N° 100, mars 2014

Les mouvements iraniens de libération nationale contre l’envahisseur mongol


Shahâb Vahdati


La dure et cruelle invasion mongole et la domination qui s’en suivit provoquèrent à long terme de nombreuses révoltes. Les devises religieuses tirées du chiisme, du zoroastrisme et du mouvement khurramite ainsi que l’encouragement de seigneurs rebelles tels que le Sheikh Califa Mâzandarâni, ont encouragé sans relâche la rébellion contre l’envahisseur mongol. L’une de ces révoltes permit aux Sarbedâr de libérer la quasi-totalité de l’ouest du Khorâssân du joug mongol en 1337-1338 et d’y établir leur Etat, succédant ainsi à Houlagou Khân.

La domination mongole en Asie centrale, en Iran et dans le Caucase se caractérise d’une part par une intensification de l’exploitation féodale, et de l’autre, par les mouvements de libération nationale contre la tyrannie et l’oppression de l’envahisseur étranger.

La conquête de Khârezm au début du XIIIe siècle par Gengis Khân, qui unifia sous son règne l’Asie centrale, l’Iran et l’Afghanistan, fut principalement possible grâce aux dissensions et aux luttes fratricides qui affaiblissaient la puissance des Khorezmiens (Khwârezm-Shâh). La lutte entre les différents groupes de nobles empêcha l’organisation de la défense. Se méfiant de ses vassaux, le Khwârazm-Shâh avait peur de rassembler leurs milices. Les vassaux se disputaient en permanence entre eux et contre le gouvernement central, et comme ils craignaient que les paysans ne se soulèvent, ils refusèrent de les armer et de les préparer afin de combattre l’ennemi extérieur. Par conséquent, comme en témoignent les rapports de l’historien arabe Ibn al-Athir, des historiens persans comme Joveyni, Rashideddin et autres auteurs persanophones du début du XIVe siècle, bien que la forte résistance contre les armées de Gengis Khân ait été principalement et spontanément organisée par le bas peuple, au premier rang de laquelle se trouvait la paysannerie et les confréries d’artisans, la passivité ou la trahison spontanée des féodaux locaux permit aux Mongols de facilement supprimer cette résistance.

Les héritiers de Gengis Khân © Louvre / Atelier de cartographie de Sciences Po, septembre 2012

Nous savons qu’à l’origine (1200-1220), Gengis Khân entretenait des rapports amicaux avec Mohammad Khwârazm-Shâh et qu’à travers les rapports des ambassadeurs et des commerçants, il essaya de recueillir des informations sur l’empire khorezmien. Puis, en 1219, il commença ses opérations militaires, utilisant comme prétexte un vol des biens d’une caravane mongole dans la ville d’Otrar (située actuellement au sud du Kazakhstan). Le roi Khwârazm-Shâh avait peur de faire appel à la puissance militaire de ses propres vassaux dispersés dans des villes fortes éloignées les unes des autres, et se força ainsi à adopter une défense passive.

Dès l’attaque, l’armée mongole commandée par Gengis Khân s’empara d’Otrar, à travers les steppes de Boukhârâ. La rapidité de l’avancée des troupes de Gengis Khân ne permettait pas d’entreprendre des préparations pour les affronter. Les grands propriétaires, des marchands et la majorité du clergé, craignant pour leur richesse ou leur statut social et manquant de confiance dans le peuple, trahirent et pactisèrent rapidement avec les Mongols. La conséquence directe de cette trahison fut qu’au début de 1220, des villes comme Boukhârâ, Samarkand et d’autres villes de la vallée de Zarafshân étaient déjà toutes tombées. Une première résistance sérieuse se laissa voir d’abord à Jend puis à Khodjent où se cramponnait Timour Malik, l’un des rares généraux ayant fait preuve d’un véritable esprit de résistance et d’une certaine puissance militaire.

