N° 103, juin 2014

BILL VIOLA
Exposition au Grand Palais, Paris
5 mars - 21 juillet 2014


Jean-Pierre Brigaudiot


La vidéo, un art de l’entre-deux

Bill Viola (New York, 1951) est l’un des plus connus des artistes contemporains de la vidéo. Pour autant, il représente une époque, c’est-à-dire qu’il n’est pas l’un des pionniers du cinéma expérimental ou de la vidéo naissante – son œuvre de vidéaste commence vers 1972 – et aujourd’hui, d’autres vidéastes ont frayé de nouvelles voies, avec d’autres pratiques et d’autres postures. Pour autant son œuvre est exceptionnelle, voguant entre beauté et spiritualité, du moins est-ce le sentiment qu’elle donne. Le Grand Palais consacre une rétrospective à Bill Viola, avec une vingtaine d’œuvres. C’est la première rétrospective en France, bien que la présence de Bill Viola y soit récurrente lors de différentes manifestations artistiques, ceci depuis de nombreuses années. La notoriété de Bill Viola étant mondiale, son influence s’est fait sentir et se fait sentir chez de nombreux jeunes ou moins jeunes vidéastes ; ses œuvres font partie des principales collections vidéo des grands musées et sont au programme de nombreux enseignements dans les universités et écoles d’art. Pour situer son niveau de notoriété - et de prix -, en 2004, trois musées essentiels comme le Centre Pompidou, la Tate Modern de Londres et le Whitney Museum de New York se sont associés, ou plutôt ont dû s’associer, pour acquérir en commun Five Angels For The Millenium, une œuvre de 2001. Chaque présentation publique d’œuvre(s) de Viola draine un public amateur et attentif, ceci bien que la vidéo, en tant qu’art pas toujours très clairement défini, n’attire pas ce qu’on appelle le grand public. Toutefois, le travail des musées et, plus généralement, des institutions culturelles, travail qui a commencé dans les années soixante-dix, a fini par familiariser et fidéliser un public bien au-delà de celui des artistes et des professionnels de l’art. La vidéo véhicule ses propres particularités et ambigüités, en tant qu’art du temps, comme le cinéma, et en tant que fondée d’une part, sur des durées filmiques proches de celles des clips ou des films publicitaires. D’autre part, à l’intérieur du musée, la vidéo est, dans ses formes, assez proche des films destinés à la médiation à vocation pédagogique, comme peuvent être les films sur les artistes ou sur des moments de l’art. Ainsi, le musée, en général, s’est doté depuis relativement peu de temps d’outils pédagogiques multimédias où la vidéo non artistique occupe une place importante. Enfin, l’histoire de la vidéo en tant qu’art, succédant chronologiquement aux pratiques du cinéma expérimental, véhicule encore, pour certains publics, la réputation d’un art un peu ennuyeux, en tout cas dénué de scénario, comme il y en assez habituellement au cinéma, d’un art qui pour ces publics n’en est peut-être pas vraiment un - ou pas encore -, et cela renvoie à l’histoire de la photographie qui a mis plus d’un siècle à devenir un art à part entière. Avec le temps les choses changent, même si une vaste exposition comme celle du Grand Palais semble plus ou moins déstabilisante pour le public des adhérents de cette institution, davantage familier de Turner ou de Braque que d’arts encore mal connus dont l’entrée dans l’histoire de l’art n’est pas encore vraiment aboutie.

Affiche de l’exposition Bill Viola au Grand Palais

Pour l’exposition Bill Viola, la vidéo est bien loin d’être une vidéo d’amateur, telle qu’on en rencontre encore ici et là et partout, de médiocre qualité. Les moyens techniques mis en œuvre sont professionnels et extrêmement sophistiqués ; le travail se fait en équipe et Bill Viola gère une entreprise, comme il en va désormais des artistes à renommée planétaire. Ainsi certaines installations constituées de plusieurs vidéos diffusées sur les murs d’une même salle, telle l’œuvre intitulée Going Forth By Day, de 2002, ont mobilisé et nécessité plus de cent techniciens et près de deux cents figurants. On est donc aux antipodes du mythe de l’artiste solitaire face à sa toile ! Même si ce dernier s’appelle Jackson Pollock.

Il faut beaucoup de temps pour visiter cette exposition, ce qui va de soi puisque les vidéos, nombreuses, une vingtaine, se déroulent dans le temps, et pour certaines durent une trentaine de minutes. Une prise de connaissance effective de l’ensemble de l’exposition demande qu’on regarde au moins deux fois chaque vidéo : c’est un art du temps ! Il en va ainsi de l’œuvre d’art, la revoir, c’est toujours la re-découvrir, la voir autrement, la réinventer. Du point de vue du lieu, il m’est apparu que le Grand Palais n’est pas idéal pour recevoir l’œuvre de Bill Viola. Peut-être est-ce une question d’aménagement spatial, ou de convivialité : la vidéo, contrairement au cinéma, se présente le plus souvent dans des espaces ouverts et sans confort : point ou très peu de sièges, peu de médiation, ne serait-ce de laconiques cartels, et une circulation sans fin des visiteurs dont découle une gêne importante.

