N° 102, mai 2014

Traduire, retraduire et choisir un texte


Hoda Sadjâdi


Cet article s’intéresse à la question essentielle du choix du texte par le traducteur, pour évoquer ensuite la pratique de la retraduction qui occupe une place relativement importante en Europe aujourd’hui. Ce phénomène représente un intérêt considérable pour la culture et la langue. Concernant l’importance du choix du texte à traduire, nous nous référons à l’expérience de Christophe Balaÿ, traducteur du persan au français.

Le choix du texte à traduire

Lorsque Christophe Balaÿ, traducteur et professeur de langue et littérature persanes, évoque son expérience personnelle au sujet de la traduction d’une œuvre complète, il invite les jeunes traducteurs à réfléchir au choix du texte. En outre, dans quel ordre faut-il lire des textes ? Le traducteur doit se poser ces questions essentielles avant d’entamer son travail. Christophe Balaÿ explique que dans l’œuvre qu’il a traduite, c’est-à-dire les nouvelles et romans de Zoyâ Pirzâd, une Iranienne d’origine arménienne, le caractère étranger des textes - une écriture de l’intime et le quotidien d’une femme iranienne chrétienne - est susceptible d’intéresser les lecteurs français. Par conséquent, l’étrangéité et l’étrangeté des textes sont à la base du choix du traducteur. Monsieur Balaÿ affirme également que la structure socioculturelle du texte tend à captiver les lecteurs. Ainsi, dans son roman intitulé On s’y fera, Pirzâd pose une question fondamentale susceptible d’être posée dans n’importe quelle société : comment vivre ensemble ? Comment l’Etat et la société peuvent-ils cohabiter ? Nous découvrons ces problèmes au fil de la lecture. Un jour avant Pâques est un autre roman de Pirzâd dans lequel elle montre que la cohabitation des deux communautés musulmane et arménienne est dénuée de problème mais que lorsque cette vie devient intime, elle devient impossible. Voici donc certains marquages des textes de Pirzâd que le traducteur doit repérer et transmettre. Autres caractéristiques des textes de Pirzâd : leur légèreté, et son style proche du goût des lecteurs français. Ce n’est donc pas par hasard que Christophe Balaÿ a choisi Zoyâ Pirzâd parmi des milliers d’auteurs iraniens. En résumé, il est donc essentiel que le traducteur connaisse ses lecteurs, leurs attentes et leurs exigences pour pouvoir choisir un texte et un auteur susceptibles d’être appréciés.

La question de la retraduction

Pourquoi retraduire ? Une nécessité de refaire ce qui a déjà été fait peut apparaître. La langue est une réalité qui se renouvelle sans cesse et peut devenir archaïque, usée ou désuète. Lorsque le traducteur veut garantir la lisibilité de son texte, il ne peut pas négliger cet aspect de la langue, car il ne doit pas oublier qu’il sera lu et critiqué - surtout quand il s’agit d’une retraduction qui est en elle-même un travail de critique. Nous avons pu constater que contrairement à Berman [1] qui croit au caractère défaillant de la première traduction, Henri Meschonnic [2], au travers de son analyse de plusieurs traductions de Shakespeare, ne partage pas cette vision. Il soutient qu’il n’y a pas de progrès de traduction, et dénie même toute réalité générale à cette notion. Pourtant, il existe bel et bien une historicité des concepts et des pratiques du langage. Il rejoint cependant Berman sur la nécessité d’accompagner la pratique de la traduction par la théorie, et ce pour éviter de refaire la même chose sans en être conscient.

Apparaît ainsi la nécessité ou l’urgence d’interroger selon une perspective historique les critères selon lesquels on décide de la valeur d’une traduction dans divers milieux à diverses époques. Comment peut-on garantir l’amélioration de la qualité d’un texte retraduit par rapport au texte traduit ? Faut-il admettre que les traductions vieillissent forcément alors que l’original reste éternellement jeune ? Nous avons pu constater que cette tendance à canoniser des traductions émane souvent des grands écrivains possédant un capital symbolique [3] important. Dans le même sens, nous avons remarqué que les (grands) poètes imposent souvent leur propre poétique lorsqu’il s’agit de la traduction d’un poème. La réponse susceptible d’être apportée à ces questions ne peut être absolue. Nous pouvons admettre qu’une retraduction est toujours meilleure qu’une traduction, à condition d’accepter qu’une traduction soit un texte d’importance secondaire qui s’améliore au fil des retraductions. Ainsi, notre texte traduit est toujours considéré dans sa relation aux autres traductions. L’expérience a montré que ce n’est toujours pas le cas, et il arrive que les premières traductions possèdent une grande valeur par rapport aux traductions ultérieures (c’est notamment le cas pour plusieurs traductions d’œuvres de Shakespeare).