Paniqué par les succès de Gengis Khân, Mohammad Khwârezm-Shâh fuit vers l’Iran occidental sous prétexte d’organiser une nouvelle armée, mais il prit refuge sur une île dans la Caspienne où il mourut en 1220, juste après qu’à la suite d’une résistance longue et héroïque, les populations de Merv et Ourguentch furent littéralement exterminées et leurs villes détruites. En 1221, l’ensemble de l’Asie centrale est donc conquis par l’envahisseur mongol. Les conséquences de la conquête de l’Asie centrale par les Mongols sont catastrophiques. La destruction des systèmes d’irrigation succéda à celle des oasis merveilleux de Merv et de Khârazm, et de superbes villes comme Ourguentch et Termez se transformèrent en ruines.

Pour la gestion des zones agricoles de la Transoxiane, le grand Khân Ögödeï, en accord avec le Khân d’Ulus Tchagataï, se mit au service du riche marchand Mahmoud Yalavash, un ancien ambassadeur de Gengis Khân auprès de Mohammad Khwârazm-Shâh. Les descendants de Mahmoud Yavalash, devenus des féodaux, continuèrent à diriger l’agriculture en Transoxiane jusqu’en 1311. Ils s’appuyèrent sur la noblesse et le clergé musulman qui avaient survécu aux massacres, de même que les riches marchands qui réalisèrent de rapides profits sous le joug mongol. Tchagataï Khân et ses successeurs vécurent jusqu’au début du XIVe siècle sur les steppes de Jetyssou (Sept-Rivières), tout en maintenant leur mode de vie nomade. La domination des nomades eut un impact désastreux sur l’économie et la culture de Jetyssou. Au cours du XIIIe siècle, les oasis agricoles et les villes de cette région disparurent pratiquement et tout le pays retomba à l’état sauvage.

Les gens ne furent guère mieux lotis. Les conquérants imposèrent une forme cruelle d’exploitation féodale à une population de travailleurs soumis et sédentaires. Les paysans et les artisans citadins étaient écrasés sous le poids des impôts et des taxes. Une partie des artisans et de leurs familles fut réduite en esclavage et forcée de travailler dans des ateliers étatiques, survivants grâce à de maigres rations de nourriture : du pain sec, seulement trois jours par semaine, et parfois, très rarement, un peu de viande.

Cavalerie mongole poursuivant l’ennemi

La révolte de Mahmoud Târâbi

La situation intolérable des paysans et des artisans de Boukhârâ les força à se révolter en 1238 à la fois contre la noblesse mongole et les féodaux locaux liés à eux, en particulier contre Sadr de Boukhârâ, le plus riche des féodaux ayant détenu, avant et après la conquête mongole, le pouvoir spirituel à Boukhârâ. Le soulèvement a donc eu une coloration religieuse. A sa tête se trouvait le prédicateur Mahmoud, un artisan fabricant de tapis originaire du village de Tarab, près de Boukhârâ, et connu pour sa vertu. Ayant eu vent du succès du prédicateur Mahmoud Târâbi, les émirs mongols (de Noyon) décidèrent de l’attirer par ruse à Boukhârâ et de le tuer. Mais l’arrivée de Mahmoud dans la ville fut le signal d’un soulèvement populaire, qui permit le bannissement de Sadr. Mahmoud Târâbi, lui, fut proclamé chef spirituel et sultan. Après quoi, unifiant le pouvoir temporel et spirituel, il prit des mesures sévères contre la noblesse locale. Sa popularité était telle que les Mongols durent fuir pour revenir fortement armés. Néanmoins, les rebelles avaient unifié leurs forces avec celles de la paysannerie de la région. La bataille s’engagea, durant laquelle Mahmoud Târâbi périt. Cette mort mit à mal la résistance des rebelles et après un nouvel assaut, l’armée mongole réussit à vaincre la rébellion. D’après les historiens, cette bataille fit environ vingt mille victimes. Après leur victoire et sur ordre de Tchagataï Khân, les vainqueurs rasèrent l’oasis de Boukhârâ en exécutant une bonne partie de la population en représailles.

