N° 98, janvier 2014

L’espace-ville et les modalités de la construction d’identité dans le cinéma d’Abbâs Kiârostami*


Shimâ Shirkhodâei


Parler aujourd’hui de l’« espace » dans le cinéma semble une tentative tautologique qui risquerait de mettre en doute la possibilité d’en cerner les enjeux et d’en définir la sphère de reconnaissance. Or, cette impression est notamment due au statut sémiotique particulier de l’espace dans le cinéma qui représente un objet sémiotique complexe, relevant de l’association des espaces réels et virtuels. Comme le confirme Eric Landowski, « sous l’apparence d’un catalogue plus ou moins arbitraire, on a en l’occurrence affaire à des manières de vivre l’espace, et par là même de le configurer, qui sont en réalité interdéfinissables sur la base de critères communs. » [1]

Regarder l’espace de la ville dans un film est aussi une manière particulière de vivre l’espace. Autrement dit, comment aborder cette expérience de l’espace physique et réel au cinéma ? La ville est par exemple un espace physique dont l’étude de la représentation dans l’espace virtuel du fil, nécessite la prise en compte de toutes les phases de la construction de cet espace réel dans l’espace virtuel du film.

En effet, lorsqu’on parle de l’espace réel et physique, il faudrait penser à toute représentation de l’espace qui se concrétise par une visualisation. L’exploration de l’espace réel dont témoigne la mise en scène énonciative dans La Région centrale du réalisateur Michel Snow est un exemple de ce type d’espace dans son sens le plus général. Dans ce film conceptuel tourné en 1971, le réalisateur canadien filme pendant trois heures le même espace, en l’occurrence, une partie de la région située à peu près à 170 km au nord-est de Sept-Îles, au Québec. Le réalisateur plante sa caméra dans un endroit quelconque de cette région et filme par des mouvements circulaires autour du point fixe que constitue la position initiale de la caméra. A la fin du film, le mouvement de la caméra devient tellement rapide que le lieu devient méconnaissable ; un lieu abstrait que le spectateur ne pourra plus reconnaître. Cet exemple montre comment les relations spatiales qui appartiennent à la sémiotique construite peuvent modifier l’identité d’un espace réel qui appartient à la sémiotique du monde naturel.

Quant à notre proposition pour l’étude de l’espace-ville, nous désignons comme point de départ la représentation de la ville et l’agglomération, ses faubourgs ou sa banlieue. Cependant, notre problématique doit être nuancée car nous nous interrogeons sur la construction d’un espace naturel fictif qu’on assimilera, parce qu’il projette des lieux et des rues, à une ville. Cet espace est considéré comme l’un des représentants de l’espace réel.

Ainsi, souhaitons-nous aborder, par une méthodologie sémiotique de l’Ecole de Paris, les modalités de la construction identitaire de l’espace réel, en l’occurrence la ville dans l’espace virtuel du cinéma de Kiârostami. Nous considérons le cadrage cinématographique comme le lieu d’une sémiosis dans la construction identitaire de l’espace-film. C’est ainsi que l’espace réel, non perceptible directement dans le cinéma, fait l’objet d’un rapport intentionnel et d’une prolifération des significations grâce à cette sémiosis dans la sphère de lecture et d’interprétation.

Nân va koutcheh (Le pain et la rue), premier court métrage réalisé par Abbâs Kiârostami

Depuis le premier court métrage réalisé par l’auteur, à savoir Nân va koutcheh (Le pain et la rue), la ville s’affirme comme un élément incontournable du cinéma d’Abbâs Kiârostami. Ainsi notre corpus est-il constitué des plans où la ville est évoquée, représentée ou décrite verbalement ou visuellement. Au cours de ce travail de recherche, nous nous sommes rendu compte que chaque film reformule la problématique de la ville d’une manière particulière, même si des isotopies relient ces différentes représentations. [2] Afin de trouver le noyau commun de la représentation de la ville, il est possible de diviser chaque film en deux séries : celle des plans avec le dispositif de la voiture et celle où ce dispositif n’apparaît pas. Ainsi notre choix porte sur le film Ten, l’exemple le plus radical de la catégorie où le dispositif de la voiture apparaît. Nous évoquerons le cas échéant, et très brièvement, d’autres films du réalisateur qui posent la question de l’espace de la ville reliée à notre problématique des modalités de la construction d’identité dans Ten.

