbâs est sans aucun doute le souverain le plus remarquable de la dynastie safavide. C’était un roi qui n’était pas seulement intéressé par le pouvoir en lui-même, mais par la manière de l’utiliser pour améliorer la puissance de son pays et le bien-être de sa population. [8] Les histoires et les légendes sont les témoins de cette situation, et constituent sans doute la raison pour laquelle le surnom "Grand" lui a été attribué par les étrangers. [9]

Selon les historiens, dès le début du règne de Shâh Abbâs, les poètes ont écrit de nombreux poèmes pour décrire et honorer le nouveau Shâh. Certains d’entre eux ont été écrits par Ghâzi Ahmad Ghomi. [10]

La paix avec les Ottomans, la chute de Mashhad aux mains des Ouzbeks et les difficultés intérieures

Le jeune Shâh Abbâs a dû faire face à trois difficultés majeures : celle liée aux Ottomans, qui avaient occupé plusieurs régions de l’ouest et du nord-ouest de l’Iran ; les Ouzbeks, qui s’étaient emparés de Herat et étaient prêts à attaquer Mashhad ainsi que les autres villes du Khorâssân ; et enfin les révoltes intérieures dues aux désordres des décennies précédant son règne. [11] Shâh Abbâs fit sortir l’Iran de la domination des tribus Qizilbash, dont les rivalités avaient considérablement affaibli le pays. Il mit en place un gouvernement central puissant doté d’une bureaucratie efficace, libéra des zones alors sous contrôle ottoman et ouzbek, améliora considérablement les infrastructures économiques, et promut le commerce et l’agriculture. Au travers de sa politique, Shâh Abbâs apporta à l’Iran une paix intérieure ainsi qu’une prospérité qui se prolongea pendant près d’un siècle après sa mort. [12]

La politique de Shâh Abbâs à Ispahan

Le choix de faire d’Ispahan sa capitale a entraîné le développement de cette ville et l’immigration de nouvelles populations en son sein. Les gens s’y rendaient pour des raisons économiques, tandis que la création de grands centres d’enseignement attirait de nombreux étudiants et personnalités. Shâh Abbâs avait lui-même comme objectif de mettre en valeur cette ville, il y a donc favorisé la venue de nombreux artistes, architectes et orfèvres résidant auparavant pour la plupart en Azerbaïdjan. Il a même créé une zone spéciale appelée Abbâs Abâd réservée à la résidence des gens venus de Tabriz. Une avenue de ce nom existe encore dans la ville actuelle, à proximité de Tchâhâr Bâgh. Cette immigration sélective a entraîné le développement d’Ispahan, attirant à son tour d’autres vagues de migrants. De nombreux monuments, jardins et avenues y furent alors construits. L’une des réalisations les plus splendides reste sans doute la place Naghsh-e Jahân, qui reste une visite incontournable pour toute personne visitant Ispahan. Grâce aux réalisations et travaux initiés par Shâh Abbâs et continués par ses successeurs, Ispahan devint l’une des villes les plus belles d’Iran, voire du monde. Outre le bazar Gheysarieh, Shâh Abbâs a fait construire trois monuments splendides aux alentours de la place Naghsh-e Jahân : la mosquée Abbâsi [13], la mosquée Sheikh Lotfollâh [14] et le palais Ali Ghâpou. [15] Shâh Abbâs a également fait construire plusieurs villes, dont Farah Abâd et Ashraf (actuellement Behshâhr) dans le Mâzandarân, au nord du pays. Durant les deux dernières décennies de son règne, il séjourna dans ces deux villes pour se reposer et se divertir. [16]

Shâh Abbâs envoyait des ambassadeurs en Europe qui visitaient notamment la Russie, la Norvège, l’Allemagne et l’Italie. Ici, Doge Mariano Grimani est représenté en train de recevoir les ambassadeurs persans dans son palace à Venise, 1599.

La mort de Shâh Abbâs

Rentrant d’une partie de chasse à la suite de laquelle il avait copieusement mangé, Shâh Abbâs fut victime d’une indigestion qui se compliqua. Il fut pris d’une fièvre violente, et rendit l’âme en janvier 1629. Suite à cet événement qui bouleversa la cour, Issâ Khân le Qourtchi et Khalif Sultan le Grand vizir, tous deux gendres du défunt, ainsi que les émirs présents à Ashraf se préoccupèrent de la succession. Ils dressèrent le procès-verbal du testament politique fait verbalement par le Shâh en faveur de son petit-fils, firent signer cet acte par tous les familiers de la cour, et l’envoyèrent porter au gouverneur d’Ispahan, Khosro Mirzâ. Cette mesure prise, ils quittèrent Ashraf à destination de la capitale, emportant avec eux le corps du Shâh qu’ils déposèrent à Kâshân dans l’Imâmzâdeh Moussâ. Le 16 février, ils allèrent à Ispahan porter allégeance à Safi Mirzâ ; le règne de Shâh Safi commençait. [17]

Notes

[1Hadidi, Javâd, De Saadi à Aragon, Téhéran, Alhodâ, 1999, p. 23.

[2Ibid., p. 27.

[3Près d’une vingtaine de titres d’ouvrages historiques sont parus en France à l’occasion des victoires de Shâh Abbâs sur les Turcs. Voir A. Abolhamd, et N. Pâkdâman, la bibliothèque française de la civilisation iranienne.

[4Plus tard, Gabriel de Chinon, missionnaire qui avait séjourné une vingtaine d’années en Iran, pensera de même lorsqu’il dira : "En vérité, je ne crois pas qu’il y ait dans tout le monde de peuple plus difficile à convertir que les Persans".

[5Hadidi, Javâd, op., cit., p. 28-29.

[6Hadidi, Javâd, op., cit., p. 32.

[7Rey, Alain, Le Petit Robert, Dictionnaire des noms propres, 2005, p. 2.

[8Blow, David, Shah Abbâs, London, I. B. Tauris, 2009, pp. 240-241.

[9Eghbâl Ashtiyâni, Abbâs ; Marzbân, Irândokht, Panj hokoumat (az safavieh tâ pahlavi) (Cinq gouvernements (des Safavides aux Pahlavis)), Téhéran, Mehvar, 1387, p. 43.

[10Ja’fariân, Rasoul, Safavieh, az zohour tâ zavâl (Les Safavides, de l’émergence au déclin) Téhéran, Mo’aseseh farhangui-e dânesh va andisheh-ye mo’âser, 1377, p. 185.

[11Ibid., p. 191.

[12Ibid., p. 239.

[13La mosquée du Shâh ou la mosquée Abbâsi, actuellement connue sous le nom de mosquée de l’Imam Khomeiny, est l’une des mosquées les plus belles et certainement les plus importantes de l’époque safavide.

[14L’un des monuments les plus splendides de l’époque de Shâh Abbâs Ier situé sur la place Naghsh-e Jahân. Il est notamment unique et incomparable pour ses kâshi (grands carreaux de céramique).

[15Ce monument fut construit en même temps que la mosquée Sheikh Lotfollâh. Il fut le palais royal du roi et le lieu d’accueil des ambassadeurs et des agents envoyés de l’étranger.

[16Ja’fariân, Rasoul, op. cit., pp. 224-226.

[17Bellan, Lucien-Louis, Shâh Abbâs, sa vie, son histoire, Librairie orientaliste Paul Guenther, 1932, p. 291.


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