Après la conquête de l’Asie centrale, Gengis Khân prit brutalement le Khorâssân, le Mâzandarân et l’Afghanistan. Le dernier des Khwârazm-Shâh, le roi Jalâleddin (1221-1231) combattit courageusement les Mongols dans le Khorâssân. Bien que les seigneurs féodaux aient refusé de se joindre à lui, les artisans et les paysans de Merv, d’Herat et d’autres régions se mirent à ses ordres pour résister aux Mongols. Cependant, Jalâleddin commit l’erreur de les sous-estimer et refusa d’ordonner l’organisation de milices paramilitaires. Il en résulta que malgré sa bravoure, il fut vaincu et tué lors d’une dernière bataille contre les Mongols. Jalâleddin Khwârazm-Shâh fut le dernier roi de cette dynastie à s’opposer aux Mongols.

En conséquence de l’invasion des troupes de Gengis Khân, de nombreuses provinces iraniennes furent complètement dévastées, les oasis transformées en pâturages pour les nomades, et les installations d’irrigation détruites. Des villes comme Neyshâbour, Rey, Qazvin, ou Hamedân furent littéralement rasées et leurs habitants massacrés jusqu’au dernier. A Herat, ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants, l’histoire raconte que seules quarante personnes survécurent au massacre. Les campagnes n’échappaient pas à cette règle et l’oasis de Herat ne comptait plus qu’une centaine de survivants après le passage des Mongols. Dans la plupart des régions iraniennes qui subirent l’invasion des hordes mongoles, même le bétail fut exterminé.

Aux yeux de leurs contemporains, l’arrivée des troupes de Gengis Khân fut une calamité apocalyptique. « Sans doute… », écrit le géographe persan Hamdollâh Ghazvini en 1340, « … que même si mille ans passent sans nouvelle catastrophe, les dévastations et les massacres commis par les troupes mongoles ne pourront être réparés et le monde ne retournera jamais à l’état initial qu’il avait avant cet événement. » Quand en 1236, sous le règne du Khân suprême Ögödei, on décida de rebâtir Herat (décision qui conduisit les Mongols à rappeler un groupe d’artisans prisonniers avec leur famille à Herat), les premiers colons eurent pour tâche urgente de reconstruire les canaux d’irrigation. Pour utiliser les grands outils, il fallut atteler des hommes aux charrues, puisque même les animaux avaient été massacrés.

La conquête de l’Iran par les Mongols s’acheva dans les années 50 du XIIIe siècle. Le grand Khân Mangou organisa en 1256 une expédition sous le commandement de son frère Hulagu, qui s’empara avant tout des forteresses ismaélites perchées sur les montagnes du nord de l’Iran. Puis, en 1258 précisément, Hulagu prit Bagdad, tuant à l’occasion le dernier calife abbasside qui gouvernait depuis une décennie à peine, le sud de l’Irak. Bien que d’après le testament de Gengis Khân, l’Iran et les pays du Caucase devaient revenir en héritage aux descendants de son fils aîné Djötchi, dans les faits, ce fut les gouverneurs choisis par Hulagu qui obtinrent ce territoire. Hulagu créa volontairement cinq Hordes d’or pour lui et ses descendants, les Ilkhanides (1256-1353), reconnus plus tard par Kubilaï Khân (en 1261). Les Jociens (du nom de Joci ou Djötchi, formant la Horde d’or) ne se réconcilièrent jamais avec ceux-ci, et les attaquèrent constamment pour conquérir les pays de la Transcaucasie. Ainsi commença une période de guerre incessante entre les Jociens et les Ilkhanides qui portaient le titre d’Il-Khân, signifiant « le Khân de la tribu ». Les Ilkhanides régnèrent sur l’Iran, l’Afghanistan, les pays du Caucase, l’Irak et la partie orientale de l’Asie Mineure. La horde ilkhane elle-même était installée dans le sud de l’Azerbaïdjan et ses membres continuèrent à suivre leur mode de vie nomade. Luttant contre le puissant sultanat des Mamelouks d’Egypte et de Syrie et cherchant à les conquérir, les Ilkhanides formèrent une alliance avec les Croisés qui détenaient des territoires dans le nord de la Syrie et sur l’île de Chypre. Mais la guerre contre les sultans d’Egypte menée par les Ilkhanides ne donna aucun résultat.

