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Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité [1].
Philippe Lejeune, De l’autobiographie
Annie Ernaux, née Annie Duchesne en 1940 à Lillebonne, est une écrivaine française contemporaine. Elle est née dans un milieu social modeste, de parents d’abord ouvriers, puis petits commerçants. Elle devient successivement institutrice, professeure certifiée, puis agrégée de lettres modernes. Annie Ernaux commence sa carrière d’écrivain avec un roman autobiographique Les Armoires vides, mais très tôt elle abandonne la fiction qui est un élément inévitable du roman.
Elle se consacre à des ouvrages à caractère autobiographique afin de se concentrer sur le matériau autobiographique, car cette écriture est selon elle un mode de découverte du réel. Elle avoue :
"Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant", ou d’"émouvant"" [2]
Quand Annie Ernaux écrit La Place, elle a déjà publié trois autres ouvrages : Les armoires vides (1974), Ce qu’ils disent ou rien (1977), La Femme gelée (1981). Mais c’est dans La Place publiée en 1984 qu’elle retrace l’histoire de sa famille. Elle rédige cet ouvrage après la disparition de son père. Tout au long de son récit, Annie Ernaux se met à la recherche de ses origines : un milieu modeste dont elle s’est éloignée au cours du temps. Le livre connaît un grand succès dès sa parution et reçoit le prix Renaudot quelques mois après.
C’est avec La Place qu’Annie Ernaux devient célèbre et aujourd’hui, ce livre est traduit en plus de vingt langues. La presse présente ce livre comme une œuvre intéressante représentant un genre nouveau. La Place est un récit novateur marqué par une écriture atypique et épurée. Ce récit se caractérise par son style dépourvu de toute recherche esthétique ; une écriture qui s’attache à l’essentiel et au nécessaire et qui s’écarte des détours du langage.
La Place constitue un tournant dans la pratique de l’écriture de l’auteure : elle ne se présente plus comme le personnage central du livre mais dans plusieurs passages, c’est son père qui domine le récit : "Non plus roman mais récit, le texte met en scène un "je" dont le statut ne renvoie pas qu’à l’expérience individuelle de la narratrice." [3]
Tout en évoquant le récit de son enfance, l’auteure n’oublie pas l’objet de son œuvre : la recherche de l’image paternelle dont elle s’est éloignée progressivement. Ainsi, cette œuvre se place aux confins de la biographie, de l’autobiographie et de la sociologie. D’après Annie Ernaux, "La Place est un livre qui a orienté différemment mon écriture et m’a fait poser un ensemble de questions : que puis-je faire par rapport à cette vie qui n’est plus ? Que puis-je faire de vrai ? Quelle est ma place dans le texte ? Dans le champ littéraire ? Par rapport au lecteur ?" [4]
D’après Martine Cecillon, "un récit autobiographique se doit d’être un récit de vie aussi précis que possible et a des exigences de référentialité ; il repose donc sur un pacte fait avec le lecteur, un pacte de véracité." [5] Le caractère autobiographique du récit est confirmé par la présence du pronom personnel "je". Le "je" qui s’exprime dans ce texte est celui d’Annie Ernaux, professeure de lettres, qui parle de sa vie et évoque la mort douloureuse de son père.
