N° 114, mai 2015

Les Yézidis d’Irak :
victimes, parmi tant d’autres,
du fanatisme de Daesh


Babak Ershadi


« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez.

Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux.

Dieu est certes Omniscient et Grand Connaisseur. »

(Coran : 49-13)

***

Il est difficile d’établir avec exactitude le nombre des Yézidis tant en Irak qu’ailleurs. Selon des estimations, la communauté yézidie d’Irak compte entre 400 000 et 600 000 personnes. Les Yézidis d’Irak vivent nombreux dans la région de Sinjar, et y coexistent avec les musulmans et les chrétiens. Des milliers de Yézidis vivent aussi dans les pays voisins de l’Irak, comme en Syrie, en Arménie, en Géorgie, en Russie, en Turquie, en Iran, et en Europe (surtout en Allemagne).

Il existe de nombreux point de vue sur l’origine et la signification des mots comme izad et yazdân dont « yézidi » serait très probablement un dérivé : le terme izad, qui signifie « Dieu » en persan moderne, signifiait « semblable à Dieu » en pahlavi (une branche du persan moyen). Et si l’on remonte plus haut, on trouvera le même nom en avestique (branche du vieux persan) signifiant « ange » ou « digne du service divin ».

Depuis de longs siècles, un peuple iranophone vivait dans une région montagneuse du nord de la Mésopotamie (nord de l’Irak moderne) dans un isolement quasi-total. Son isolement n’était pas seulement dû à la difficulté d’accès de son environnement naturel qui l’écartait des grands événements de l’histoire de cette partie du monde, mais il était également culturel et social. Les Yézidis font partie des populations les plus anciennes de la Mésopotamie où leur croyance est apparue il y a plus de quatre mille ans, avant d’être réformée considérablement au XIIe siècle. Aux yeux de leurs voisins immédiats, et même les autres populations kurdes, ce peuple mystérieux et « sans histoire » correspondait souvent à l’image (pourtant paradoxale) qu’ils avaient, dans leur esprit, d’un peuple de « païens », voire d’« adorateurs du diable », vivant cependant dans la paix avec lui-même et avec le monde. Leur principal lieu de culte est Lalesh, un petit village montagneux de la province de Dahuk (Nord) aujourd’hui sous l’autorité de la région autonome du Kurdistan irakien. Lalesh abrite aussi le tombeau de Sheikh Adi, grande personnalité du Yézidisme.

C’est vers la fin du XIXe siècle que les orientalistes européens s’intéressèrent pour la première fois à ce peuple dont la différence avec les autres n’était strictement ni ethnique, ni linguistique, ni culturelle ou civilisationnelle, mais surtout religieuse. « Qui sont les Yézidis ? », s’interrogeaient-ils à une époque où l’anthropologie et les méthodes des sciences humaines comparées n’avaient pas encore connu leur essor extraordinaire du siècle suivant. Pour certains, c’étaient des chrétiens nestoriens devenus païens. Pour d’autres, c’étaient les descendants d’un courant soufi musulman, replongés dans l’ignorance. Certains croyaient même que les Yézidis auraient été les rescapés du Déluge…

Temple de Lalish qui abrite le tombeau de Sheikh Adi

Des dizaines d’années plus tard, vers le milieu du XXe siècle, on crut même que les Yézidis seraient des zoroastriens dont la religion aurait évolué de manière particulière en subissant, il y a très longtemps, l’influence d’autres religions (surtout le christianisme et l’islam). On connaissait donc si peu les Yézidis, et même aujourd’hui, on connaît encore mal ce peuple dont le nom est devenu tristement célèbre après le massacre de ses hommes, femmes et enfants par les terroristes sanguinaires de l’organisation armée de « l’Etat islamique » (Daesh) dans les montagnes de Sinjar en été 2014.

Entrée du temple de Lalish

Les documents anciens qui parlent de ce peuple sont rares. Sharaf Khân Bitlisi (1543-1604) un poète, historien et homme politique kurde du XVIe siècle, est peut-être le premier à avoir parlé des Yézidis dans Sharaf-Nâmeh, ouvrage sous-titré Chronique complète des Kurdes (1597). Dans ce livre, l’auteur parle de sept grandes tribus kurdes et de leur histoire. Il souligne qu’avant d’être tour à tour zoroastriens, chrétiens et musulmans, à un moment de leur histoire ces tribus étaient entièrement ou partiellement Yézidis.