Au sein du gouvernement des Ilkhanides, la classe féodale était composée d’un certain nombre de groupes : la noblesse guerrière-nomade (mongole, turque et kurde), les fonctionnaires locaux, les membres du clergé et les propriétaires terriens sédentaires (des provinces). Chez les six premières tribus constituant la Horde, quand la force dirigeante était la noblesse militaire-féodale composée des nomades mongols et des tribus turques, l’exploitation des paysans n’était plus limitée aux habitudes patriarcales, comme elle l’était parmi les tribus nomades. Au contraire, elle prit un caractère particulièrement brutal. Dans la plupart des régions, les paysans agriculteurs payaient pour impôts jusqu’à 80 % de leurs revenus.

L’historien persan Rashideddin, ayant vécu au XIVe siècle, raconte qu’on demandait les mêmes taxes plusieurs fois par an, et les agriculteurs incapables de les payer à nouveau, fuyaient, laissant les villages et leurs maisons derrière eux. Ceux qui restaient dans les villages gardaient délibérément leur maison dans un état de délabrement poussé, afin de se débarrasser des collecteurs d’impôts, des officiers militaires et de leurs insupportables exigences. Mais cela ne marchait pas toujours. Selon Rashideddin, « quand les collecteurs venaient chercher les impôts, ils recherchaient un dénonciateur zélé connaissant les maisons, et grâce à ses signalements, on tirait de force les gens hors de leurs cachettes, recoins, caves, jardins et ruines. S’ils étaient incapables de capturer les hommes, ils prenaient leurs femmes et les chassaient comme un troupeau de moutons d’un bastion à l’autre, pour les conduire vers les agents du fisc. Ceux-ci les accrochaient par leurs pieds à une corde et les battaient. Les lamentations et les plaintes de ces femmes montaient jusque dans les cieux. »

L’ampleur de la baisse de la production agricole iranienne peut être jugée en fonction de celle de la population active des régions en question du début du XIIIe siècle. Un quartier de Hamedân, qui comptait au début du XIIIe siècle 660 habitants, ne comptait plus que 212 habitants en 1340. De même, le nombre d’habitants de la petite ville d’Esfarâyen, dans l’est de l’Iran, chuta de 451 à 50 habitants. D’après le géographe Hamdollâh Ghazvini, beaucoup de vieilles villes étaient devenues des villages. La baisse progressive de la production des produits de base en Iran et dans les pays voisins au XIIIe siècle leur donna une forte importance. Ainsi, les paysans, sur la productivité desquels se basait le pouvoir féodal, devinrent un objet de grande attention et d’exploitation intense. D’où les taxes insupportables qui menèrent rapidement à des révoltes paysannes, réponse à l’augmentation arbitraire des loyers et des impôts par les féodaux qui accablaient le peuple, parallèlement à l’oppression terrible du conquérant mongol.

Le siège de Bagdad par les Mongols en 1258

En 1265, dans le Fârs, un certain Seyyed Sharafeddin lança un immense mouvement populaire contestant la brutalité du pouvoir du Khân mongol local. En 1291, une autre rébellion d’ampleur éclata au sein de la tribu nomade iranienne des Lors, qui finit par occuper la ville d’Ispahan. Pendant ces mêmes années en Azerbaïdjan, fief principal des Ilkhanides, des insurrections paysannes prirent de larges dimensions. Ces rebelles formaient des groupes hétéroclites, aux ethnies multiples, rassemblant des paysans iraniens et des nomades mongols pauvres ou encore des Kurdes qui trouvaient refuge dans les montagnes, les gorges et les forêts et attaquaient les manoirs des émirs mongols. Ces rebelles étaient alliés et attiraient la sympathie des paysans et du petit peuple, qui les glorifiaient comme héros, les hébergeaient et leur fournissaient logis et nourriture.