Dans La Place, le nom de la narratrice n’est jamais mentionné, mais il est facile d’y trouver la figure de l’auteure. Cependant, le personnage principal du récit pourrait être le père de la narratrice et non pas elle. D’après Philippe Lejeune, le théoricien de l’autobiographie, l’auteur doit respecter "le pacte de sincérité" par lequel il doit donc s’engager à ne dire que la vérité. Ainsi, l’auteur, le narrateur et le personnage ne font qu’un. En réalité, Annie Ernaux termine ce pacte autobiographique explicite avec son lecteur avec l’incipit de ce récit autobiographique qui permet en général d’établir un pacte avec le lecteur. L’œuvre commence à la première personne : "J’ai passé les épreuves pratiques du CAPES" [6]. Par la suite, elle évoque la mort de son père : "Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. Il avait soixante-sept ans et tenait avec ma mère un café alimentation." [7] Le "je" correspond à l’écrivaine, à la narratrice et à l’héroïne de l’histoire. L’œuvre est organisée autour de la vie du père d’Annie Ernaux, jusqu’à sa mort. Pour cela, on peut dire que l’autobiographie est un élément sous-jacent dans ce récit. Autrement dit, nous pouvons connaître la narratrice à travers la vie de son père : "Je me suis lancée avec le "je" et je me suis aperçue que je ne pouvais plus revenir en arrière, que le "je" me convenait. […] Avec La Place, s’accomplit le saut vers un "je" pleinement assumé, à cause de l’impossibilité pour moi de parler de mon père sans que ce soit un récit vrai. Seule la vérité était digne de la vie de mon père, de cette séparation entre lui et moi : le roman aurait été une trahison supplémentaire." [8] Ainsi pourrait-on dire qu’Ernaux a renouvelé à cet égard le genre autobiographique. La principale différence entre La Place et une autobiographie traditionnelle est par le projet qui préside à son écriture.
Dans son essai intitulé "Vers un je transpersonnel", l’auteure définit la conception du "je" : "Le “je” que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de "l’autre" qu’une "parole de moi"." [9] Il est évident que dans cette situation, le "je" peut devenir "transpersonnel" et échapper au "piège de l’individuel." [10] Marie-France Savéan affirme dans son étude intitulée La Place et Une Femme d’Annie Ernaux qu’ "Annie Ernaux devient ainsi le porte-voix de tous ceux qui, n’ayant pas son talent, ont ressenti, sans pouvoir l’exprimer, l’ambiguïté de toute ascension sociale." [11] Il est intéressant de noter qu’Ernaux utilise régulièrement le "on" et le "nous" plus que le "je", l’une des raisons étant qu’elle essaie de s’affranchir de l’individualisation et objective son expérience personnelle. Elle affirme ainsi : "Je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler des mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs." [12] Le "nous" qu’elle utilise renvoie au groupe social auquel ses parents appartiennent, mais dans lequel elle ne se reconnaît plus dès l’adolescence : "Je dis souvent "nous" maintenant, parce que j’ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j’ai cessé de le faire." [13]
La Place est une œuvre qui se situe à la frontière de deux genres littéraires : il s’agit à la fois de la biographie de son père et de son autobiographie (récit de son enfance). Etant donné que le portrait de ses parents est un motif répétitif dans ce récit, nous pouvons néanmoins nous demander quel est le rôle de cette évocation dans le projet autobiographique d’Annie Ernaux. En guise de réponse, il faut d’abord noter que La Place est une autobiographie indirecte, dans la mesure où Annie Ernaux n’est pas le personnage principal de l’œuvre. Au début, l’auteure semble vouloir livrer sa vie personnelle ; néanmoins, la relation père-fille est peu à peu affectée par la distance socioculturelle qui s’établit progressivement entre eux. Nous voyons bien qu’il n’y a pas de frontière précise entre la biographie, l’autobiographie et la sociologie, même dans ce récit. Au sens strict, cette œuvre constitue une sorte de mélange des genres littéraires qui produisent un genre hybride "auto-socio-biographie". [14]
Comme tout texte autobiographique, La Place est un récit rétrospectif par laquelle la narratrice revient sur des événements de son passé. Tout au long du récit, la narratrice évoque son enfance et son adolescence et raconte ses souvenirs : "Je travaillais mes cours, j’écoutais des disques, je lisais, toujours dans ma chambre. Je n’en descendais que pour me mettre à table. On mangeait sans parler. Je ne riais jamais à la maison. Je faisais de "l’ironie". C’est le temps où tout ce qui me touche de près m’est étranger. J’émigre doucement vers le monde petit-bourgeois…" [15] Néanmoins, Ernaux a avoué que son père l’avait beaucoup influencée dans sa vie.
