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L’ère safavide est une ère faste pour les arts. La peinture, l’architecture, l’urbanisme, la calligraphie, l’enluminure, les artisanats précieux, la tapisserie et de nombreux autres arts s’y développent. Mais la littérature classique, elle, au lieu de se développer, entame définitivement une période de décadence qui mène finalement à la fin du XIXe siècle à une nouvelle vision du monde poétique. Cependant, plutôt que de parler de décadence durant l’ère safavide, il faut encore parler d’évolution langagière et littéraire, puisque la vie littéraire y est encore plus active que durant les époques précédentes. En effet, c’est durant l’ère safavide que l’école littéraire d’Ispahan ou école littéraire indienne apparaît, ainsi que l’Ecole du voghou’, à la fin de la période safavide, née en réaction à l’école d’Ispahan, et l’Ecole du Retour (bâzgasht), qui commence vers le milieu de l’ère safavide et se prolonge jusqu’à la fin de l’ère qâdjâre. On peut dire que l’ère safavide clôture la littérature persane classique et ce qui se fait en matière de création littéraire jusqu’au renouveau littéraire du XIXe siècle, qui n’est plus que de l’imitation.
La situation de la littérature persane à l’époque safavide est notamment intéressante du point de vue de l’évolution de la langue persane, des changements sociaux et de la place de la littérature dans la société, de l’évolution du regard poétique, et enfin de l’apparition de plusieurs nouveaux courants littéraires sans précédents.
L’une des particularités importantes du langage à l’époque safavide est le développement du turc dans des territoires persanophones, comme l’Azerbaïdjan, dont la langue – l’azéri – était à l’origine un pur dialecte iranien comme le kurde ou le lori. Etant donné que les Safavides étaient originaires de cette région, il est facile de penser qu’ils étaient turcophones. En réalité, Safieddin Ardebili, le fondateur du clan safavide, était persanophone et ce n’est que peu à peu, sous l’influence des tribus Qizilbash turcophones ainsi que du fait des importantes relations bilatérales entretenues avec l’empire Ottoman voisin, que le turc, ou plutôt un dialecte turcopersan – toujours en vigueur en Azerbaïdjan -, prend de plus en plus de place au point de devenir la langue dominante dans la région de l’Azerbaïdjan. Il s’infiltre également dans la langue persane, et la période safavide marque l’entrée de nombreux mots turcs dans le persan. Mais ce sont aussi la syntaxe et la grammaire du persan qui s’affaiblissent sous l’effet de l’influence politique et sociale soudainement prise par des groupes non-persanophones à l’origine.
Mais plus encore que le turc, cette période est celle d’un renouveau de l’arabe en tant que langue « élégante » et solidement « scientifique », ceci en raison de l’immigration en Iran d’oulémas chiites venus du Liban en vue d’aider à l’instauration du chiisme en tant que religion d’Etat. Ces deux langues, dont la seconde a déjà remarquablement influencé le persan à cette période, vont affaiblir le persan et par voie de conséquence, la langue littéraire.
Ainsi, l’influence des langues turque et arabe, et de façon générale, de la diffusion des lettres persanes dans des régions non-persanophones – l’Empire ottoman et l’Empire moghol d’Inde étant à l’époque des places importantes pour la littérature persane -, associées à la détérioration du persan standard, qui étonnamment, se généralise en langue nationale en même temps qu’il perd sa force, contribue à la dégradation de la langue littéraire. Ceci reste cependant un phénomène limité. Un autre élément contribue à l’affaiblissement de la langue littéraire beaucoup plus que la diffusion du persan ailleurs qu’en Iran : c’est la place sociale des arts littéraires. Jusqu’à l’ère safavide, la littérature était l’affaire de lettrés ou de savants, ainsi que des grands maîtres soufis. Avant même l’ère safavide, du fait du mécénat des Timourides, cette situation commence à changer, puisque le soutien de la cour et les chances de pension étant fortes, de nombreuses personnes s’intéressent désormais à l’art poétique, à titre professionnel ou amateur. Cette évolution continue et s’accentue sous le règne safavide qui détient le record en nombre de poètes et de recueils poétiques, malgré sa relative brièveté, en histoire littéraire. En plus de cela, l’ère safavide est une ère de richesse, de prospérité et d’aisance. Cette situation sociale est propice au développement des arts du divertissement et l’apparition d’une société de loisirs contribue à libérer la littérature du cadre soit de la cour, soit des milieux soufis, pour en faire un divertissement social, notamment au travers des soirées littéraires dans les cafés, le naqqâli, les soirées poétiques, etc. Ainsi, la littérature sort de son isolement et se popularise, en s’enrichissant d’une dimension folklorique et divertissante, mais en perdant de sa qualité technique.