Le linguiste syrien Muhammad Tunji, professeur à l’université d’Alep, écrit : « Les Yézidis vivent dans les montagnes de Sinjar au nord du Kurdistan irakien. Ce sont des gens honnêtes et pacifistes, qui vivent essentiellement d’agriculture dans leurs petits villages loin des grands centres culturels de leur pays. Ils représentent un métissage extraordinaire tant sur le plan ethnique que religieux. Ce sont de braves cavaliers qui vivent en paix avec les autres tant qu’ils ne font pas l’objet de persécution et de harcèlement en raison de leurs convictions religieuses. Ce sont des gens joyeux dont le calendrier religieux est marqué par de nombreuses fêtes, et ils sont toujours disposés à participer aux fêtes des adeptes d’autres religions. » [1]

En effet, au fil des siècles, les Yézidis ont toujours vécu en paix avec les adeptes d’autres religions, et en tant que minorité, ils ne furent l’objet de persécution massive qu’à deux reprises : d’abord par le gouverneur de Mossoul, Badruddin Lolo (1198-1233) qui, nommé par le dernier calife abbasside, s’allia aux Mongols et aida l’armée de Houlagou Khan (1217-1265) à s’emparer de Bagdad. Ensuite, par le sultan ottoman Abdülhamid II (1842-1918), surnommé le « Sultan Rouge », et les Jeunes-Turcs qui furent sans pitié non seulement pour les Arméniens, mais aussi pour les Yézidis au début du XXe siècle.

Sous le régime de l’ancien dictateur irakien Saddam Hussein (1979-2003), les Yézidis firent l’objet d’une rigoureuse politique d’arabisation que le parti Baath appliquait dans les régions à population kurde au nord de l’Irak. Depuis 2003 et la chute de Saddam Hussein, la Constitution irakienne et la Constitution de la région autonome du Kurdistan irakien reconnaissent la communauté yézidie. Elles reconnaissent aussi le droit des Yézidis à pratiquer librement leur culte. Ces derniers ont aussi des députés au Parlement et leurs ministres participent au gouvernement.

Temple de Lalish (intérieur)

Le génocide de 2014

En août 2014, quelques semaines après la prise de la ville irakienne de Mossoul, les terroristes de l’organisation armée de l’Etat islamique (Daesh) venus de leurs bases en Syrie, attaquent Sinjar. Les takfiris commettent une série de massacres dans cette région. Ces tueries de civils innocents sont suivies par la fuite de plusieurs milliers d’habitants. Des dizaines de milliers de Yézidis et de membres d’autres minorités (chrétiens ou chiites) se retrouvent alors coincés dans les montagnes. Pendant quelques jours, des dizaines d’enfants meurent de soif. Dès les premiers jours de cette offensive, des centaines de Yézidis, dont des femmes et des enfants, sont massacrés par les assaillants. Les fanatiques de Daesh enterrent leurs victimes dans des charniers, alors que de nombreuses victimes sont encore vivantes.

Les terroristes de Daesh réduisent systématiquement des femmes en esclavage. Elles sont emprisonnées, puis vendues aux membres de l’organisation terroriste en tant qu’esclaves sexuelles. On les oblige également à se convertir de force. Beaucoup de ces "esclaves" meurent en captivité ou se suicident, d’autres sont rachetées aux fanatiques par leurs familles. Des milliers de femmes et d’enfants Yézidis restent encore en captivité. Dans les régions libérées par les forces de l’armée irakienne ou les Peshmergas kurdes on trouve encore, de temps en temps, des fosses communes pleines de cadavres parmi lesquels se trouvent ceux des Yézidis.

Le Yézidisme

La religion yézidie étant essentiellement de tradition orale, il n’existe que quelques indices de ce que cette religion aurait pu être à l’époque antique. Vers le VIIIe siècle av. J.-C., les Mèdes s’installèrent dans le grand Kurdistan. Pendant plusieurs siècles, ils propagèrent le zoroastrisme parmi les habitants de cette région. Beaucoup se convertirent au zoroastrisme, et beaucoup d’autres gardèrent leur propre religion, c’est-à-dire le Yézidisme qui aurait subi sans doute l’influence de la religion dominante. D’après les experts, le Yézidisme n’est pas un dérivé de la religion zoroastrienne, mais il existe de nombreuses ressemblances entre les deux religions antiques. En effet, les deux peuvent être considérées comme des réformes des croyances plus anciennes, à savoir le mithraïsme et le mazdéisme, s’approchant ainsi des croyances religieuses iraniennes pré-zoroastriennes. Plus tard, la religion orale qu’était le Yézidisme aurait sans doute subi aussi l’influence de deux grandes religions qui se propagèrent au Kurdistan, c’est-à-dire le christianisme et l’Islam.