En 1303, Rashideddin appela les Mazdakites à la rébellion ; ces derniers pouvant se faire passer pour un ordre de derviches du fait du laxisme religieux des Mongols. Ces derniers acceptèrent, mais leurs plans furent interceptés et les meneurs arrêtés. L’historien Ghazvini mentionne également l’existence d’une communauté secrète dans le nord de l’Iran, aux environs de Roudbâr. Il s’agit visiblement de ces mêmes Mazdakites qui survivront, à peine et uniquement en tant qu’ordre religieux, aux arrestations et exécutions massives qu’ils subiront à la fin du XIVe siècle.

La situation économique lourde et désastreuse de l’Iran incita par la suite le gouvernement de Ghazan Khân (Casanus en Occident) (1295-1304) à modifier sa politique intérieure et à se rapprocher de l’islam local (persan, tadjik et azéri) pour régler ses comptes avec la noblesse afin de s’assurer de son soutien. Pour arriver à ses fins, ce Khân fit donc de l’Islam la religion d’Etat.

Par la suite, une série de réformes fut lancée, principalement à l’initiative de ceux déjà mentionnés ci-dessus, ainsi que de scientifiques comme le mathématicien Rashideddin, qui fut le vizir du Khân à partir de 1298. A cette époque, un temps suffisamment long s’était écoulé depuis les massacres et l’invasion pour que le rôle politique principal soit confié aux chefs des tribus nomades turco-mongoles, aidés par une élite persane. Cette population devint désormais la noblesse locale et poursuivit le programme politique systématisé par le vizir Rashideddin. Des définitions précises furent données à propos des taxes et les modalités de paiement de celles-ci et les exactions arbitraires furent proscrites, avec notamment l’interdiction pour les soldats d’entrer dans les maisons des paysans et des citadins. Dans de nombreuses villes, on annula la tamgha, une taxe lourde sur l’artisanat et le commerce. Les terres abandonnées furent données à la condition qu’elles soient de nouveau cultivées. Ces réformes limitèrent également la tyrannie des bureaucrates et de l’élite nomade et facilitèrent la mise en œuvre d’importants travaux d’irrigation.

Mais par ailleurs, les impôts, bien que strictement fixes, restaient encore assez élevés. Dans la province du Khouzestân par exemple, les paysans devaient payer en taxes plus de 60% de leur revenu brut. Ghazan Khân prit aussi des mesures sévères pour mater toute rébellion paysanne.

Les mouvements de libération nationale au XIVe siècle :
les Sarbedârs et le soulèvement du Khorâssân

Les soulèvements populaires ont joué un grand rôle dans la chute de l’empire d’Houlagou Khân. La force motrice principale de ces soulèvements était celle des paysans et des artisans. Au départ, le petit peuple était accompagné et allié à des petits propriétaires et des féodaux iraniens dont l’objectif était de renverser le joug mongol et celui de la noblesse militaire nomade. Mais arrivée à un certain stade de rébellion, une guerre fraternelle éclata entre les seigneurs féodaux, qui ne cherchaient plus qu’à éliminer la noblesse sans en toucher les règles. Face à eux, les paysans et les artisans se battaient contre l’exploitation féodale en général, y compris celle des nomades mongols.

En combinaison avec certaines tendances du soufisme musulman, la foi chiite constitua la couverture idéologique de ces mouvements. En effet, l’une des doctrines au cœur du chiisme est celle de la réapparition du douzième Imâm Mahdi, dont la venue est espérée et considérée comme permettant la libération de la misère, de l’oppression, de la tyrannie et de la violence. Le soufisme, quant à lui, s’appuyait sur les confréries de derviches et son expression s’accompagnait d’allégorie et d’une certaine souplesse d’interprétation des textes. Ainsi, grâce à sa terminologie, il put servir de couverture à la libre pensée à la fois face à la religion et à l’athéisme.