De façon générale, bien que certains Safavides se soient illustrés soit en tant que poètes, soit dans leur rôle de mécènes, cette dynastie est connue pour son dédain envers la littérature ou plus exactement, pour le sacrifice auquel elle force les lettrés. En effet, dès Shâh Tahmâsb qui, célèbre pour sa pingrerie, réduit les pensions des poètes de cour en désapprouvant les panégyriques courtisans, les Safavides souhaitent voir la littérature exercer le rôle bien précis d’assoir la légitimité de leur royauté en faisant office d’appareil de propagande. C’est bien ce que les rois ont toujours demandé aux poètes, mais encore plus qu’assoir leur légitimité, pour les rois de cette dynastie, il faut que les lettres persanes deviennent le miroir de la vision du monde « officielle » des Safavides : soit, en plus de la légitimité de leur présence quasi-sacrée sur la base d’une autorité qui leur a été confiée par des saints chiites, la littérature doit faire d’un chiisme politique safavide la vision fondamentale du monde.
Ainsi, pour atteindre cet objectif, la plupart des rois safavides se contentent de ne montrer de l’intérêt que pour la poésie religieuse et chiite, qui prend alors un essor sans précédent, au détriment de la littérature mystique, puisque les soufis sont pour une grande majorité, réduits au silence et que la mystique, en tant que premier matériau de la littérature persane, perd désormais sa place.
La conséquence de l’indifférence des Safavides envers la littérature à moins qu’elle ne fut une littérature « étatique » et plus encore, de leur excès en matière de censure, fut la migration de nombreux lettrés persans vers des cieux plus cléments, tels que l’Empire moghol d’Inde et les royaumes locaux indiens, ou l’Empire ottoman, où le persan, comme en Inde, est une langue noble, une langue littéraire dont la connaissance fait partie du bagage culturel basique de l’aristocratie régnante. De là, l’ère du rayonnement du persan grandit, en particulier avec le développement, en Inde, de l’école littéraire ispahanaise, qui est couramment nommée « indienne » aussi, en raison du succès qu’elle a eu dans le subcontinent indien.
Ainsi, paradoxalement, le manque d’intérêt des Safavides pour la littérature renforça énormément l’influence de la langue et de la littérature persanes sur le plan international, à tel point que la période safavide demeure la période du rayonnement littéraire le plus important du monde persanophone. Durant cette période, la langue et la littérature persanes franchissent de très loin les frontières nationales pour se développer avec vigueur, d’abord en Inde, puis dans l’empire Ottoman, et même dans des pays assez lointains comme le Tibet. Indirectement, c’est aussi sous le règne safavide que l’exotisme oriental persan atteint l’Occident et qu’on y est témoin d’un foisonnement du thème persan en littérature.
Prise dans son ensemble, la poésie de cette période se remarque par une focalisation de plus en plus extrême de l’attention des poètes sur l’imaginaire et le motif poétique, les jeux de mots ou l’usage exagéré de figures. Autrement dit, les textes littéraires, surtout poétiques, s’écrivent désormais dans un intérêt beaucoup plus marqué pour la forme, aiguisée au possible, que pour le fond, la thématique, la vision du monde générale, etc. Cette particularité que l’on voit surtout dans le style ispahanais contribua à bloquer la voie au développement littéraire car il poussait la préciosité du discours à l’extrême. Mais vers la fin de l’ère safavide apparaît l’Ecole du Voghou’, qui s’oppose justement à l’imagination extrême de la poésie ispahanaise, au travers d’un réalisme assez vulgaire. Puis viendra l’Ecole « classique » du Bâzgasht (Retour), où la poésie ancienne est reprise. Ce dernier courant littéraire revendique l’imitation de la perfection des Anciens comme la réelle voie de la poésie. Par conséquent, après les expérimentations poétiques et langagières des style ispahanais et voghou’, le Retour indique un retour complet, une imitation poussée, des styles classiques.
La littérature de cette période est fortement lyrique et la poésie décrit généralement les états d’âme et les rêveries imaginaires des poètes. Ainsi, la forme du ghazal, cadre par excellence du lyrisme, est largement dominante. Quant à la forme de l’ode (ghassideh) elle est généralement utilisée pour les longs panégyriques à la grandeur des saints chiites.
Etant donné que les poètes sont conscients de ne créer aucune révolution poétique, ils tentent d’approfondir la dimension imaginaire de l’écriture et de varier les thèmes et les motifs. Quant au langage poétique, étant donné que la poésie est désormais un divertissement pour tout le monde, il se diffuse au travers de l’introduction du langage populaire.