Les réfugiés de Sinjar fuient les criminels de Daesh
(été 2014)

La réforme religieuse

Le Yézidisme connut sa véritable réforme religieuse tardivement, au XIIe siècle de notre ère. Sheikh Adi est la figure principale de cette réforme. Selon les croyances yézidies, Sheikh Adi ibn Mosâfer naît en 1074 dans un petit village au sud de Baalbek (Liban actuel). Issu d’une famille musulmane pratiquante, le jeune sheikh Adi se rend à Bagdad pour y étudier les sciences religieuses. Là, il devient ami et disciple du grand soufi iranien Abdel Qâdir al-Jilâni (Guilâni, en persan) (1077-1166) dont les disciples fondent plus tard la confrérie soufie de Daririyya. Devenu lui aussi soufi, Sheikh Adi quitte Bagdad et se dirige vers le nord. Il s’arrête à Lalesh au beau milieu des montagnes de Sinjar. Jusqu’à la fin de sa vie (1162), il y restera parmi les Yézidis, pratiquant l’ascétisme et prêchant souvent pour les habitants de Laesh et pour d’autres Yézidis venant l’écouter d’autres villages. A Lalesh, Sheikh Adi ne fonde ni de religion pour les Yézidis, ni de nouvelle secte soufie. Cependant, ses enseignements, son mode de vie et ses prêches sont à l’origine d’un mouvement qui introduit une réforme dans la religion yézidie.

Après sa mort, les Yézidis font de lui un personnage mythique de leur religion. Il est considéré comme un prophète, un envoyé venant du ciel ou un ministre de Dieu pour gérer les affaires du monde. En d’autres termes, les Yézidis du XIIe siècle ne se convertissent pas réellement au soufi, mais intègrent dans leur propre religion ce qu’ils ont appris de lui. Le Britannique John Guest [2] écrit dans son ouvrage consacré aux Yézidis, que ce peuple fit des enseignements de Sheikh Adi est tout à fait comparable à ce que leurs ancêtres avaient pratiqué par rapport aux autres religions comme le mithraïsme, le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam : dans les enseignements soufis de Sheikh Adi, ils prirent ce qui leur semblait être en harmonie avec leurs croyances religieuses. Après Sheikh Adi, le Yézidisme devient plus ou moins la religion que nous connaissons aujourd’hui, avec une forte structure soufie. En outre, c’est après cette réforme que le Yézidisme sort de sa tradition jusqu’alors orale et s’enrichit de ses écritures. L’un des deux livres sacrés du Yézidisme, le Mishefa Res (Livre noir) fut rédigé par un disciple de Sheikh Adi, Tâj-ul-آrefin, lui aussi un personnage sacré de la religion yézidie.

Les réfugiés de Sinjar fuient les criminels de Daesh
(été 2014)

Aperçu sur la cosmogonie yézidie

Le monothéisme yézidi est remarquablement différent de celui des religions du Livre. Selon les écritures yézidies, l’Étre suprême appelé Khwede (Khodâ, en persan) créa d’abord sept anges. Il créa ensuite le monde sous forme d’une immense perle, symbole de la lumière. Le monde resta pendant 40 000 ans dans cet état d’« œuf », avant d’être brisé par l’Étre suprême. Les morceaux de cette perle devinrent la terre, la mer et le ciel. Dieu créa les animaux et les plantes. Il créa le premier homme, Adam, de l’argile, et souffla sur lui pour lui donner de son âme.

Les Yézidis croient en deux principes majeurs : la pureté spirituelle et l’incarnation. Les Bons se réincarnent sous forme humaine, tandis que les Méchants se réincarnent sous forme animale. La bonté et la méchanceté, le bien et le mal n’ont pas de présence dans le monde, mais ils existent dans l’esprit de l’humain, doté du libre-arbitre pour choisir l’un ou l’autre.

L’Étre suprême est tout-puissant, mais ne gère pas le monde confiant l’administration de l’univers à ses sept anges. Malek Tâwous (Ange-Paon, en persan et en kurde), le Sage est l’archange omnipotent du Yézidisme. Azraïl est un autre nom de Malek Tâwous. Les autres anges s’appellent Dardaïl, Israïl, Machaël, Anzazil, Chemnaïl et Nouraïl, qui se soumettent tous à l’autorité de Malek Tavous.

