N° 97, décembre 2013

Esmâïl Fassih, écrivain majeur ou mineur ?


Arefeh Hedjazi


Esmâïl Fassih est l’un des écrivains contemporains les plus prolifiques d’Iran, s’inscrivant à la frontière entre la grande et la petite littérature. Autrement dit, la littérature « intellectuelle » influencée fortement par les écoles françaises, notamment le Nouveau Roman, l’engagement camusien ou sartrien, ou plus récemment, une littérature assez débridée, plus soucieuse de la forme que du contenu ; et la littérature populaire, marquée par les clichés et les stéréotypes. Fassih est à mi-chemin entre ces deux littératures. Ceci est d’un côté le résultat de ce qui est effectivement une certaine faiblesse dans l’écriture, qui se montre dans la structure de ses romans ou dans son style, et de l’autre, le résultat de ses prises de position sociales et politiques, autrement sa neutralité et son désengagement volontaire.

Esmâïl Fassih, mort en 2009, est un écrivain difficile à classer littérairement, mais aussi socialement et politiquement. Il s’est toujours tenu loin des débats et du milieu littéraire, tant qu’il n’a même presque jamais accordé d’entretiens. Mais il a pourtant été régulièrement présent sur la scène littéraire iranienne depuis quatre décennies. Auteur prolifique, il a laissé une œuvre abondante, dont chaque ouvrage est comme la continuation du précédent, dans le sens où des personnages-pivots réapparaissent dans chaque roman et nouvelle.

Esmâïl Fassih dans sa jeunesse

Il est né en 1934 à Téhéran, dans le quartier de Darkhoungâh dans une famille où le père, commerçant et polygame, est aussi tenté par l’art. Plus tard, après des études aux États-Unis et la mort de son épouse, Esmâïl Fassih revient en Iran et devient employé de la NIOC (Compagnie nationale du pétrole iranien), où il restera jusqu’à sa retraite, dans le sud de l’Iran. Préciser ces détails biographiques est important dans le cas de Fassih, car ce dernier a toujours tiré la matière de ses romans d’une expérience quasi autobiographique, en ce sens que les événements marquants de sa vie, comme son enfance à Darkhoungâh, ou la mort de son épouse norvégienne, influent fortement la thématique de son œuvre.

L’œuvre de Fassih se présente comme un ensemble continu, notamment grâce à la présence de personnages-pivots – les membres de la famille Aryân –, en même temps témoins et protagonistes, ou de personnages-types. Une continuité qui, en raison de la facture fortement autobiographique de la thématique interne, suit aussi l’évolution de la thématique personnelle de l’auteur Fassih. Son œuvre comprend, en plus d’une dizaine de traductions, vingt romans et cinq recueils de nouvelles, dont la publication s’étend sur quatre décennies (1347-1386). Et dans chaque roman, et souvent aussi dans les nouvelles, les membres de la famille Aryân, en particulier Jalâl Aryân, qu’on considère comme un double littéraire d’E. Fassih, apparaît. Ainsi, l’œuvre de Fassih se présente un peu comme Les Rougon-Macquart de Zola, mais la ressemblance s’arrête à la présence de membres d’une même famille dans divers romans. Car l’introversion des personnages est forte dans l’œuvre de Fassih. Et c’est pourquoi elle ne peut être classée directement comme œuvre « sociale », bien qu’elle couvre quarante années d’évolution sociale iranienne.

Fassih avait une prédilection pour les auteurs américains des années 30 et 40, en particulier Ernest Hemingway. Quant aux écrivains iraniens qui l’ont influencé, il cite nommément Mohammad Ali Jamâlzâdeh, Ahmad Mahmoud, Bozorg Alavi et Sâdegh Choubak. Cette passion a créé un style particulier chez lui : un style journalistique, où l’oralité a une place prépondérante. Le langage est simple et facile à comprendre. Les phrases sont généralement courtes, saccadées et marquées par l’oralité. Le monologue intérieur est omniprésent, accompagné d’une description photographique. Son style rappelle aussi le cinéma puisque les scènes sont généralement observées par le narrateur et cette technique rappelle l’œil de la caméra qui filme une action. Les récits de Fassih commencent par une action vue par le narrateur, qui commence à raconter. Les descriptions ne sont pas données séparément, à la façon d’une mise en scène, mais directement rendues par le narrateur au moment où l’action se déroule.