1. La catégorie des films avec le dispositif de la voiture

Pour commencer, spécifions d’abord les points communs et les particularités de l’espace de la ville dans Ten. Le dénominateur commun des dix séquences du film est l’ensemble des plans tournés dans la voiture où (i) les personnages sont filmés en plan rapproché, (ii) la ville est perçue en arrière-plan, étant donné la circulation de la voiture en ville. Un regard attentif sur ces relations spatiales montre que l’espace virtuel au cinéma met en cause la constatation de Cassirer : « il n’y a pas d’être ni d’événement, pas de chose, pas de processus, pas d’élément de la nature ni d’action humaine qui ne soient […] spatialement fixés et prédéterminés. » [3] Or, même si l’espace réel reconstruit par l’espace virtuel du cinéma est « spatialement fixé » par le cadrage et le montage, il n’est nullement prédéterminé. De ce point de vue, il ne s’agit plus de la ville spatialement prédéterminée, mais d’« espace-ville » à déterminer dans le processus de visualisation filmique. Aussi, l’identité de cet espace-ville est-elle en construction.

Comment la ville est-elle présentée dans Ten ? Ce « car-film » [4] est divisé en dix séquences comprenant des plans fixes et rapprochés de deux personnages en champ-contrechamp dans une voiture. Mania, le personnage principal, conduit sa voiture dans le tumulte des rues d’une ville bruyante. Tout au long de son voyage, son enfant, sa sœur, son amie et trois femmes inconnues montent l’un après l’autre dans sa voiture et l’accompagnent pendant son trajet. [5] Le dispositif de la voiture en tant que « médium de rencontre » [6] fait la rhétorique diégétique dans ce film dans la mesure où il favorise les conversations sur les sujets les plus confidentiels. En effet, les plans champ-contrechamp à l’intérieur de la voiture mettent en scène des interlocuteurs qui ne sont pas obligés de se regarder fixement dans les yeux, ce qui favorise l’échange. La voiture est un espace intime et probablement un moyen privilégié pour dialoguer, qui instaure une structure dialogique. Elle effectue une division de l’espace intérieur/extérieur qui permet à la jeune conductrice de parler librement d’elle-même et de son identité féminine loin des regards qui l’ont accusée de frivolité et d’égoïsme, hors de la présence de son mari qui n’est qu’un étranger pour son fils. Ainsi, Mania décide de parler avec son fils dans cet espace qu’elle trouve « intime » : « À la maison, il y a papa Mortezâ, ça manque d’intimité », dit-elle.

En effet, il s’agit d’une double tension : protection, retranchement vis-à-vis de l’extérieur. Le petit espace de l’habitable rapproche les interlocuteurs qui ne sont finalement que les compagnons d’un court trajet de quelques minutes. Ainsi faudrait-il reconnaître un espace tensif qui participe aux conflits et aux tensions aussi bien dans la voiture qu’à l’extérieur. La question consiste à savoir en quoi l’espace se présente comme lieu de tension et de détente, de rupture et de reprise, de raccourci et de prolongement, de chute et d’élévation… C’est sans doute le dispositif de la voiture qui est à l’origine de l’espace tensif dans le film.

D’autre part, l’espace réel du film donne, au premier abord, l’impression que le réalisateur filme le réel de la ville sans que ce dernier ait une dimension autre que le décor obligatoirement « naturel » du tournage. Or, à la suite des arguments d’Anne Beyaert-Geslin, pour opposer le « portrait » au « paysage » « en raison de définitions topologiques et spatiales contraires sinon contradictoires » [7], l’assimilation de ces plans rapprochés des personnages aux « portraits » qui se manifestent sur le fond du « paysage de la ville », nous permet de percevoir les relations spatiales plus profondes du film. Ainsi, allons-nous voir si la ville est représentée comme un arrière-fond présupposé du tournage ou s’il s’agit d’un actant-sujet qui contribue à une recatégorisation actantielle et spatiale. Si Farasse, à propos des peintures de Friedrich, insiste sur l’incompatibilité entre le « paysage » et le « visage » dans la peinture, en concluant que « l’assomption du paysage dans la peinture ne se fait qu’au détriment du visage » [8], Anne Beyaert-Geslin a en revanche montré qu’il est possible d’envisager une forme de « cohabitation » du « portrait » et du « paysage » dans un tableau ; à savoir celle de « l’échelonnement des plans »
 [9]. La présupposition topologique (le paysage en position horizontale et le portrait en position verticale) chez les peintres tels De Cordier et Rothko, ou l’exemple de contrepoint chez Philippe Ramette (le portrait en horizontal et le paysage en vertical), a amené la sémioticienne à poser des questions importantes quant à la position topologique de la figure dans le tableau et la « distance » qui sépare la figure du spectateur. A notre sens, cet « échelonnement » s’impose comme le principe régulateur des relations spatiales dans la première étape de la construction identitaire de ce que nous appelons désormais l’« espace-film ».

