N° 110, janvier 2015

Zamin-e soukhteh(Terre brûlée) d’Ahmad Mahmoud :
Le premier roman de la guerre
Iran-Irak


Sepehr Yahyavi


Ahmad Mahmoud, de son vrai nom Ahmad A’ta, naît en 1931 à Ahvâz, au sud-ouest de l’Iran, chef-lieu de la province du Khouzestân, situé sur le littoral du golfe Persique. Sa famille s’installe ensuite à Téhéran où quelques années plus tard, le jeune Ahmad A’ta, inscrit à l’Ecole militaire, rejoint l’Organisation militaire du Parti Toudeh (parti communiste iranien fondé en 1941). Après le coup d’Etat de 1953 mené par les services de renseignement américains et britanniques, il est condamné à la prison et exilé à Port Lengeh, région au climat particulièrement rude qui, comme Borâzjân, accueille à l’époque de nombreux combattants et colonels gauchistes condamnés.

De retour à Téhéran, il abandonne la politique pour se consacrer à la littérature, optant pour Ahmad Mahmoud comme nom de plume. C’est à partir des années 1960 qu’il entreprend d’écrire ses nouvelles et ses romans réalistes au style simple et dépouillé, au ton sincère et ardent. Il emploie dans son œuvre une langue vernaculaire et imprégnée d’un régionalisme riche. Dans ses nouvelles, recueillies dans une dizaine de volumes séparés, Mahmoud adopte un style personnel où la description des localités et personnalités est vive et dynamique. Ahmad Mahmoud est aussi l’auteur de deux scénarios et d’une traduction de roman arabe. Quant à ses cinq romans, dont les deux derniers sont en plusieurs tomes, ils se distinguent par leurs innovations formelles et narratives. Ses trois premiers romans constituent un cycle romanesque, une trilogie dont les trois volets peuvent être lus séparément. Tous les trois sont, sinon dotés d’un caractère autobiographique, du moins touchés par la vie personnelle et la sensibilité de l’écrivain. En voici les titres : Hamsâyeh-hâ (Les voisins), écrit en 1966 et publié en 1974 ; Dâstân-e yek shahr (Histoire d’une ville), écrit en 1979 et paru en 1981 ; et Zamin-e Soukhteh (Terre brûlée), que Mahmoud termine en 1981 et qui est publié l’année suivante. [1]

Le premier, sorte de roman d’initiation et véritable chef-d’œuvre littéraire aussi bien du point de vue stylistique et formel que narratologique et substantiel, raconte les aventures d’un jeune adolescent qui cherche à se situer dans le monde des adultes. L’histoire se passe dans la ville natale de l’auteur, traversée par le fleuve Kâroun, qui se jette dans le golfe Persique. Ce roman, considéré comme un classique de la littérature persane moderne, recouvre aussi l’histoire iranienne, de la nationalisation du pétrole jusqu’au coup d’Etat du 19 août 1953, événements vus et vécus par le héros du récit, Khâled. Cette période coïncide avec celle s’étendant de la puberté de celui-ci jusqu’à son emprisonnement par les putschistes, en passant par son éducation sentimentale.

Le deuxième roman reprend la vie du narrateur Khâled, semblant être le même protagoniste du roman précédent, qui a été condamné à l’exil. Œuvre militante, ce roman est fortement représentatif du désespoir des intellectuels iraniens après la répression féroce qui suivit le coup d’Etat. La couleur locale y est aussi présente que dans les autres romans d’Ahmad Mahmoud, mais la narration du récit est interceptée ici et là par des flash-backs sur la période d’incarcération du héros, notamment les scènes de torture et d’interrogatoire des opposants au régime du Shâh.

Terre brûlée, dernier roman de cette trilogie autofictionnelle, doit également être lu à la lumière de l’histoire iranienne contemporaine. Roman achevé en décembre 1981, quatre mois à peine après le début de la guerre, il a été publié une première fois au début de l’année 1982.

Rappelons que la guerre Iran-Irak (1980-1988), l’une des plus longues du XXe siècle, a éclaté fin septembre 1980, avec l’attaque de l’Irak de Saddam Hussein, armé et soutenu par de nombreux pays, notamment les Etats-Unis, l’URSS, les pays arabes et les pays européens, contre l’Iran révolutionnaire, dont le nouveau régime dérangeait l’ordre du monde. Seul contre tous, confronté à de graves problèmes intérieurs, l’Iran réussit finalement à défendre son intégrité territoriale grâce au sacrifice d’une nation entière unie pour défendre sa patrie. Terre brûlée met notamment en scène les premières réactions des Iraniens face à l’attaque irakienne.

Terre brûlée

« Derniers jours d’été. La sieste de l’après-midi m’alourdit l’esprit. » La narration commence in medias res, exactement au moment du commencement officiel de la guerre avec le passage de la frontière par les divisions irakiennes. Le narrateur vient de se réveiller à 18 h, après une longue sieste de quatre heures. Il sort de la maison paternelle pour faire un tour dans la ville, où il apprend la nouvelle de l’invasion de l’armée irakienne.

Couverture de Zamin-e Soukhteh (Terre brûlée)

Ce roman de guerre, au langage simple, ne raconte pas les combats de rue ou les batailles du front. Le narrateur n’est d’ailleurs pas un soldat ou un engagé volontaire. C’est un ouvrage qui raconte le quotidien des habitants d’une ville plutôt frontalière confrontés à une invasion militaire, qui doivent faire face aux difficultés, à la mort et aux privations de la guerre.

