N° 98, janvier 2014

GEORGES BRAQUE
Grand Palais, Paris, 18 septembre 2013 – 6 janvier 2014
La brève mais extraordinaire aventure cubiste


Jean-Pierre Brigaudiot


C’est une grande exposition, de celles que le Grand Palais sait organiser avec maîtrise, et qui draine un public nombreux, trop nombreux jusqu’à gêner considérablement la visite. Trop grande exposition ? Peut-être : parti pris de montrer le plus possible d’œuvres, jusqu’à celles d’un intérêt relativement modeste. On pourrait donc imaginer une exposition centrée sur le meilleur, sur ce qui est essentiel ; il est vrai qu’il en allait de même avec l’exposition Dynamo, en ce Grand Palais, à laquelle j’ai consacré un article il y a quelques mois. Dans l’œuvre d’un artiste, l’institution muséale peut certes faire des choix qui évitent de trop exposer des périodes un peu plus faibles, un peu moins convaincantes, d’autant plus qu’avec Georges Braque, le temps de recul et de la mise en perspective du pouvoir d’ensemencement de l’œuvre ne manquent point.

Affiche de l’exposition Georges Braque.
Grand Palais, Paris, 18 septembre 2013 – 6 janvier 2014

Le premier cubisme : principalement celui des paysages de l’Estaque avec une simplification formelle et une géométrisation des volumes représentés. La perspective adopte une pluralité de points de fuite

Le cubisme analytique : vers 1911/19I2. Dissociation de la figure en une multitude de facettes parallèles au plan du tableau ou bien en diagonale, abolition de la perspective traditionnelle et du point de vue unique, tonalités de camaïeux, proximité de l’abstraction avec des figures peu identifiables. Apollinaire rédige un texte : "Du cubisme", qui analyse ce que le cubisme met en jeu.

Le cubisme synthétique : vers 1913/1914. Restauration de la lisibilité de l’objet figuré malgré une simplification formelle, retour de couleurs plus intenses et arrivée du collage en tant qu’objet réel, même lorsqu’il s’agit d’un faux réel.

Ultérieurement les peintres pionniers du cubisme s’éloigneront ou se rapprocheront périodiquement de l’esthétique cubiste.

Georges Braque, 1882-1963

Dans la biographie de cet artiste, co-inventeur du cubisme avec Picasso – et c’est ce que l’histoire de l’art retient avant tout –, j’ai noté quelques moments et faits importants, en tout cas autant, de mon avis d’artiste, que ces liens déterminants qu’eut Braque avec les poètes que furent par exemple Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Francis Ponge ou Jean Paulhan et avec les galeristes Daniel-Henry Kahnweiler, Paul Rosenberg ou Aimé Maeght. Braque eut pour père un entrepreneur en peinture et il fut apprenti successivement chez deux peintres décorateurs. Ce sont des faits qui sont loin d’être anodins : être enfant au milieu des bidons et pots de peinture, alors à l’huile, et apprendre le métier chez des décorateurs, ça laisse des taches indélébiles ! Nul doute que cet apprentissage de la peinture décorative a déterminé chez Braque cette pratique amoureuse des tons rompus, des camaïeux et des textures picturales.

Braque et Picasso : la révolution cubiste est avant tout due à ces deux artistes singulièrement différents bien que leurs œuvres de la première période cubiste et de celle du cubisme analytique aillent jusqu’à se fondre et se confondre.

Les deux artistes et amis, tellement proches à un moment donné de leur vie, lorsqu’ils sont en symbiose, sont des personnalités très opposées, tant par leur caractère propre que par ce qui fonde leur œuvre dans sa globalité, au-delà de la relativement brève aventure cubiste. Car ni l’un ni l’autre ne vont se laisser enfermer dans ce qui pour eux ne sera qu’un passage qui les libèrera de l’art académique. On peut dire que Picasso est un latin, impétueux, impulsif, un taureau, travailleur acharné et violemment expressionniste, jusque dans les dernières années de sa vie, au détriment de l’élégance et du joli dans la peinture. Braque, quant à lui, apparait comme doué d’un caractère plus nordique, plus réflexif, plus lent, plus sage, gourmand de tonalités travaillées, de matières picturales savantes, de compositions équilibrées. Picasso était plus médiatique et il va de soi que c’est lui qui représente officiellement le cubisme jusqu’à avoir généré la formule proverbiale pour désigner la peinture abstraite : c’est du Picasso ! Mais Braque, quel savoir-faire, quel raffinement !