1.1. Du « portrait » au « paysage » dans l’« espace-film »

Se fondant sur Merleau-Ponty et donc sur une approche phénoménologique, Anne Beyaert-Geslin décrit trois objets de sens en fonction de ce critère :

« - A faible distance, l’ontologie humaine est perdue. L’image est celle d’un grain de peau, d’une surface d’inscription tenant lieu de surface figurative. La stature humaine étant également oblitérée, l’identification n’est plus assurée et cette surface se prête à d’innombrables investissements sémantiques. […]

- A moyenne distance, correspondant à la distance personnelle (45/125 cm), l’ontologie humaine est retrouvée et la stature humaine assure l’identification. La perception est polysensorielle et prédispose alors à l’empathie.

- A plus grande distance, l’espace et les objets qu’il contient se mesurent à l’aune de la stature humaine, cependant l’ontologie humaine - la « qualité humaine » - est perdue. La perception est seulement assurée par la vue, sens de la distance, ce qui induit la primauté des informations cognitives. » [10]

Le « portrait » vs le « paysage », Ten, séquence 4

Le gain heuristique de cette constatation est considérable pour le cinéma dans la mesure où l’analyse apporte une nouvelle lecture des échelles du plan traditionnellement réparties en gros plan, plan rapproché, plan moyen…

L’auteure en déduit, toujours au sujet du « portrait », que la seule distance capable d’assurer « l’identification de la figure humaine et la plénitude sensorielle » est celle de la « distance intermédiaire » et « personnelle ». [11] Elle précise que cette distance moyenne informe, affecte et maintient même « l’ontologie de la personne ». [12] Ce dernier point est important en ce qui concerne le dispositif de la voiture dans le cinéma de Kiârostami. La position assise du personnage selon le dispositif de la voiture (une dimension personnelle entre deux étrangers qui trouvent une intimité dans un espace intermédiaire), correspond à la position du spectateur assis dans la salle du cinéma en train de regarder le film (une dimension personnelle et intermédiaire entre le monde du film dans la salle et le monde extérieur en dehors de la salle du cinéma). Ainsi, tous les plans de Ten à l’exception de celui qui montre l’autre femme en dehors de la voiture, sont filmés selon la distance intermédiaire. Alors, pourquoi ce plan unique dans le film n’obéit-il pas à ce principe compositionnel ? [13]

1.1.La rhétorique en acte

Les transformations et les changements des composantes du plan d’un plan à l’autre sont tout à fait normaux, en tout cas prévisibles car la grammaire cinématographique est constituée de toutes ces transformations paradigmatiques et syntagmatiques. Donc, rien d’étonnant si on constate les transformations d’échelle de plan, de point de vue et de profondeur de champs… A vrai dire, il n’existe pas évidemment un schéma canonique qui représente ces transformations. Néanmoins, si on considère tous les plans de Ten dans un système indépendant dont les composantes du plan obéissent à une norme diagrammatique, c’est-à-dire que tous les plans sont fixes, rapprochés et objectifs, l’apparition d’un plan d’ensemble et subjectif remue cette « norme ». Selon Göran Sonesson dans son explication de la rhétorique, comme nous connaissons les règles dès le début du jeu et tout ce qui est prescrit par la norme, ce qui est normal et/ou normatif, « le sens se produit chaque fois que nous avons l’occasion d’observer une déviation à partir de cette norme. » [14] Dans notre exemple, le film en tant que totalité a une homogénéité au niveau de la forme qui a été en quelque sorte « violée » par ce changement radical qui constitue en lui-même une opération rhétorique, à savoir la « transformation réglée des éléments d’un énoncé » et « l’écart entre le degré conçu et perçu. » [15] Ainsi, des principes de la rhétorique visuelle du groupe Mu, déduisons-nous la réflexion sur une « rhétorique en acte » dans la pratique de lecture et d’interprétation. Il s’agit de la « violation » d’une forme et d’un discours homogène par la transformation des composantes du plan cinématographique. En suivant Jean Mitry, nous constatons que la rhétorique cinématographique est indissociable de la pratique d’interprétation qui le rend lisible : « Au cinéma il n’y a que des rhétoriques. Autrement dit, tout y est possible qui est justifié, c’est-à-dire signifiant dans un contexte donné. » [16]