Les critiques ont souvent comparé le style des romans de Fassih avec le style des romans policiers américains. Ceci tient et à la thématique des récits, et au langage et style, mais aussi à la structure effectivement policière de ses premiers romans. Cette dimension policière fait de Fassih l’un des novateurs et des principaux auteurs qui ont sorti le genre policier iranien de son statut mineur, alors même que les romans de Fassih ne sont pas policiers, mais pseudo-policiers. Il y a toujours une structure qui part du particulier au général, qui transforme les personnages en mythes et symboles de thèmes chers à l’auteur : la patrie, le bien et le mal, le désespoir existentiel, etc. A partir des années 1990, la structure policière, marquée par l’existence d’une pseudo-enquête criminelle où la scène finale sert de prologue, donne la place à une intrigue chronologiquement plus homogène, bien que les retours en arrière demeurent toujours régulièrement présents dans l’œuvre de Fassih.

Il faut également signaler la présence d’un humour noir et d’une ironie triste dans tous les livres de Fassih, mais qui apparaît avec plus ou moins de distance. Cette ironie est par exemple très forte dans le roman Zemestân-e 62 (L’hiver 62) où le narrateur fustige ironiquement les planqués et les profiteurs de la guerre, mais est plus ou moins absente du roman Bâde-ye kohân (Le vieux vin) où la thématique religieuse et mystique domine.

Esmâïl Fassih avant son décès à l’hôpital

La critique littéraire académique iranienne est une critique orientée vers la dimension sociale et « engagée » de l’œuvre, c’est pourquoi, elle investit généralement les œuvres dans une chronologique historiographique et biographique. Cependant, les grandes dimensions de l’œuvre de Fassih (telles que la dimension mystique et symbolique) ne sont nullement ignorées, bien que sa dimension sociale soit toujours la plus soulignée.

L’élément le plus important de l’œuvre fassihienne pris dans son ensemble est un patriotisme apolitique. Ce patriotisme fait partie des éléments constitutifs de la cosmogonie fassihienne, en s’alliant à la Sagesse zoroastrienne, enseignement iranien à destination de l’Humanité, à la lutte éternelle entre le Bien et le Mal et à l’épicurisme fataliste de Khayyâm, pour constituer une charpente philosophique solide et imprégnant la totalité de l’œuvre de Fassih.

A telle époque où tout le monde s’aligne à gauche, Fassih se contente de mettre en scène ce qui deviendra le thème central de son œuvre : la lutte entre le Bien et le Mal, hors du temps, hors de la société humaine, d’une manière où le contenu social passe au second plan et où l’on ne voit guère de prise de position politique. A une époque où les idéaux islamiques agitent fortement la majorité des auteurs, Fassih parle de zoroastrisme, encore une fois sans oublier la société, mais une société qui passe au second plan et devient le décor où bougent les personnages. Il n’est pas un écrivain de la Révolution, pourtant, plusieurs de ses romans ont la Révolution islamique et surtout l’évolution de la société iranienne durant ces dernières décennies pour thèmes et décors. Il n’est pas un auteur de littérature de guerre, mais il a pourtant rédigé un roman dont le décor est l’une des descriptions les plus précises du Sud iranien durant la guerre. En outre, les thèmes de la guerre abondent dans plusieurs de ses romans et nouvelles. Il n’est pas mystique, pourtant, son avant-dernier roman est l’un des rares romans mystiques contemporains iraniens.

Enfin, c’est un écrivain qui fait de l’Histoire et de la société le décor de ses personnages assez silencieux, toujours tentés par la mort. De cette absence « sociale » et « politique » date peut-être une partie du dédain littéraire dans lequel il est tenu. Cependant, Fassih n’est certes pas un écrivain majeur, mais il demeure sans conteste un écrivain mineur à lire, comme les écrivains mineurs que lui-même affectionnait.


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