La croyance en Malek Tavous constitue peut-être la survivance d’une ancienne divinité solaire. Dans la littérature religieuse de l’Antiquité iranienne, le soleil est parfois surnommé « paon du ciel ». Pour les Grecs, le paon était également un symbole du soleil. Les Yézidis ne considèrent pas le soleil comme une divinité, mais dans leurs pratiques rituelles, ils se prosternent devant cette création de Dieu, qui est pour eux une source des vertus et des forces de la vie.

Contrairement aux grandes religions monothéistes, le Yézidisme véhicule une idée différente de la « force du mal », car le rôle de tenter l’humanité et de faire agir le mal n’est pas donné à un ange déchu (Satan), mais à un archange sacré (Malek Tâvous), le plus fidèle à Dieu. Selon la croyance yézidie, Malek Tâvous fut l’ange qui refusa de se prosterner devant Adam, non pas par orgueil mais par obéissance à Dieu, car avant la création du premier homme, Dieu avait ordonné à ses anges de ne jamais se prosterner que face à lui-même. Le malentendu autour de l’idée d’« adoration du diable » est lié, en fait, à la place de Malek Tâvous dans la religion yézidie qui, contrairement aux grandes religions monothéistes, ignore le concept de « diable ». Pour les Yézidis, Malek Tâvous est en quelque sorte le « co-créateur de l’univers avec le Dieu Suprême » [3] Vu par les autres comme une « force » agissant en dehors de Dieu (le bon absolu), Malek Tâvous est automatiquement considéré comme le diable (le mauvais), estiment les Yézidis.

Les Yézidis seraient les descendants directs d’Adam (Eve étant créée par Dieu après la chute d’Adam du Jardin des Délices). En 2015 de l’ère chrétienne, leur calendrier religieux (dont l’an zéro est la date de la création) est à l’année 6765. Le Yézidisme n’est pas une religion de prosélytisme : la conversion étant impossible, on naît yézidi.

Les Yézidis vénèrent aussi le feu, l’incarnation du soleil sur la terre. Ils honorent aussi la nature, les arbres, les rivières, les nuages, la lune, les astres, les éclairs, etc. Ils font leurs prières cinq fois par jour, font le sacrifice d’un taureau en automne, et confèrent des rôles symboliques à certains animaux (comme le serpent). Ils respectent aussi certains tabous liés aux quatre éléments. Ils baptisent leurs enfants, jeûnent, circoncisent les garçons, et font le pèlerinage annuel au mausolée de Sheikh Adi à Lalesh.

Il y a donc dans ces croyances et pratiques des éléments qui tantôt rapprochent le Yézidisme des religions anciennes et modernes, tantôt l’en éloignent. Dans les exemples que nous avons donnés ici, un rapprochement entre le Yézidisme et le mithraïsme (ancienne religion iranienne) semble évident.

Le paon, symbole de Malek Tâvous, est présent sous forme d’images et de statues dans toutes les cérémonies religieuses

Les deux livres sacrés du Yézidisme

Kitêba Cilwe (Livre des Révélations) est attribué à Sheikh Adi et décrit Malek Tâvous. Mishefa Res (Livre noir) rédigé par son disciple Tâj-ul-آrefin, décrit la création, la théologie et les lois yézidies. Les deux livres sont écrits en dialecte kurde du sud, selon une écriture spécifique dont les lettres ressemblent au latin mais aussi au pahlavi.

La société yézidie

La société yézidie est une société de castes dont la structure repose sur la distinction sociale parmi les individus, sur la base de la pureté et de la dignité religieuses. Dans la hiérarchie yézidie, c’est le « Mir » (Prince) qui se trouve au sommet en tant que chef religieux et politique de la communauté. Après lui, la plus haute place est réservée à « Bâbâ sheikh », la plus haute autorité religieuse. Il est à la tête du corps des prêtres parmi lesquels il faut distinguer les faqirs (pauvres), les qewels (conteurs) et les kocheks (petits), chacun ayant ses propres missions au sein de la communauté. Les postes religieux sont héréditaires. Les autres membres de la société yézidie, qui n’appartiennent au corps religieux sont des murids (disciples). Le mariage entre les familles des différentes castes est interdit.

Notes

[1Tunji, Muhammad, cité par Shoulizâdeh, Farid, "Pajouheshi dar diyânat-e Izadiyân" (Une recherche sur la religion yézidie), www. http://iranshahr.org

[2Guest, John : « The Yezidis : A Study in Survival », 1987.


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