Dans le cas de ce plan, ce choix énonciatif suggère un codage semi-symbolique qui met en concurrence deux regards axiologiques. Le regard du spectateur qui accompagne celui de l’acteur principal, Mania :

/plan objectif vs plan subjectif/

/regard neutre vs regard interrogatif/ ; /observateur-focalisateur vs observateur-assistant/ ; /identité vs altérité/

Ainsi, le regard neutre assuré par un focalisateur virtuel, identique pour tous les plans du film, se transforme en regard interrogateur d’un observateur-assistant qui se réalise à l’image et qui affirme sa présence. Cette présence véhicule l’opposition profonde (identité vs altérité) entre les deux personnages, Mania et l’autre personnage féminin. La trame narrative va également renforcer cette opposition.

Le claquement de la porte à la fin de cette séquence se fait de la même manière après la descente de tous les voyageurs qui montent et descendent de la voiture de Mania. Nous observons que l’espace qui sépare les deux voitures représente le « paysage » dans lequel le personnage n’est plus en premier plan.

1.2. Les manifestations du mode de présence de l’espace-ville

D’une manière générale, l’espace virtualisé n’a aucune manifestation figurative dans l’espace-film. On peut considérer que le cas du « plan noir », par exemple dans la dernière séquence du Goût de la cerise, ou encore dans un plan d’ABC Africa ou Le vent nous emportera représente des espaces réels virtualisés. L’espace potentialisé se définit par des indications spatiales partielles, non définies ou mal définies qui ne permettent pas une véritable identification géographique documentaire de l’endroit que l’image représente. L’observateur balaie la ville, sans se focaliser sur un endroit particulier même si l’image permet quelques repérages géographiques intradiégétiques des endroits que le film met en scène. Cette présence potentialisée de l’espace peut être prise en charge par le dispositif narratif du film : l’évocation d’un lieu, d’un endroit qui peut apparaître dans le champ visuel de l’écran à n’importe quel moment du récit.

Ce type de manifestation se différencie de celui de l’espace actualisé qui se définit par le repérage géographique exact des endroits et une manifestation visuelle prise en charge par la diégèse. Cette manifestation peut être significative dans le cinéma documentaire où les lieux sont censés nous renseigner entre autres sur l’espace géographique filmé.

Le cas complexe de la représentation spatiale est l’espace potentialisé qui consiste en une présence sensible non identifiée tantôt actualisée par une manifestation visuelle partielle, tantôt potentialisée par une manifestation sonore ou une évocation géographique. Les conversations « anodines » des personnages de Ten sur les lieux comme la piscine, la pâtisserie, le marché… sont des exemples de ce type de manifestation. Le mausolée est un exemple d’un espace non-actualisé, par la présence visuelle partielle et potentialisée par la manifestation sonore des récits religieux. En réalité, le spectateur ne peut voir que la façade de ce lieu en arrière-plan et partiellement. Ce sont les allusions du personnage qui permettent d’identifier le lieu religieux du mausolée Akbar et Ismâ’il. Il en est de même pour les rues bruyantes de la ville jamais identifiées dans ce film. L’« intimité » des personnages dans la voiture est de temps en temps perturbée par la manifestation sonore de la ville, mais on ne sait jamais de quelle ville il s’agit. La fenêtre ouverte de la voiture ne fait pas obstacle au son des klaxons, aux bruits et aux nuisances de la ville.

Le cas particulier de Ten permet d’envisager quatre positions : espace-ville potentialisé (évocations des endroits qu’on ne visualise jamais), espace-ville actualisé (les endroits tels le mausolée et les plans de ville en « paysage »), espace-ville virtualisé (la ville en hors-champ) et espace-ville réalisé (la ville identifiée géographiquement).

Le cas de l’espace-ville actualisé est particulièrement intéressant dans ce film, car la présence sonore permet de compenser le caractère incomplet et partiel de la présence visuelle de la ville. De plus, l’interaction entre l’espace-ville potentialisé et actualisé favorise l’attitude « fictivisante » du spectateur et l’interaction entre l’espace-ville réalisé et virtualisé encourage l’attitude « documentarisante » chez le spectateur. Ainsi, dans Ten, l’espace-ville a une réalisation « fictivisante » et symbolique dans la mesure où elle est le point de croisement identitaire de tous les personnages dont on voit le portrait.