Bien que ce récit ne mette pas l’accent sur la vie de la narratrice, nous pouvons relever dans cette œuvre des éléments qui sont caractéristiques d’une autobiographie. A titre d’exemple, la narratrice fait référence à son enfance et relate les souvenirs de son adolescence : "Il me conduisait de la maison à l’école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil." [16] Autrement dit, la fille semble proche de son père et partage avec lui des moments simples, mais joyeux : "Le dimanche, ils fermaient le commerce, se promenaient dans les bois et pique-niquaient avec du flan sans œufs. Il me portait sur ses épaules en chantant et sifflant." [17] Comment pourrions-nous définir ce retour sur soi ? Parfois, ce retour sur soi dépasse la description de l’image paternelle, et cette image agit comme un élément déclencheur qui lui prête l’occasion de revenir sur son enfance ou une autre période de son existence.
En conclusion, il faut préciser que La Place est un ouvrage à la première personne du singulier, mais au cours du récit, c’est le "il" qui l’emporte. La narratrice rend hommage à un père qui lui a permis d’accéder à son nouveau milieu social. De même, elle essaie de le caractériser socialement en évoquant sa profession. Le projet de la narratrice est clair : "Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé." [18] L’œuvre d’Annie Ernaux joue avec les codes de l’écriture biographiques. L’auteure abandonne les codes traditionnels du biographique en accordant de l’importance aux déterminations sociologiques de ses personnages. Si elle écrit son récit à la première personne du singulier, elle déclare : "Je sors de l’autobiographie [...] le "je" de mon œuvre est collectif." [19] Elle utilise ainsi le "je" comme un moyen pour retrouver des vérités collectives. Nous voyons que l’individualité de son père disparaît peu à peu au profit de l’évocation collective d’une condition sociale. Au fur et à mesure, la figure paternelle devient le symbole de tout un milieu. C’est pourquoi Ernaux qualifie elle-même son œuvre de récit "auto-socio-biographie".
Bibliographie :
Bouchy, Florence, La Place, La Honte, Annie Ernaux, Paris, Hatier, 2005.
Cécillon, M., L’Adversaire - Lecture accompagnée, Paris, Gallimard-La bibliothèque, 2003.
Charpentier, Isabelle, "Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire…", COnTEXTES, n°1, 2006.
Ernaux, Annie, "ةcrire, écrire, pourquoi ?" Entretien avec Raphaëlle Rérolle, Editions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010.
-Ernaux, Annie, La Place, Gallimard, coll. Classico-lycée, 2010.
-Ernaux, Annie, "L’écriture comme un couteau" Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003.
-Ernaux, Annie, "Vers un je transpersonnel", RITM, Université de Paris-X, n° 6, 1994.
Lejeune, Ph., Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
Savéan, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, Paris, Gallimard, 1994.
[1] Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.
[2] Ernaux, Annie, La place, Gallimard, coll. Classico-lycée, 2010, p. 18.
[3] Bouchy, Florence, La Place, La Honte, Annie Ernaux, Paris, Hatier, 2005, p. 43.
[4] Ernaux, Annie, "ةcrire, écrire, pourquoi ?" Entretien avec Raphaëlle Rérolle, Editions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010, p. 4.
[5] Cécillon, M., L’Adversaire - Lecture accompagnée, Paris, Gallimard-La bibliothèque, 2003, p. 140.
[6] Ernaux, Annie, La place, op. cit, p. 11.
[7] Ibid., p.12.
[8] Ernaux, "Annie, ةcrire, écrire, pourquoi ?" Entretien avec Raphaëlle Rérolle, op. cit. p. 3.
[9] Ernaux, Annie, "Vers un je transpersonnel", RITM, Université de Paris-X, n°6, 1994.
[10] Ernaux, Annie, La place, op. cit, p. 36.
[11] Savean, Marie-France, La Place et Une Femme d’Annie Ernaux, Paris : Folio, Foliothèque, 1994, p. 21.
[12] Ernaux, Annie, "L’écriture comme un couteau" Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003, pp. 43-44.
[13] Ernaux, Annie, La place, op. cit, p. 45.
[14] Bouchy, Florence, La Place, La Honte, Annie Ernaux, op. cit., p. 45.
[15] Ernaux, Annie, La place, op. cit, p. 61.
[16] Ibid., p.79.
[17] Ibid., p.38.
[18] Ibid., p.17.
[19] Charpentier, Isabelle, "Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire...", COnTEXTES, n°1, 2006, p. 3 (Isabelle Charpentier cite l’entretien avec l’auteur en mars 1992).