Du fauvisme au premier cubisme

Braque inscrit son œuvre dans la suite de celle de Cézanne, celle, par exemple, des peintures de la montagne Sainte Victoire où la perspective traditionnelle semble malmenée avec une ligne d’horizon placée haut dans la toile, affirmant ainsi une planéité du paysage, suite également du Cézanne des plans-facettes qui caractériseront la période cubiste analytique, mais avec d’autres raisons et fonctions touchant davantage à la lumière qu’à la représentation des objets. Braque rencontrera les peintres du fauvisme, ceux qui vont sans ambiguïté déconnecter une couleur délibérément exubérante et expressionniste de sa référence au visible. La logique veut qu’on lise le cubisme comme une libération des règles de la représentation instaurées au fil des siècles dans la peinture occidentale. Certes Braque est peintre, mais lorsqu’il entre en action en tant que tel, la peinture a depuis plus d’un demi-siècle une partenaire et rivale omniprésente sur le terrain de la représentation du visible : la photographie. Et la mission de représentation qui fait historiquement partie inhérente de la peinture est remise en question car partagée avec la photo, un art encore dit technique. Les impressionnistes, les fauves ont déjà questionné à leur manière le rôle de la peinture confrontée à cette rivale qu’est la photo. Lorsque le jeune Braque émerge sur la scène artistique, il fait partie de ceux qui cherchent d’autres fonctions à la peinture que l’imitation fidèle et normée du visible, ceci afin qu’elle puisse tout simplement continuer à être. La stylisation et la réduction géométrique des formes, la couleur - comme un incendie - des paysages de l’Estaque (entre 1906 et 1908) témoignent à la fois de ce que Braque doit à Cézanne et de ce qu’il doit aux fauves. En même temps, il y a chez Braque un vouloir aller bien au-delà de ce que l’un et les autres, Cézanne et les fauves, ont proposé. L’exposition du Grand Palais montre effectivement assez bien que ce passage entre l’après-Cézanne et l’après-fauvisme se joue comme l’annonce de ce qui va suivre, c’est-à-dire la vraie révolution cubiste, celle qui se fera essentiellement à deux, avec Picasso. Œuvres, paysages de l’Estaque où la simplification géométrique s’adjoint à un abandon des règles de la perspective albertienne ou académique (un peu comme était la perspective tâtonnante des peintres de l’Ecole d’Avignon), où la palette colorée se réduit et perd en intensité, où le coup de pinceau s’affirme et devient hachure. Cependant, et même si certaines de ces toiles sont particulièrement réussies, elles ne sont certes pas le meilleur ni le plus caractéristique de ce qu’il y a à retenir de la peinture de Braque.

Le port, hiver-printemps, 1909, © Adagp, Paris

Le cubisme analytique

Puis arrive cette période de la déconstruction-reconstruction, la vraie révolution cubiste où ce qui est représenté ne l’est plus que de manière allusive, noyé dans une multitude de facettes diagonales ou parallèles au plan du tableau, facettes géométriques, comme découpées dans du carton. Et la couleur des fauves s’éteint au profit de camaïeux ocrés, de gris, de blancs cassés. La figure est comme explosée en une multitude de morceaux puis recomposée. Le réel, le visible font place à un univers pluriel où la réalité n’est plus une et unique - comme celle de l’image photographique qui ne peut donner à voir le monde que selon un unique point de vue. La peinture cubiste, celle de Braque et de Picasso, pour cette période, témoigne d’un monde où le figuré déploie littéralement ses multiples facettes ; il ne s’agit donc pas seulement d’une esthétique ou d’un formalisme, moins encore d’un jeu. Le cubisme analytique est une vision du monde qui dit par exemple que la réalité est insaisissable, que les choses ne sont pas si simples, qu’un pichet est bien davantage qu’il n’y parait, que la vision objective de celui-ci par un observateur immobile ne saurait rendre compte de la nature de cet objet banal. Dès lors, le peintre est censé voir les choses en tournant autour d’elles, pluralité des points de vue, donc de l’appréhension du visible. Questions posées à la peinture dans son rapport au réel, et posées de manière plus radicale encore avec les collages - nous y reviendrons. Le cubisme analytique est une révolution à laquelle Braque contribue pleinement, révolution qui pourrait aboutir, selon l’une des logiques possibles, à débarrasser la peinture du sujet et de la figuration. Mais ni pour Braque ni pour Picasso, le passage à l’abstraction ne se fera ; au contraire, après le cubisme analytique, on assistera à une simplification formelle où les fameux plans facettes tendent à disparaitre au profit d’une plus grande lisibilité du sujet figuré. Ce seront d’autres artistes qui seront les pionniers de l’abstraction, après un flirt plus ou moins poussé avec le cubisme analytique : Mondrian, Malevitch et Kandinsky. Quant au cubisme analytique, malgré la révolution picturale qu’il représente, il reste assez classique dans certaines de ses formes, sujets et formats : natures mortes avec un répertoire très limité d’objets mis en scène : violon, pipe, pots, guéridon par exemple et formats de dimensions restreintes, avec l’ovale qui revient fréquemment.