Le cas du plan d’ensemble où l’on voit l’autre personnage féminin prend une tout autre ampleur car l’endroit où elle est filmée n’est plus un paysage, mais un portrait à part entière. Tout comme dans les autres plans du film, la présence de la ville reste actualisée, mais non pas réalisée pour présenter un espace-ville universel. La ville est un actant collectif aussi responsable que la seconde femme pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle fait. Ainsi n’est-il plus question de la prostitution dans cet espace-ville que la diégèse propose. Il peut s’agir de n’importe quel autre espace-ville. Dans l’imaginaire du spectateur, cet endroit n’a pas d’identité géographique précise, mais une identité universelle qui dépasse un cadre géographique ou historique précis. D’un autre point de vue, si cet endroit n’a pas une identité géographique précise, il a cependant une identité ontologique qui marque les rapports humains. Ce qui nous amène à y constater l’opposition entre l’espace matériel et physique, et un autre type d’espace non matériel et ontologique qui signifie par les actes humains. Ce type d’espace affirme des positions et des prises de position ou au contraire, il nie certaines prises de position. Dans notre cas, la deuxième femme appartient d’abord à l’espace intime de l’intérieur de la voiture, un endroit où elle peut librement parler de ses intentions… Elle a une prise de position partielle qui s’affirme par le battement énonciatif entre la présence visuelle et la présence auditive. En revanche, dans le plan où elle sort de la voiture, elle rejoint l’espace extérieur avec une prise de position toujours partielle qui s’affirme cette fois avec une présence visuelle obstruée où la ville est aussi présente qu’elle.

Cette présence obstruée dans la ville devient nécessaire pour l’énonciation filmique dans la mesure où elle témoigne les rapports identitaires de cette femme avec la ville. En même temps, ce choix énonciatif et intentionnel recouvre une dimension réflexive dans son choix pour nier ou assumer ce qu’elle est dans l’espace-ville.

Au terme de cette partie de notre recherche, nous pouvons résumer les rapports syntagmatiques de la représentation de l’espace de la ville Ten dans le schéma suivant :

De la potentialisation de l’espace à l’actualisation du sujet :

De l’actualisation de l’espace à la potentialisation du sujet :

1. La catégorie des films sans le dispositif de la voiture

Avant de poser le deuxième volet de notre étude, nous souhaitons nous attarder sur ce résultat en prenant comme exemple le court métrage Le pain et la rue qui présente à notre sens des points de croisement avec cette analyse. Le pain et la rue appartient à la catégorie filmique sans dispositif de la voiture. Le parcours de l’enfant dans les petites ruelles marque de manière significative la présence de la ville. Au demeurant, le film se partage en quatre parcours bien distincts : 1) Parcours insouciant avant la menace, 2) Immobilité due à la menace, 3) Parcours serein après avoir surmonté la menace, 4) Répétition de la menace pour un autre enfant.

Dans le premier segment, la caméra suit l’enfant dans son parcours insouciant et joyeux pour rentrer chez lui. L’espace-ville est ainsi le lieu joyeux de passage. Dans le deuxième segment, à partir du moment où l’enfant est terrifié par le chien, il y a alternance entre les plans-portraits de l’enfant et les plans-paysages des rues vides sollicitées par le regard de l’enfant. Incapable de surmonter la menace du chien, l’enfant cherche la solution chez l’autre, en l’occurrence un adulte qui l’accompagnerait pour traverser la rue lourde de menaces. Les regards inquiets de l’enfant contribuent ainsi à la constitution d’un codage semi-symbolique identique à celui que nous avons repéré dans Ten.

/plan objectif vs plan subjectif/

/regard neutre vs regard inquiet/ ; /observateur-focalisateur vs observateur-assistant/ ; /identité vs altérité/

L’opposition entre l’identité et l’altérité s’affirme notamment par la présence du vieil homme susceptible d’aider l’enfant à surmonter son problème. Mais le problème est loin de se résoudre dans ce segment et grâce à l’adulte. L’enfant qui suit le vieil homme avec le sonotone est laissé seul à l’intersection, et n’a pas la possibilité de revenir en arrière. L’enfant doit traverser seul la « rue de menaces ». C’est ce qu’il parvient à faire en jetant un morceau de pain au chien. Nous passons ainsi au troisième segment où la caméra suit de nouveau l’enfant dans son parcours serein et rassurant. L’espace-ville apparaît donc comme un endroit où l’enfant acquiert les compétences pour affronter les problèmes. L’espace-ville s’oppose au monde de l’enfance fait d’insouciance, et représente le monde extérieur menaçant. L’enfant en fait l’expérience. Cependant, le dépassement de l’obstacle lui permet de passer de la peur à un début d’amitié avec le chien. Quand ce premier enfant rentre chez lui, apparaît de loin, un autre enfant qui se retrouve face à la même menace.