Going Forth By Day

Viola, un artiste qui use de symboles, de thèmes récurrents, d’iconographies, tous puisés dans l’histoire de l’humanité et qu’il articule à une certaine gestion du temps

Certains thèmes, certains symboles et certaines iconographies sont chers à Bill Viola, et ceux-ci rejoignent l’histoire de l’humanité, de ses mythes, de ses religions et plus précisément certains artistes ou auteurs. Indéniablement, Viola est attiré par la spiritualité, par ces éléments essentiels et fondamentaux sondés, par exemple, par le philosophe Gaston Bachelard : l’eau, le feu, l’air et la terre. Le thème de l’eau est omniprésent dans l’œuvre de Viola. Avec cette exposition au Grand Palais, cela commence avec une œuvre ancienne, The Reflecting Pool de 1977/79. C’est une œuvre où se rencontrent l’eau, d’abord très calme, plate, le corps du plongeur, mais aussi le contexte végétal, celui de la piscine en plein air. L’eau est ici concomitamment ses contraires : calme, limpide, accueillante mais aussi dangereuse, voire mortelle. Vie et mort, re-naissance. Miroir, elle réfléchit ce ou celui qui s’y mire. Image mouvante de la vidéo, elle devient surface de réflexion où le réel se mue en rêve. Ici avec cette œuvre, elle est d’abord un lieu parfaitement serein et banal ou la plongée intervient brutalement en tant que choc d’une inouïe violence. Et d’où resurgit un peu plus tard, comme miraculeusement, le corps refusé à la noyade, expulsé, comme l’est le corps du nouveau-né des entrailles de sa mère. Je ne puis échapper ici à une association et au souvenir de la peinture de David Hockney, A Bigger Splash (1967) ; il y est question de l’eau et de la piscine, du corps qui s’y jette : autre point de vue, autre posture à l’égard de l’eau et de ce qu’elle symbolise dans son rapport au mythe de la purification. Autre vidéo de Viola encore avec celle intitulée Surrender, où les demis corps se mirent en une surface aquatique, déformés, illisibles, réfléchis en une image mouvante où ils sont autres qu’eux-mêmes : incertitude de ce qui est, de ce que Je suis, c’est-à-dire image de l’être en fuite, indéfinissable, prise dans le déroulement temporel. Viola a dit qu’il avait oublié cet évènement de sa vie d’enfant lorsqu’il faillit se noyer, ce qui explique ces nombreuses œuvres où l’eau est l’acteur principal, comme dans celles qui font partie de l’installation Going Forth By Days avec notamment The Deluge. Avec The Deluge, l’eau arrive sournoisement, lentement, jusqu’au moment de rupture de ce qui la retenait, où elle détruit la maison, surgit de nulle part après que la tension et le danger furent annoncés avec, tout juste une accélération à peine perceptible des choses du quotidien, signes annonciateurs de l’apocalypse - peut-être. L’eau encore avec Tristan’s Ascension (The Sound of a Mountain Under a Waterfall), où le corps du défunt, tel celui d’un roi de l’antiquité, se fait âme et s’envole, emporté par la chute d’eau inversée, l’eau remonte au lieu de descendre, l’eau porte et emporte l’âme autant qu’elle purifie le corps et opère la mutation de la chair en pur esprit.

"(L’eau)…elle représente tout ce à quoi on peut penser. Elle donne la vie et la reprend. C’est aussi le reflet, la réfraction. Dans The Dreamers, l’eau est un mode d’être éternel, une vision de l’éternité…" (Bill Viola in catalogue de l’exposition Bill Viola, RMN, Grand Palais, Paris, 2014, p. 25.)

L’eau, mais il y a aussi le feu dans l’œuvre de Viola, le feu avec cette œuvre d’une haute symbolique comme Fire Woman. Et l’air aussi est là, par exemple dans la vidéo The Encounter, avec l’épaisseur que lui donnent l’image filmique et ces ondulations dues au mirage généré par la chaleur. Cette matérialisation de l’air et de l’espace se combine à la durée réelle de la marche dans l’espace quasi désertique.

Tristan’s Ascension (The Sound of a Mountain Under a Waterfall)

