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Autre forteresse, discrète, noyée dans le délire urbain de la capitale. En son ventre, elle cache un trésor. Et quel trésor ! Enfoui dans un bunker, au sous-sol de la banque centrale.
Il pleut cet après-midi ; Emelle et Géhel subissent Téhéran. Ils sont allés voir, par simple curiosité, pour tuer le temps. Le trésor est accessible, il suffit de payer un ticket, de passer un sas… Les voici dans la caverne. Comme à Tabriz. Une caverne d’Ali Baba, sans ses quarante voleurs. A l’intérieur, les joyaux des anciennes couronnes.
…Des diadèmes, des bracelets, des colliers, des sceptres… des montagnes, des rivières de diamants… des palanquins, des trônes, noyés sous les pierreries. Le clou, un globe terrestre en or massif où les océans, les continents sont en émeraudes, en rubis, en diamants ; lourde planète : 51 363 pierres précieuses, 30 kilos d’or. De quoi faire couler toute la Voie lactée !
Etalage de richesses, tapageur, vulgaire… Et où sont passés les monarques, partis nus dans l’Au-delà, sans un kopeck ?
Téhéran, Tabriz. Deux ventres. Dans l’un, la cause de la misère, dans l’autre, sa conséquence. Deux ventres, un seul, du même animal. Fatalité ? Géhel rêve... La victoire est à l’Amour, il en est sûr. L’Animal aura une fin, un plus gros ventre l’engloutira.
28 octobre, un mardi, dans l’express qui file vers le Nord, direction Yazd. En arrière-plan, Bandar-Abbas s’efface dans des brumes de chaleur.
Il y a de l’ambiance dans le compartiment ! Quatre femmes, deux hommes. Géhel et son voisin supportent en souriant leur position minoritaire. اa papote, ça rigole, ça clope... Emelle et sa voisine, une jolie brune au regard de biche, ont déballé leurs produits de beauté, se pulvérisent mutuellement les derniers parfums à la mode. Mélange de Lancôme et des odeurs suaves de l’Orient.
Les deux hommes sont sortis dans le couloir, ont entrouvert la vitre. Deux femmes d’un compartiment voisin les remplacent aussitôt, impatientes de se joindre à la fête. Qui a parlé de femmes soumises au Pays des Roses ?... Dehors aussi, c’est la fête ! Une apothéose de feu dans l’embrasement magique du désert, sous les derniers rayons du soleil.
Géhel a le nez collé à la vitre. Or, héliodore, topaze... Une carapace de joyaux flamboie sur les crêtes déchiquetées, sur les longs flancs stériles. Dans le bleu saphir d’un ciel transparent, les nuages joufflus ont des reflets d’améthyste, de rubis, de cornaline... Ici est le trésor du Monde, grand ouvert, gratuit. Trésor public, offert à tous... Le train s’engage sur un viaduc, en surplomb d’une gorge encaissée. Au fond serpente une petite rivière.
Instant fugitif de bonheur, soudain, deux ou trois secondes ! Quelques tentes de nomades, quelques chèvres, un bouquet de palmiers. Sur le bord de la rivière, une fillette puise de l’eau, le geste empreint d’éternité. Dans son seau, une étincelle de diamant.
Yazd dormait à l’arrivée du train, au cœur de la nuit. On ne réveille pas une belle endormie ! Ils se sont glissés dans le premier hôtel, ont fermé les yeux. Sur l’écran noir de son sommeil, Géhel voyait défiler des montagnes de lumière, en procession continuelle. Quelques farouches bergers, en gardiens scrupuleux... Dans le seau d’une petite nomade, sous l’ultime rayon du soleil, un diamant d’eau limpide fixait le ciel, comme une étoile perdue en quête de ses semblables.