2. Retour et synthèse sur la première catégorie

La voiture de Mania circule dans la ville, celle-ci emprunte des chemins routiniers connus et inconnus. Mais où mènent ces routes ?

Pour répondre à cette question nous recourons aux réflexions de Maria Giulia Dondero sur l’épistémologie du labyrinthe chez Roland Barthes [17]. Le labyrinthe de ces archives photographiques décrit Maria Giulia Dondero s’approche, à notre avis, de l’idée de plusieurs labyrinthes qui se mêlent dans Ten ainsi que dans Le pain et la rue. Si l’enfant est le seul aventurier de l’espace labyrinthique des petites ruelles, plusieurs passagers se retrouvent dans l’espace labyrinthique de la ville dans Ten. Mania en est la première, celle qui n’arrive pas toujours à repérer le bon chemin. Quand elle dit à la vieille femme religieuse qu’elle est perdue et qu’elle ne connaît pas la route, ses regards curieux témoignent de son angoisse pour trouver les réponses à ses propres interrogations. Le problème d’« appartenir à quelqu’un, d’ être à quelqu’un », voilà la question qui occupe Mania. D’ailleurs, l’« intrigue principale », si l’on peut dire, demeure la relation perturbée et problématique entre la mère et son enfant. C’est Mania qui n’arrive pas à accepter facilement le fait que son fils veuille vivre avec son père. Les quatre séquences de ce film montrent les efforts vains et inutiles de Mania pour persuader son fils qu’elle a eu raison de divorcer. Ainsi, Mania est-elle au centre de ce labyrinthe « spéculaire » où les différentes rencontres et les diverses problématiques prennent des aspects réflexifs qui la renvoient à elle-même. En effet, il s’agit, à notre avis, de la part du réalisateur d’une stratégie de reconstitution d’une double identité au fur et à mesure que Mania contacte les passagers : l’identité du personnage et l’identité de la ville. Pour l’enfant dans Le pain et la rue, arriver à l’intersection de la rue de menaces à l’aide de l’adulte est une compétence qui le pousse à aller jusqu’au bout, à trouver la solution. Il en est de même, pour Mania qui acquiert la compétence dans son parcours labyrinthique dans l’espace-ville. La ville représente le point de croisement de toutes les identités féminines qui se retrouvent dans le petit espace de la voiture. Le parcours de Mania vise à faire émerger une identité extensive, résultat de la sédimentation des différentes identités qu’elle a rencontrées dans l’espace de la ville. Ainsi, l’espace ne devient-il pas une sorte de forme de vie pour Mania ?

Par ailleurs, la crise de l’identité féminine, qui semble émerger à travers les différents portraits féminins du film que nous analysons, pourrait mettre en doute le principe de constance identitaire.
 [18] Cette définition devient plus problématique quand il s’agit des adjectifs qui viennent s’ajouter au terme de l’identité ; identité féminine, identité maternelle, identité maritale ou conjugale, etc. Comment les identités transitoires qualifient Mania en tant que femme/épouse ou mère dans son parcours, en même temps qu’elle reste toujours Mania, c’est-à-dire une femme particulière ? Pour Paul Ricœur il s’agit de « idem » et « ipse », la mêmeté et la possibilité de devenir autre. Autrement dit, il y a une identité constante (mêmeté) qui est revisitée par les nouvelles (ipse). D’ailleurs, ce sont les différents rôles thématiques qui favorisent l’acquisition des différents « ipse ». À notre avis Ten est avant tout un récit de la quête d’identité ; l’ensemble des micro-récits de chacune des femmes présentées dans le film et le grand récit de Mania cherchent à re-conjoindre l’identité maternelle qu’elle pensait avoir perdue. Elle est un voyageur dans l’espace de la ville. En effet, elle essaie de manipuler sa vie avec la même aisance qu’elle manipule sa voiture. Cependant, elle perd parfois son chemin en ville et dans la vie…

Visiblement elle acquiert des compétences en visant une performance (la complétude de l’identité). Il y a aussi un antactant, l’homme, absent de tout le film et déterminant dans la destinée de chacune de ces femmes, qui s’oppose au programme que la femme veut réaliser. Dans toutes les rencontres, ce que Mania partage avec les différentes femmes relève de l’attachement et de la perte, un conflit entre chacune de ces femmes et l’homme présent dans leurs vies et absent de tout le film.