Le viaduc à l’Estaque, début 1908, huile sur toile, 72,5x59 cm, Centre Pompidou, Paris

Les collages et le cubisme synthétique

Posée par le cubisme analytique, cette question du réel et de la manière d’y accéder en peinture va trouver des réponses ou peut-être faire surgir d’autres questionnements avec les fameux collages et dès 1911/1912, l’intrusion de lettres découpées dans des journaux. Puis, très vite le répertoire des collages va s’ouvrir aux morceaux de journaux, au carton ondulé, au papier peint imitant le faux bois. Cependant, le cubisme dit analytique vire vers le cubisme dit synthétique, c’est-à-dire vers une disparition des multiples facettes. Ainsi, le tableau cubiste-analytique redevient plus aisément lisible, retrouve des couleurs, même si elles restent encore de l’ordre des camaïeux ; bref la figuration se réaffirme, comme si Braque, lors des périodes précédentes, avait résolu un certain nombre de questions essentielles lui permettant d’œuvrer dès lors en toute sérénité, dans un contexte conceptuel établi et serein. Mais l’intrusion du collage dans la peinture, en ce début de vingtième siècle, pose un grand nombre de questions, tant à l’art qu’à ceux qui le pratiquent ou le commentent.

Alors le collage, le trompe l’œil ? L’intrusion d’un certain réel dans la peinture ? Mais lorsqu’il s’agit déjà et par exemple d’un trompe l’œil, d’un faux bois acheté en droguerie ou chez le marchand de couleurs ? La page de journal, la réclame pour des lames de rasoir, les lettres découpées sont réellement réelles alors que le faux bois est certes réellement du faux bois mais il est introduit dans le tableau en tant qu’élément réel, c’est-à-dire un vrai faux bois ! Et il y a aussi les lettres, non pas seulement celles découpées dans les journaux, mais celles qui sont dessinées ou peintes, caractères d’imprimerie dont le statut est sans doute indécidable, entre présentation et représentation. Entre ici et maintenant et référence à un ailleurs. Il apparait que le collage, dans la peinture cubiste synthétique, intervient comme un questionnement adressé à la peinture, sur son essence, ses fonctions, ses rapports au monde réel, questionnement s’ajoutant à la déconstruction opérée à l’aide des facettes dans la phase analytique du cubisme.

1914, Braque part à la grande guerre, est blessé et ne recommence à peindre qu’après celle-ci.

Le Port de l’Estaque, automne 1906, © Adagp, Paris

Un certain classicisme inhérent à l’œuvre de Braque

Dès lors, le parcours de Braque va s’effectuer par périodes picturales, chacune marquée par certaines caractéristiques ou par des événements dans la carrière du peintre. Ce parcours est une quête infinie de la peinture comme médium susceptible de dire le monde ou certain de ses aspects, et les œuvres de Braque le disent avec une immense poésie, non point celle des mots mais celle des champs colorés, celle des lignes qui les traversent. Plutôt qu’un retour à un classicisme, celui de la peinture académique, c’est un retour à une peinture délestée de ce qui l’encombrait en raison de la profusion des facettes du cubisme analytique. Ce qui est propre à l’œuvre mature de Braque, c’est cette forme de classicisme associé le plus souvent à une grande sérénité émise par les œuvres, à une simplicité du sujet, à un dépouillement du système de représentation. Certaines natures mortes sont aussi dépouillées et tournées vers l’essentiel que peut l’être un tableau de Georges de La Tour, aussi silencieuses et sereines. Ainsi en est-il de ces innombrables natures mortes et arrangements d’atelier avec tout simplement un pot, un guéridon, une fenêtre, deux poissons sur une assiette, parfois tracés au simple trait clair sur fond sombre ou inversement, et où jouent le sombre et le clair, en ces merveilleux et si élégants tons ocrés propres à la peinture de Braque. Ce classicisme est aussi celui qui prend plus explicitement en charge certains aspects de l’histoire de l’art, comme par exemple les figures, les couleurs et le trait en négatif/positif de la peinture grecque antique, notamment celle des céramiques. Ce sont par exemple les canéphores, ou l’illustration de la Théogonie d’Hésiode en un magnifique triptyque, juste au trait incisé dans le champ d’un noir profond : ici Braque réussit un coup de maître en allant au plus simple et dépouillé. Mais encore, quelquefois Braque nous renvoie sans ambiguïté à Matisse, celui de ces fenêtres ouvertes sur la ville, œuvres quasiment abstraites où le peintre ne peint plus le réel mais la peinture, comme fait Braque. En fait, l’œuvre majeure de Braque évoque tellement souvent l’antique que cela conduit à se poser la question de la modernité ou même de la postmodernité, même si cette question peut ici paraître saugrenue et anachronique.