Le second chapitre du roman se clôt sur la mort du frère du narrateur Khâled, tué par un éclat d’obus dans la cour d’un hôpital de la ville. Les trois chapitres suivants se terminent également par des décès, le dernier étant fermé par une scène de carnage : une roquette frappe le centre-ville, tuant une douzaine de personnages du récit. Le roman est composé de cinq chapitres et fait 350 pages. L’auteur en a fait dédicace à son frère martyr, Mohammad. A noter qu’Ahmad Mahmoud a séjourné ponctuellement dans sa ville natale d’Ahvâz tout au long des années de guerre et est un témoin direct de la résistance des habitants et du quotidien d’une ville proche du front. Tout en essayant de décrire la situation guerrière et son impact sur la vie de la ville, l’auteur porte un regard analytique, voire parfois critique, sur le comportement de certains habitants, comme par exemple l’épicier Kal Shaban, qui s’enrichit en spéculant sur les denrées alimentaires. Le spéculateur, qui accumule la colère des gens du quartier à son égard, voit ses magasins pillés par un délinquant récidiviste, Fereydoun, surnommé le Bâdjgir, qui est ensuite arrêté par des Pâsdârâns, forces de milice populaire créées au lendemain de la Révolution et qui ont joué un rôle prédominant dans la guerre. L’épicier spéculateur est finalement tué lors du bombardement de l’épisode final du récit.

Parmi les lieux-clés des romans de Mahmoud, on peut évoquer le café traditionnel, la plupart du temps situé près de la plage. Dans ce roman, c’est le café de Mahdi, surnommé Pâpati (nu-pieds), où se rassemblent nombre des personnages, et qui sert de lieu de débats et de discussions. Le régionalisme d’Ahmad Mahmoud se manifeste entre autres au travers de l’attribution de sobriquets aux personnages. Il souhaite par là insister sur la dimension collective de la vie sociale. Nombreux sont les romans de guerre qui contiennent des histoires d’amour, racontant ou bien une aventure amoureuse restée inachevée par la mobilisation et souvent agrémentée de la présence épistolaire ou mémorielle d’une fiancée, ou des amourettes survenues pendant la guerre. Cependant, dans ce roman, le seul amour mis en scène est celui du jeune Mirzâ Ali pour la sœur de Golabatoun, adolescente qui met des jeans pour aller à la boulangerie.

Parmi les personnages du roman, citons le narrateur. Il a quatre frères : l’un est tué, le deuxième est engagé volontaire sur le front, et les deux derniers ont préféré quitter Ahvâz pour Khorramâbâd, ville plus à l’abri de la guerre. Le narrateur vit donc seul avec sa mère, dans leur médiocre domicile situé au sous-sol, et donc relativement protégé lors des frappes de l’armée irakienne. La fin du récit est marquée par la solitude du narrateur, témoin de la mort de dizaines de personnes tuées dans le centre-ville par une roquette. Le roman se termine sur cette description : « Le soleil a dessiné un clair-obscur sur la mèche du palmier. Le sang asséché couvre toute la main. L’auriculaire de la main est arraché depuis la seconde phalange, main dont l’index vise mon cœur comme une douleur, comme une insulte, comme une flèche à trois ailettes. » [2]

Couverture de Hamsâyeh-hâ (Les voisins)

La place de Terre brûlée dans l’œuvre d’Ahmad Mahmoud

Troisième volet d’une trilogie, ce roman constitue un point fort dans l’ensemble des œuvres de l’auteur. Ecrit dans le style clair et fluide qui caractérise la plume d’Ahmad Mahmoud, le roman met en scène des techniques narratives propres à un réalisme iranien qui essaie de donner une image à la fois précise et contrastée d’une société en pleine évolution.

Ce qui distingue cette œuvre des romans précédents de son auteur est avant tout son genre, qui est celui d’un récit de guerre. Par ailleurs, bien que le roman soit loin de raconter la vie des tranchées, l’écrivain a rédigé son rapport riche et coloré à partir de ses constatations personnelles dans une ville engagée dès le début du conflit dans cette guerre imposée à l’Iran. La date de rédaction de ce roman, écrit à chaud dans les premières semaines du conflit, lui donne également une certaine valeur de témoignage de ces premiers jours. Pourtant, la simultanéité de la rédaction de l’ouvrage aux évènements n’empêche pas l’auteur de concevoir une vision perspicace des faits, et ne l’empêtre pas dans un rapport simpliste et naïf des incidents.

Sources :
- Golestân, Leili, Hekâyat-e Hâl (Récit du présent), entretien avec Ahmad Mahmoud, Téhéran, éd. Ketâb-e Mahnâz, 1995.
- Mahmoud, Ahmad, Dâstân-e yek shahr (Histoire d’une ville), Téhéran, éd. Moein, 1981.
- Mahmoud, Ahmad, Hamsâyeh-hâ (Les voisins), Téhéran, éd. Amir Kabir, 1978.
- Mahmoud, Ahmad, Zamin-e Soukhteh (Terre brûlée), Téhéran, éd. Nashr-e No, 1982.

Notes

[1Sur la vie et l’œuvre de Mahmoud, voir. Farhâdnejâd Abbas, « Ahmad Mahmoud », La Revue de Téhéran, n° 83, oct. 2013 (cahier consacré aux figures du romanesque en Iran), dont l’édition numérique est consultable sur le site de la revue www.teheran.ir

[2Expression d’origine militaire qui fait référence à la réussite d’une visée ; la flèche à trois ailettes étant la plus efficace et la plus précise des flèches.


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