Conclusion

La ville, ou pour mieux dire, le monde extérieur, est présentée dans Ten de Kiârostami comme un espace labyrinthique qui symbolise le parcours de la quête identitaire du sujet. Dans Ten la ville a une présence actualisée à travers les manifestations visuelles et sonores obstruées et incomplètes (étendue faible). L’identité de la ville se construit en même temps que l’identité relationnelle et extensive du personnage principal. L’espace-ville sera alors le connecteur isotopique dans cette construction d’identité en même temps qu’il propose sa propre identité. Le cas exemplaire de la construction identitaire de l’espace dans Ten nous permet de réfléchir sur l’espace-ville dans d’autres films de ce réalisateur. C’est exactement le cas dans Le Pain et la rue, où l’altérité d’adulte renvoie l’enfant à ses compétences, à ses capacités pour trouver d’une manière ou d’une autre une solution personnelle au problème qu’il a à résoudre seul. Nous insistons sur la solution personnelle car, à la fin du film, le deuxième enfant est face au même problème et le film ne montre pas la solution qu’il peut éventuellement y apporter. Dans d’autres films comme Ta’m-e guilâs (Le goût de la cerise), par exemple, au moment où la voiture de Badii parcourt les rues de la ville, tout comme dans les moments où il s’éloigne de la ville pour rejoindre les bidonvilles, le parcours labyrinthique de la voiture permet d’observer la ville et de reconstruire l’espace de la ville depuis l’espace-film de la voiture. Dans les plans où la ville est perçue depuis la voiture, le personnage dans la voiture est conçu comme le « portrait » et la ville comme « paysage » en arrière-plan. Un changement de point de vue suffit pour que le « paysage » se retrouve en premier plan par un plan subjectif (affirmation du regard). En effet, le battement énonciatif entre les vues dites « portraits » et les vues dites « paysages » contribuent à affirmer la présence de la ville dans les films de ce réalisateur.

Nous remarquons que la ville, loin d’être le simple décor dans la mise en scène proposée par le réalisateur, devient un actant avec sa double identité, une identité géographique locale et une identité universelle qui fusionnent subtilement. En effet, il y a deux espaces qui peuvent potentiellement représenter la ville : l’espace intérieur (la voiture) et l’espace extérieur (la ville). [19] En effet, la voiture représente à la fois l’extériorité et l’intériorité de la ville, une délégation énonciative qui fonctionne par des réembrayages et des débrayages énonciatifs. Dans les discussions intimes de Mania avec les personnages féminins et son fils, la voiture présente le débrayage énonciatif pour procurer l’espace intérieur favorable aux échanges sur la vie personnelle et privée. En contrepartie, la voiture présente les réembrayages énonciatifs pour renvoyer à l’espace extérieur par l’intermédiaire des échanges rapides de Mania avec les autres conducteurs. Pour finir, Kiârostami fait entrer certaines données visuelles et auditives dans notre champ de présence mais ce faisant, cette alternance de modalités sensibles permet aussi de rendre présents des personnages et les lieux qui sont des facettes d’une identité multiple. Selon ce modèle proposé, l’espace physique est un sujet énonciatif dont le mode de présence potentialisé/actualisé permet la réalisation documentaire, symbolique, abstraite de l’espace et cela dans un processus d’ajustement des modalités que véhiculent le sujet énonciatif et le spectateur.

* Nous tenons à vivement remercier Anne Beyaert-Geslin, Hamid Rezâ Shaïri et Christine Artaud pour leurs remarques et leur lecture exigeante de cette étude qui s’inscrit dans le cadre de nos recherches sur L’énonciation cinématographique dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami. (Thèse de doctorat en cours à l’Université de Limoges). Il est à noter que la problématique des différents régimes de l’espace et la typologie sémiotique de l’espace visuel font partie de nos thématiques de recherche dans notre thèse de doctorat ; l’espace en réseau, l’espace narratif, l’espace phénoménologique, l’espace-corps, l’espace-être, l’espace fondateur, l’espace médiateur, l’espace interactif et enfin la sémiosphère de Lotman. Pour ce présent travail, nous nous intéressons exclusivement à l’espace réel et physique que la ville représente dans le cinéma kiarostamien.

Notes

[1E. Landowski, Régimes d’espace. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Recherches sémiotiques. Disponible sur : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3344, 2010.