Et le temps, celui de la vie, celui du cinéma

L’œuvre de Viola articule ces éléments essentiels, mythiques et symboliques à ce qui fonde la vidéo : le temps. Car la vidéo est avant tout un art du temps, un art du temps tel que peut le pratiquer et le pratique le cinéma en tant qu’industrie culturelle, néanmoins susceptible de commettre des chefs-d’œuvre. Mais à la différence du cinéma, la vidéo, débarrassée de fins commerciales, en tant qu’art du temps, est aussi le temps du rêve qui conduit le visiteur hors du réel vers un autre réel débarrassé de toute nécessité de crédibilité du temps et des choses du monde. Pourtant, la vidéo de Viola est pour partie fondée sur un temps lent, c’est-à-dire un temps non compressé tel que doit le pratiquer, en général, le cinéma avec les durées standardisées des films. Temps de la marche avec la vidéo The Encounter, temps des corps vieillissants de Man Searching For immortality/Woman Searching for Eternity, en référence à Adam et Eve de Granach, où l’homme et la femme scrutent leurs corps modelés par les ans. Temps de la mort qui arrive avec, dans l’installation Going Forth By Day, cette vidéo intitulée The Voyage, qui, lentement, très lentement montre les derniers moments d’un homme à l’agonie : temps qui précède à peine son ultime voyage vers l’au-delà, cependant qu’on entasse des (ses) meubles ordinaires dans le bateau qui va assurer ce passage à l’autre rive. Chez Viola, le temps est celui de prendre son temps, le temps de dire les choses de la vie selon leur propre durée. Temps à contretemps du temps contemporain, celui de la vitesse et des horloges atomiques, celui où il convient de toujours gagner du temps, comme avec Charlie Chaplin dans Les temps Modernes.

Temps en temps réel, jusqu’à l’immobilité des tableaux vivants où Viola aime recomposer des tableaux de l’histoire de l’art avec des acteurs et des costumes. Ainsi en est-il de la vidéo The Greeting qui fait écho à La Visitation de Jacopo Pontormo (1528). Temps immobilisé, à contresens de l’art du temps et de l’image en mouvement qu’est la vidéo, contresens, à rebours du temps qu’on retrouve avec l’eau qui est filmée à l’envers et remonte vers sa source. Temps arrêté, tableau vivant où la haute technicité des moyens dont dispose et use Viola permet une plasticité rare amplifiée par cette immobilité propre au tableau et à la peinture : plasticité c’est-à-dire formes, matières, textures, couleurs, teintes et demie teintes, clair-obscur, lumières et ombres, contrastes, nets et flous… Ici, Viola rencontre la peinture, celle de l’histoire, ou bien se fait peintre avec, pour crayons, pinceaux et couleurs, les outils du médium vidéo. Car l’œuvre de Viola s’ancre certes dans les mythes et croyances de l’humanité, dans les iconographies des religions, et en même temps, explicitement dans le champ de l’histoire de l’art.

Le rêve

L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Cet ouvrage de Bachelard date de 1941.

Les vidéos de Bill Viola sont empreintes d’une ambiance indéniablement onirique où le réel est vraiment celui des rêves, réel libéré par l’inconscient ou plutôt par une autre conscience des choses, du temps, de la pesanteur, de soi. Où les éléments comme l’eau et le feu acquièrent leur pleine dimension symbolique. Rêve où se meut l’être incertain, bien souvent mis en scène comme acteur d’une cérémonie à caractère religieux. Il semble cependant que ce mysticisme de la mise en scène propre à l’œuvre de Viola soit un mysticisme sans religion(s), ou situé au-delà de toute religion, un peu une esthétique. Les rituels figurés dans les vidéos sont puisés dans le corpus des rituels de l’humanité, au-delà des époques. Mais cette empreinte de mysticisme, si elle ne rencontre précisément et explicitement quelque religion que ce soit, débouche sur une dimension spirituelle très caractéristique. Que l’eau remonte à sa source, que les corps morts, ceux des noyés purifiés se muent en âme ou en pur esprit, cela confronte le visiteur à un ensemble de questions fondamentales, comme celles-ci : qui sommes-nous, que sommes-nous au monde ? Parmi d’autres questions.

Cette spiritualité propre à l’œuvre de Bill Viola rejoint sans doute celle d’un certain nombre d’artistes américains qu’il a pu côtoyer ou dont il a connu l’œuvre. Barnett Newman, John Cage sont des exemples d’artistes dont la vie et l’œuvre furent empreintes de spiritualité et de religion(s). Viola s’est approché des pratiques cultuelles et des philosophies orientales, celles du Tibet, du bouddhisme zen, mais aussi du soufisme, ce qui explique pour partie cette dimension spirituelle omniprésente.

Fire Woman

***

Cette exposition offre au visiteur une échappée vers un ailleurs, vers un peu d’espoir que la vie soit autrement que celle d’un quotidien organisé par un hyper capitalisme furieusement matérialiste, vers un peu de rêve, vers un peu de magie, ne serait-ce que le temps de la longue visite que nécessitent ces vidéos.

La RMN (Réunion des Musées Nationaux) a publié un beau catalogue, un très bel objet, dont la particularité est d’être interactif, c’est-à-dire qu’il permet, à partir d’un IPhone ou d’un Smartphone, d’accéder à des extraits de certaines vidéos de Bill Viola. Il est indéniable qu’ainsi la vidéo, presque toujours résumée dans un catalogue par une seule de ses images, reçoit un indispensable renfort et acquiert une accessibilité inespérée. Ce catalogue présente d’autre part l’avantage d’être conçu davantage pour un large public plutôt, comme cela se fait souvent, que pour les conservateurs eux-mêmes. Les textes sont clairs et en quantité limitée, les images sont superbes, les références et renvois sont soigneusement choisis.


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