N° 111, février 2015

La spirale d’Ormouz (1)*


Gilles Lanneau


Citadelle portugaise, île d’Ormouz

La spirale d’Ormouz, pourquoi ?

Elle a surgi au milieu du texte, quand se révélait la direction du voyage. Un voyage dépassant largement son sens usuel, celui donné par le Larousse : "le fait d’aller d’un lieu à un autre assez éloigné." Le trajet monotone de la vie banale, sur une autoroute de plat pays. Un voyage tracé d’avance, où l’on ne bouge pas du véhicule, où l’on ne change rien au paysage qui défile sous les yeux. Voyage immobile, où rien ne se passe... Quel voyage, alors ?... Celui qui nous aspire dans un tourbillon. Tourbillon de la Terre, des planètes, des étoiles. Tourbillon, spirale. Un voyage qui nous force à bouger. Nous fait agir, "interagir", interférer.

La spirale d’Ormouz… Le dictionnaire est ouvert, cherchons.

Spirale : nom féminin (intéressant !) issu du mot spire. Courbe non fermée, composée d’une suite de cercles raccordés.

Compliqué, cherchons à spire.

Spire : du grec speira, enroulement. Ensemble des tours d’une coquille enroulée.

Amusant, dans le récit la spirale est dessinée sur une coquille.

Ormouz : île iranienne du Golfe Persique, sur le Détroit d’Ormouz.

Monsieur Larousse aurait pu penser à la ville !

Ormouz. : petite bourgade ensommeillée, à la pointe nord de l’IIe d’Ormouz, sur le Détroit d’Ormouz.

…A Ormouz. Il y a les ruines d’une citadelle portugaise. Un jour, deux voyageurs ont débarqué, dans la chaleur de midi, à l’heure où les braves gens somnolent. Ormouz digérait en plein jour sa pêche ou sa contrebande de la nuit. Ils ont franchi les remparts, ont visité, ont découvert une chapelle oubliée. La chapelle était morte, sa page était tournée. A la sortie du lieu saint, un jeune homme les attendait. Dans sa djellaba blanche, il ressemblait à une apparition. Il leur offrit une poignée de coquillages, puis s’éclipsa. Les coquillages étaient jolis, sans plus. Sauf un, extraordinaire. Il portait sur lui le visage de l’univers. Sur ses deux faces. La face visible, la face cachée. Une spirale, un vortex. Le voyage et la fin du voyage.

…Sous Ormouz, dans le dictionnaire, il y a Ormouzd. Ormouzd, alias Ahoura Mazda, le Dieu unique de Zartousht, la Lumière initiale, le Feu des origines. A l’origine de la spirale, en son centre, il y a un orifice, minuscule, où entre la lumière. Idem à l’extrémité du vortex. Deux lumières, une seule. Le but du voyage.

1. LES REGARDS

lspahan, au cœur de l’automne, au cœur de l’Iran. Un taxi nous emmène à travers les faubourgs sud de la ville, vers Golestân-e Shohadâ, la Roseraie des Martyrs. Un cimetière de guerre. Quelle intuition m’a soufflé cette idée bizarre, aujourd’hui ?... Je réaliserai ce soir, dans la chambre d’hôtel, en remplissant mon carnet de voyage. Nous sommes en 2003, le dimanche 2 novembre, Jour des Morts (sur le calendrier chrétien).

Il est midi, le cimetière est vide. De l’entrée, il ressemble à un vaste jardin, ordonné, méticuleusement propre, qui cacherait son identité sous des apparences bucoliques. Quelques pas, puis nous nous séparons, Michèle et moi, afin de ressentir le lieu, le vivre, chacun à son rythme, en tête à tête.

J’ai senti la pression des regards. Je m’approche... Une armée de regards, alignée, parfaite. Visages photographiés, par milliers, debout. Au dessous, des dalles en marbre gris, des buissons, des coupes, des fleurs. Buissons vert-espérance, fleurs d’un rouge écarlate, au sang jeune et vivace figé dans son élan. J’interpelle ces regards, offerts à la lecture... Impudique lecture. J’ai honte, je fais taire l’intérieur, essaie de m’oublier.

Je dépasse l’endroit, franchis un bosquet... D’autres regards, encore. Je m’immerge à nouveau. Noyé dans la multitude, minuscule, inconsistant, je marche, je marche, je marche... Je, je, je... Au juste, pourquoi ce je ? Ce je me pèse, m’indispose. Quel pronom personnel - ou impersonnel - signifierait simplement témoin anonyme, simple sujet, simple regard. Un regard qui n’existe que par celui de son semblable, face à lui. Face à face de deux je. Je fusionnel, absolu... Le Monde serait ce miroir cher aux poètes de l’Orient où se noient tous les regards, par milliards, à l’infini.

…Petit « je » n’existe plus. Il a quitté la scène. Il s’efface en silence, se fond dans la nature... Puis s’aperçoit qu’il n’est pas mort. Il existe en retrait, se tait, observe... Contemple en lui-même.

Il voit un homme, seul, au milieu d’un cimetière.

2. LES DEUX GARCONS

…L’homme n’est pas du pays, cela saute aux yeux. Deux garçons s’approchent. Des adolescents à peine, aux visages ingrats, entre deux âges. Le plus grand l’interpelle, à voix haute :

“Hé ! Hé ! Hello ! Mister, how do you…”

La phrase se perd, par manque de vocabulaire. Géhel se retourne, sourit, par politesse.

‘’Hé ! Hé ! Mister !’’

Les deux garçons le suivent, s’accrochent à ses basques. Impossible de communiquer. Géhel tente quelques mots. Les garçons se moquent, s’obstinent dans leur monologue stupide.

‘’Mister ! Hé ! Hé !’’

Géhel s’arrête, les regarde droit dans les yeux, leur fait signe d’aller plus loin, gentiment, fermement. Le plus grand se fâche, vocifère, menace. L’homme fait face, avance d’un pas. Les garçons reculent de deux... Il ne comprend pas cette scène curieuse, incongrue, parmi l’armée du silence. Il continue son errance, tranquille, ignorant les deux énergumènes... Une photo l’interpelle. Un jeune homme sourit, lui sourit. Sourire complice, par-delà les ans, présent.

"Aïe !"

La pierre a touché sa main gauche, à la base du pouce. Douleur aiguë, désagréable. Une rougeur apparaît sous la peau. Les deux garçons se sont arrêtés net, à quelques mètres, surpris d’avoir si bien visé. Un peu effarés aussi. Géhel se retourne, fait mine de s’élancer. Les garçons déguerpissent. Une vieille femme en noir, arrivée sans crier gare, poursuit les chenapans, clopin­-clopant, en poussant des cris.

Il s’assied sur un banc... Il connaît la valeur des symboles. Il sait que rien n’arrive jamais par hasard, que tout a un sens, que tout est signe. Un peu plus tard, avec le recul, il saisira.

*Ces chapitres sont extraits de l’ouvrage intitulé La spirale d’Ormouz mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur, et dont nous reproduisons des chapitres ici ainsi que dans les numéros suivants.


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