[2A titre d’exemple on peut citer certains films pour lesquelles la question de l’espace de la ville se pose : Le pain et la rue (1970), L’expérience (1973), Le passager (1974), Le costume de mariage (1976), Le Chœur (1982), Le concitoyen (1983), Close-up (1990), Le Goût de la cerise (1997), Ten (2002), Copie conforme (2009).

[3Ernst Cassirer, « Espace mythique, espace esthétique et espace théorique », Ecrits sur l’art, Editions du Cerf, Paris, 1995, p. 110, cité par A. Beyaert-Geslin, HDR, Dossier d’habilitation à diriger les recherches, Le portrait entre esthétique et éthique, soutenu le 30 mai 2008 à l’université de Limoges, p. 22.

[4F. Sabouraud, Abbas Kiarostami : le cinéma revisité, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p. 78. Pour Frédéric Sabouraud, il s’agit d’une « métaphore du rapport de l’être au monde contemporain, en mouvement, dans et hors du monde, plus voyeur qu’actant, pris dans des relations duelles ou triples, limitées à une communauté éphémère. »

[5Nous rappelons brièvement les personnages et l’histoire du film : la première séquence débute avec l’image du fils dans le champ et le son hors-champ de Mania. L’intrigue principale est posée dès la première séquence ; le conflit du fils avec sa mère qui essaie de se justifier auprès de lui pour avoir divorcé et s’être remariée. Ce dialogue reprend dans les séquences six et huit et le film se clôt sur la dernière conversation entre le fils et sa mère. Dans la deuxième séquence, nous sommes témoins de la conversation entre Mania et sa sœur. Celle-ci se permet en tant que sœur de donner des conseils à Mania par rapport au problème qu’elle a avec son fils. La troisième présente la rencontre d’une vieille femme. La séquence quatre est la rencontre fortuite de Mania avec une femme de mauvaise vie. Pour la cinquième et la neuvième séquence, nous voyons à deux reprises une jeune fille qui sort du mausolée. Enfin, dans la septième, Mania accompagne une amie.

[6A. Bergala Abbas Kiarostami, Cahiers du cinéma, Paris, 2004, p. 77.

[7A. Beyaert-Geslin, op.cit, p. 21.

[8G. Farasse, op.cit, p. 164, cité par A. Beyaert-Geslin, op.cit, p. 21.

[9A. Beyaert-Geslin, op.cit, p. 21.

[10Ibid.

[11Ibid.

[12Ibid.

[13A. Beyaet-Geslin cite l’exemple des films de John Huston où le personnage s’éloigne dans la scène à forte émotion pour « écraser le personnage sous le poids de l’espace ». Ibid.

[14G. Sonesson, « Au delà du montage, la rhétorique du cinéma », in Visio, 6 ; 4, Le montage cinématographique/The montage in the cinema, Fontanille Jacques, & Périneau Sylvie (eds.), 2002.

[15Voir notamment Traité du signe visuel, 1992.

[16J. Mitry, La Sémiologie en question. Langage et cinéma, Éditions du Cerf, Paris, 1987, p. 253

[17Dans son article intitulé Barthes, la photographie et le labyrinthe, elle donne des éclaircissements sur l’objectif de Barthes proposant un séminaire sur les photographies de Paul Nadar concernant des personnages chers à Marcel Proust. M. G. Dondero, « Barthes, la photographie et le labyrinthe », Communication et langages, numéro 147, mars 2006, p.113.

[18Comme l’indiquent Greimas et Courtés dans Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, l’identité s’oppose à l’altérité, comme "même" à "autre", dans une « relation de présupposition réciproque ». Il s’agit du principe de « permanence » qui permet à l’individu de « rester le même » malgré toutes les modifications ou les changements qu’il va subir. Ainsi, l’identité d’un actant relève d’une certaine constance qui le rend reconnaissable tout au long de son parcours malgré « les transformations de ses modes d’existence ou des rôles actantiels » qu’il assume dans son parcours narratif. Pour Jacques Fontanille cette permanence « n’est autre qu’une forme particulière de l’isotopie, c’est-à-dire une redondance sémantique […] appliquée à une catégorie particulière de contenus. » A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, T. 1, Hachette, 1979.

[19En ce qui concerne la lecture post structurale des notions « extérieur » et « intérieur » dans le cinéma de Kiarostami, voir F. Affarin et A. Nojoumian, Khaneshi pasa sakhtgara az asare Abbas Kiarostami, Téhéran, Alam, 2010.


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