Le mouvement Sarbedâr chiite et soufi se basa sur ces deux modes de pensée et se dressa contre la noblesse mongole nomade, en s’alliant avec les seigneurs féodaux locaux. Son idéologue était un certain Sheikh Califa, chiite qui prêchait dans la ville de Sabzevâr en appelant le peuple à se révolter contre les Mongols. Califa fut assassiné en 1335 par des émissaires envoyés par le clergé sunnite local, mais son disciple d’origine paysanne, Sheikh Hassan Djuri, continua à prêcher dans diverses villes du Khorâssân. Ce Sheikh chiite fonda une organisation calquée sur le modèle des ordres derviches. Pour entrer dans l’Ordre, il fallait prêter serment, s’engager à perpétuité à porter des armes, et être prêt à répondre au premier appel. L’élite mongole nomade de Khorâssân s’empressa de l’arrêter et il fut emprisonné.

Au printemps 1337 (selon d’autres sources, en 1336), une rébellion éclata dans le village de Bashtin près de Sabzevâr, où les paysans furent tués par des soldats mongols sans autorisation officielle du Khân. Nous n’avons aujourd’hui qu’une seule source authentifiant ce fait : le témoignage d’un certain Hâfiz Abrou, vivant au XVIe siècle. D’après lui, après ces meurtres, les paysans s’étaient réunis pour fomenter une révolte et lors de cette réunion, Sheikh Hassan, présent lui aussi, aurait déclaré : « Les gens qui sont devenus nos maîtres commettent de nombreuses violences. Si Dieu Tout-Puissant nous l’accorde, nous éliminerons l’injustice de ces tyrans, et sinon, nous laisserons nos têtes sur le gibet, mais nous ne tolérerons jamais la violence et la tyrannie. Que d’autres le fassent, mais pas nous. » Ainsi, dit-on, le mot sarbedâr, qui signifie littéralement « celui dont la tête va au gibet », fut adopté par ces rebelles pour se désigner.

Rencontre entre Tayang Khân et Ong Khân, chef des Mongols en 1204, miniature par Miskin, extraite d’un manuscrit du Jâme’ al-Tavârikh de Rashideddin datant de 1596. Bien que la rencontre entre les deux chefs mongols date de 1204, les habits des personnages sont à la mode de la fin du XVIe siècle.

Les Sarbedâr menèrent d’abord une guerre de guérilla. Mais bientôt, et lorsque le soulèvement se généralisa avec le ralliement de nombreux paysans, artisans et petits exploitants pauvres des zones urbaines, la rébellion devint une guerre et une révolution à part entière. Les rebelles conquirent la région et la ville de Sabzevâr, qui deviendra la capitale de leur futur Etat. L’armée des Sarbedârs vainquit trois milices composées de l’élite militaire des nomades turco-mongols et continuant sur sa lancée, s’empara de la grande ville de Neyshâbour, puis de tout le Khorâssân occidental. En 1344, l’Etat des Sarbedârs couvrait une superficie de 550 km de long et 200 km de large. Vers le milieu des années 1350, les Sarbedâr prirent également les villes de Touss et de Mashhad à l’est, et celle de Gorgân à l’ouest.

Après ces avancées des Sarbedârs, en 1353, le dernier roi mongol ilkhanide Tugaï Timur Khân arriva précipitamment à Gorgân et invita les Sarbedârs à une réunion de paix, où il leur proposa de boire avec lui. Quant l’échanson se prépara à remplir les coupes, le chef des Sarbedârs, Yahyâ Kerrabi, ayant pris connaissance des plans du Mongol pour les vaincre, mit sa main sur sa tête. Ce geste était un signal à ses camarades pour qu’ils tuent le roi ilkhanide et sortent, munis chacun d’un coutelas dans leurs bottes, pour attaquer les soldats mongols. Ces derniers, comprenant que leur roi était mort, furent pris de panique et battirent en retraite. Cet épisode marqua le retrait définitif des Mongols de la région.