Néanmoins, il est juste de prétendre que la retraduction nous permet d’explorer d’autres horizons traductifs ainsi que, au travers de cela, la langue de façon générale. Parfois, la multiplicité des traductions d’une œuvre permet de mieux se rendre compte de ses différents aspects et de sa complexité. Mais cela reste relatif, et il ne faut pas penser que par la retraduction, on progresse nécessairement dans la compréhension et le respect du texte original. Ainsi, l’acte de retraduire nous donne la possibilité de changer l’horizon traductif du texte c’est-à-dire l’ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui y déterminent le sentir, l’agir et le penser d’un traducteur. L’acte de retraduire nous ouvre une nouvelle fenêtre sur le paysage du texte en nous offrant un nouveau regard sur le texte. Il peut également enrichir la langue elle-même comme l’élément essentiel de cet acte, et être à la source d’un travail de critique littéraire consistant à évaluer et interpréter la littérature. A propos de l’évaluation de la littérature, nous pouvons donner l’exemple de la retraduction en persan du roman Il nome della Rosa par Rezâ Alizâdeh [4]. Ce dernier a retraduit cette œuvre après vingt-cinq ans. Il dit avoir senti la nécessité de retraduire cet ouvrage à la demande de ses lecteurs, et du fait d’une insatisfaction intérieure ressentie vis-à-vis de sa première traduction. Il affirme également que le développement de la langue persane durant ces dernières années l’a conduit à refaire son travail 25 ans après. Il est d’ailleurs intéressant de noter que sa retraduction a connu plus de succès que sa première traduction. [5]

Nous sommes ensuite face à une autre question : comment retraduire ? Cette question prend davantage d’ampleur lorsqu’il s’agit de retraduire de la poésie. En poésie, la traduction offre une double difficulté en ce sens qu’il faut rendre compte à la fois du sens et de la métrique. Ce problème survient également dans l’exercice de la retraduction. Concernant par exemple la retraduction de la poésie néo-grecque, les événements historiques, les dominations exercées sur les différentes zones géographiques de ce pays (la Grèce), la guerre d’indépendance (1821-1830), et le parcours personnel des poètes ont été à la source de l’apparition de différents systèmes de poésie, contraignant le traducteur à retourner à leurs diverses sources pour pouvoir les traduire. Par conséquent, l’acte de retraduire exige les mêmes efforts que celui de la traduction initiale. En outre, le fait de retraduire les poèmes, qui implique de se situer dans leur espace-temps propre, est souvent plus compliqué car il y fait intervenir des critères sociolinguistiques qui peuvent changer d’une époque à autre. L’exercice de la retraduction de la poésie s’effectue dans une relation aux autres traductions, alors qu’une première traduction poétique en elle-même est déjà le sujet de variations. Par conséquent, le traducteur ou le re-traducteur de la poésie doit déployer des ressources particulières afin de préserver la forme du poème car sans elle, la beauté que le poète a voulu transmettre va disparaître. Nous pensons ici à Ahmad Pouri [6], traducteur iranien de la poésie, qui a affirmé : « Nous pouvons reconnaître les poètes à partir de leurs poèmes et dire que tel poème a été composé par tel poète. La traduction de la poésie doit également nous permettre de faire cette distinction. Nous ne pouvons pas traduire les poèmes de tous les poètes de la même façon car la poésie diffère d’un poète à l’autre. Le lecteur doit sentir ces différentes formes, et c’est le travail du traducteur de les révéler. » [7]

Notes

[1Antoine Berman (1942-1991) : théoricien français de la traduction ; traducteur de l’allemand et de l’espagnol.

[2Poète, linguiste, et traducteur français (1932-2009).

[3Ici, il s’agit du capital culturel. Le capital symbolique se traduit par le prestige, l’honneur ou la reconnaissance de l’individu.

[4Rezâ Alizâdeh, traducteur iranien d’œuvres de Léon Tolstoï en persan.

[5Interview de Rezâ Alizâdeh avec l’agence de presse Mehr (24 septembre 2011).

[6Ahmad Pouri, écrivain et traducteur iranien de plusieurs recueils de poèmes, né en 1953.

[7Tebyân : Regard sur la situation de la traduction poétique en Iran http://www.tebyan.net/newmobile.aspx/ Comment/ index.aspx ?pid=195128


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