Guitare et verre, 1917, © Adagp, Paris

Les oiseaux

D’autres thèmes hantent l’œuvre de Braque, et ici je ne pense pas nécessaire de tous les aborder : un article de presse comme celui-ci ne vaut que si l’on va voir l’œuvre dont il est question, car ce qui est écrit ne peut être qu’une modeste évocation de la peinture de Braque, définitivement indicible par les mots. Le thème des oiseaux est bien présent chez Braque. Tel que je le perçois, l’oiseau, dans la peinture de Braque, est une figure symbolique qui dit peu ou prou le passage, le temps qui passe et nous ronge, mais aussi, lorsqu’il est accompagné d’un nid empli d’œufs, symbolise la continuité de la vie. Certains de ces oiseaux sont immenses dans leur mise en scène, d’un noir profond et me semble-t-il évoquent la mort certaine du peintre, celle à laquelle tout homme ne peut que penser, tôt ou tard, alors que d’autres oiseaux évoluent sur un fond de ciel bleu, la couleur induisant alors d’autres sens.

Grand intérieur à la palette, 1942, huile et sable sur toile, 145x195,6 cm, Houston, The Menil Collection, © Adagp, Paris

Les sculptures

Cette exposition ne fait pas la part belle à l’œuvre sculptée de Braque et je le regrette, même si en introduction de cet article, je déclare penser qu’il y a trop d’œuvres réunies là, au Grand Palais. Ce que je retiendrai de ces sculptures de Braque, notamment celles taillées dans la craie de la côte normande de Varengeville, où l’artiste avait un autre atelier que celui de Paris, c’est son mode opératoire, ne s’inscrivant pas tout à fait dans l’espace comme il va de soi lorsqu’on parle de sculpture. Ici Braque taille la pierre, le plus souvent crayeuse, donc très tendre, à partir de plaques d’une relativement faible épaisseur, peut-être telles qu’elles étaient conditionnées localement dans des carrières. Ce matériau en plaques peu épaisses, en ce qu’il détermine ou par choix objectivé de l’artiste, fait sans nul doute écho à la peinture cubiste par sa faible profondeur, comme le tableau cubiste analytique ou synthétique réduit la profondeur de l’espace figuré à presque une surface. Figures de chevaux, figures humaines simplifiées, ici encore surgit la référence à l’antique ou même au dit primitif si l’on fait allusion à ce qu’a pu déterminer l’art africain chez Picasso.

D’autres périodes de Braque me sont apparues comme moins intéressantes et moins caractéristiques de ce qu’un tel peintre a pu apporter à l’art, moins singulières également. Il en va ainsi avec cette série de paysages aux formats panoramiques des dernières années de vie de l’artiste. De même, je me suis moins attardé sur la série des billards.

Atelier I, 1949, huile sur toile, 92x73 cm, collection particulière

Les retours

Chez Braque, la démarche n’est pas linéaire et unidirectionnelle, je veux dire qu’elle ne va pas imperturbablement du fauvisme au cubisme analytique vers le cubisme synthétique puis vers une sorte de classicisme. Elle va son chemin, lorsque l’artiste atteint une certaine maturité, depuis un cubisme synthétique simplifiant les formes, en un parcours ondulant, tantôt presque ignorant le passé cubiste, tantôt reprenant les règles du cubisme synthétique, celui qui succède au cubisme analytique : très faible profondeur illusionniste, plan d’inscription des figures très vertical et presque parallèle au plan du tableau, et puis la palette et la texture des couleurs qui évoluent peu, sans doute car elles ont atteint très tôt un niveau qualitatif remarquable.

L’œuvre de Braque demande plus que ne peuvent en dire une simple exposition ou un modeste article. Mais si l’exposition du Grand Palais fermera ses portes début janvier, les œuvres resteront visibles dans une infinité de musées d’art moderne. Ainsi le visiteur de certains de ces musées pourra organiser sa propre exposition Braque, à son gré, à partir de pièces soigneusement choisies.


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