Il fallait retrouver cette lumière, coûte que coûte, remonter à sa source. Sous son soleil perpétuel, au milieu du désert, Yazd en était dépositaire. L’énigme était facile : ils connaissaient la ville, ils savaient que les guèbres gardaient le feu des origines... Et le temple était à moins d’une heure de leur hôtel… Les abords étaient en pleine révolution. Sous la truelle des maçons, l’ancien jardin de curé cédait progressivement la place à une belle terrasse en pierre blanche. Au centre, un vaste bassin rond avait pris la relève du bac à poissons rouges. Dans le bassin se mirait le temple. Ahoura Mazda flottait sur les eaux, planait sur l’édifice. De ses ailes déployées, le dieu suprême gravé sur le fronton salua leur entrée [1].
L’intérieur, lui, n’a pas changé. La flamme étincelle toujours. Depuis un millénaire et demi, sans interruption, nourrie du bois pur des amandiers. Et le feu initial qui fit naître la flamme, qui en connaît la source ? Les générations de mages se sont succédé, depuis la nuit des temps, prolongeant à l’infini le même geste d’offrande... Dans cet instant figé par une flamme immuable, ils se recueillent un moment... A la droite de l’âtre sacré, dans un cadre accroché sur le mur blanc, un autre feu. Zarathoustra préside, debout, l’index de la main droite dirigé vers le ciel. En toile de fond sublime, des montagnes de lumière.
…De nouveau au temple, le lendemain matin. Ils aimeraient visiter la Forteresse des Lions où brille aussi une flamme éternelle, et sont venus se renseigner. Un vieux mage les dirige vers une équipe d’ouvriers, interpelle le contremaître. Il doit justement passer par là dans quelques minutes... Les voici à l’arrière d’une camionnette, assis sur des plaques de marbre. En traversant la ville, Géhel se remémore le film de la nuit passée. Sur l’écran noir, il n’a pas vu défiler les montagnes de lumière !
La camionnette les lâche à une intersection, en limite de la cité. Au milieu des champs, une bâtisse se dissimule dans un gros bosquet, derrière une enceinte massive. Géhel s’approche d’un portail en fer, sonne à l’interphone. Pas de réponse. Il insiste un bon moment, tape sur le métal. Rien. Puis fait le tour des murs, revient à la case départ, bredouille. Aujourd’hui, les lions resteront dans leur cage.
Ils ont hélé un taxi, se sont fait déposer au cœur de la cité. En plein midi, en pleine chaleur, en plein ramadan... Où aller ! Yazd est un puzzle inextricable où l’on aime se perdre dans la fraîcheur du soir, ou du petit matin. Pas à l’heure de la sieste. Ils se posent sur un banc, dans un jardinet public, entre la Prison d’Alexandre et le Mausolée des Douze Imâms. Le cachot, la mort, joyeuse perspective ! L’endroit est magnifique, pourtant, avec une vue dégagée. Une leçon d’architecture, à ciel ouvert. Alignement géométrique de cubes, de cylindres, de demi-sphères. Les maisons en terrasses, les bâdgir (ces jolies tours captant la brise), les minarets, les coupoles, les châteaux d’eau... Le tout en équilibre, en harmonie, en perfection.
…Au déclin du jour, ils grimperont sur un toit, ou au sommet d’une tour, contempleront à nouveau la ville dans l’embrasement des murs d’argile, des dômes en céramique. A l’horizon les montagnes se couvriront d’or, sous un ciel de saphir.
Yazd… Le feu sur la montagne, le feu au sein des temples. Temple de Dieu, temples des hommes. Lequel choisir ?... Yazd, quel est ton message ?... Dans l’entrelacement des venelles, la prison, la mort. Le jardin du monde aussi... Au jeu de l’oie du destin, en spirale ascensionnelle, où sont les étapes, où est l’arrivée ? Qui est le lanceur de dés ?
*Ces chapitres sont extraits de l’ouvrage intitulé La spirale d’Ormouz mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur, et dont nous reproduisons des chapitres ici ainsi que dans les numéros suivants.
[1] Il s’agit en réalité du symbole de "l’homme accompli" du zoroastrisme.