Les courants poétiques de cette période sont principalement les suivants :
- Le style du début du XVIIe siècle, qui est à la frontière entre le style lyrique précédent arâghi et le style ispahanais qui commence à prendre forme.
- Le style ispahanais ou indien qui domine au XVIIIe siècle.
- Le style voghou’, qui n’a pas la même puissance d’expression et le développement des autres styles, mais qui se fait remarquer comme la première tentative réelle d’innovation en littérature classique. Cette école apparaît parallèlement à l’école indienne au XVIIe siècle et continue jusqu’au début du XIXe siècle. Elle est à l’origine de la nouvelle impulsion donnée au ghazal, qui s’approfondit avec le style ispahanais. L’école du voghou’ est celle des autodidactes et des roturiers des lettres. Une littérature de goût et d’improvisation plutôt que de techniques et styles. Le temps des verbes est le présent, l’hyperbole, très soutenue en poésie persane, y est presque absente, les figures de style beaucoup moins utilisées qu’en poésie de cour, etc. Cette école, malgré ses techniques de simplification et de popularisation, échoua à évoluer à long terme, car elle se contenta toujours d’explorer les thèmes classiques du ghazal, c’est-à-dire l’amour et les états intérieurs de l’amour, sans jamais utiliser son réalisme à l’observation sociale ou autre.
- Le style du Retour : les tenants de ce courant littéraire qui apparaît au milieu du règne safavide sont partisans d’une imitation intégrale et détaillée des chefs-d’œuvre du classicisme persan. Ils estiment que c’est uniquement en retournant aux sources littéraires anciennes qu’ils peuvent s’opposer à la décadence littéraire des styles indien et voghou’.
Finalement, aucune de ces écoles n’a réussi à modifier le regard littéraire classique iranien. La raison essentielle est la pauvreté et l’imitation thématique des Anciens qui marquent ces courants littéraires. Aucune thématique nouvelle, aucun sujet nouveau ne fait l’objet de la poésie à l’ère safavide. Au contraire, la thématique classique sur-utilisée s’appauvrit même, car à côté de l’appauvrissement de la langue, il y a également à l’époque safavide, un appauvrissement général des sciences, résultat des politiques safavides.
L’appauvrissement de la langue, des sciences, de l’esprit d’innovation, une nouvelle forme de censure étatique, l’émigration massive des artistes, des savants et des lettrés en raison des politiques strictes de l’Etat safavide, poussent à cantonner la littérature dans des limites qu’elle ne saura pas dépasser.
Cependant, il faut préciser que l’école ispahanaise, qui s’épanouit tant en Inde, est un exemple parfait de la résistance passive de la littérature à la pression sociale qu’elle subit. En effet, pour de nombreux critiques, il ne fait aucun doute que l’évolution rapide de cette école vers un langage poétique si chargé, si figuré, qu’il en devient assez souvent hermétique, est le résultat d’une volonté de résistance et de contournement de la censure safavide. Pour conclure, précisons que la littérature de l’ère safavide reste cependant très dynamique, notamment en matière de critique littéraire, les théoriciens de l’école ispahanaise ayant parfois abordé des sujets de critique qui n’ont été explorés que plusieurs siècles plus tard par les courants modernes.
Finalement, il faut préciser que la littérature de l’ère safavide, mise à part l’école ispahanaise, demeure quelque peu dédaignée dans les études littéraires, du fait de sa pauvreté en « engagement social », aujourd’hui si cher aux études persanes. Ainsi, on peut dire que l’impact profond des changements sociaux et culturels de l’ère safavide demeure encore à être étudié sous de nouveaux angles. D’un autre côté, l’impact culturel des pays qui étaient alors les importants protecteurs et encourageaient la littérature persane pourrait également faire le sujet de nouvelles études.
Bibliographie :
Safâ, Zabihollâh, Târikh-e Adabiyât dar Irân (L’histoire de la littérature en Iran), Téhéran, éd. Ferdows, 1987, vol. 5
Shiri, Ghahramân, « Sabk-e hendi, mazhar-e moghâvemat-e manfi » (Le style indien, symbole de la résistance passive), revue Zabân va Adab-e Pârsi, n° 41, automne 2009.
Dashti, Mehdi, « Farâz va foroud-e she’r-e fârsi dar ahd-e safavi » (Grandeur et décadence de la poésie persane à l’époque safavide), revue Zabân va Adab-e Pârsi, n°13, automne 2001
Fotouhi, Mahmoud, « Jâme’eh-yeh adabi dar asr-e safavi » (La société littéraire à l’époque safavide), revue Nashriyey-e Zabân va Adab-e Fârsi, Université Tarbiyat-e Modarres.