L’Etat des Sarbedârs continua à exister de 1337 à 1381, mais pendant ce temps, une lutte interne avait lieu entre les Sarbedârs modérés qui s’appuyaient sur les petits exploitants locaux et souhaitaient régner en paix et sur les tendances plus extrêmes représentées par les sheikhs derviches comme Califa et Hassan Djuri, qui défendaient la cause des artisans et des paysans pauvres pour soutenir la doctrine de l’égalité et du combat et souhaitaient continuer la révolution des pauvres. Les oppositions entre ces deux partis étaient parfois violentes, mais de façon générale, c’est la pression des artisans et des paysans forçant les classes supérieures à faire d’importantes concessions qui permit à la société iranienne de l’époque d’évoluer vers davantage d’égalité.

Ainsi, les dirigeants Sarbedârs ne demandaient en taxes aux paysans que 3/10e de leur revenu, contrairement à la tradition bien ancrée des lourdes taxes. Ils étaient vêtus des mêmes vêtements simples de laine ou de poils de chameau que les pauvres. L’armée, ou plutôt la milice, était composée de paysans et de petits propriétaires terriens qui se faisaient appeler Noblesse des Sarbedârs. Sur les listes de la milice, il y eut d’abord 12, puis 18, et enfin 22 mille personnes percevant un salaire d’État. On cuisinait les repas en commun qui étaient ensuite servis à tout le monde. Les Sarbedârs célébraient les guerriers courageux. Leurs poèmes épiques, généralement orientés contre les Mongols, disaient par exemple : « Par peur des lances des Sarbedârs, aucun nomade turc n’osera plus venir dresser sa tente en Iran ». Les Sarbedârs se sont investis dans la reconstruction de la région, notamment avec la restauration du système d’irrigation des kâriz, entièrement détruit par les Mongols.

Dans d’autres régions de l’Iran, des mouvements de révolte similaires prirent de l’ampleur tout au long du XIVe siècle. On peut notamment citer la rébellion Saddiki du Mâzandarân en 1350, avec à sa tête Ghavâm Sayyededdin Mar’ashi, conduisant à la formation d’une milice militaire efficace contre les Mongols dont le siège était à Amol. L’idéologie et la composition sociale de ce mouvement n’étaient pas très différentes de celles des Sarbedârs. A Amol, il y eut un mouvement de libération contre le joug mongol qui s’est lui aussi assez tôt transformé en une lutte des paysans et des artisans contre les seigneurs féodaux locaux, animé par les idées d’égalité sociale et de distribution équitable des biens.

Un autre mouvement de révolte contre les Mongols est celui de Samarkand qui commença en 1365. On peut également citer le soulèvement qui débuta à l’est de la province du Guilân, où un Etat Saddiki fut fondé en 1370, avec la ville de Lâhidjân pour capitale. L’influence de la révolte des Sarbedârs s’est en réalité propagée bien au delà du Khorâssân, qui était le centre de ce mouvement. Ainsi, il y eut un soulèvement similaire à Kermân, en 1373. A l’occasion de ce soulèvement, un grand nombre de propriétaires terriens et des membres du haut clergé furent exécutés ou emprisonnés, ainsi que leurs terres et leurs biens confisqués au profit du peuple. Cependant, ce mouvement fut réprimé après un siège de neuf mois de la ville de Kermân, par la milice féodale.

Bibliographie :
- Farale, Dominique, De Gengis Khan à Qoubilaï Khan, Economica, Paris, 2003.
- Oreizi, Hossein, L’invasion de l’Iran par Gengis Khân et la conquête de Bagdad : deux événements inséparables, Ispahan, 1973.
- Ratchnevski, Paul, Gengis Khan, his life and legacy, Blackwell, Oxford, 1992.
- Reuven, Amitai-Preiss, The Mamluk-Ilkhanid War, Cambridge University Press, 1996.
- Roux, Jean-Paul, Gengis Khan et l’empire mongol, Gallimard, Paris, 2002
- Vladimirstov, Boris, Gengis Khan, Fayard, Paris, 1973.


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