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Les œuvres appelées nouveaux médias sont des œuvres par nature éphémères car elles prennent appui sur des technologies dont la pérennité est limitée, technologies propres aux médias que sont par exemple la télévision, le téléphone mobile, Internet, la vidéo. Leur durée de vie est autant limitée par la recherche effrénée de moyens de communication plus performants que par la raison commerciale. Certains artistes se sont emparés de ces nouveaux moyens pour faire œuvre et ils ont connu les déboires de l’obsolescence rapide des matériels de diffusion de leurs œuvres, ce qui revient à la disparition de celles-ci. Bill Viola lui-même, l’une des figures des plus notoires de la vidéo, a connu un certain nombre de ces problèmes au cours de sa longue carrière. Cependant, le musée ZKM de Karlsruhe, en Allemagne, se consacre depuis plusieurs décennies à la collection et à la maintenance en état de marche de ces œuvres dites nouveaux médias ; il s’agit d’un travail qui nécessite souvent le transfert des œuvres inscrites initialement sur un support vers un autre support qui permettra d’en continuer la diffusion en en permettant l’accessibilité. Il en va ainsi, par exemple, de la vidéo analogique, de la cassette audio et du disque vinyle qui sont numérisés, sans pour autant que la numérisation, comme il en est du DVD ou du CD audio, ne garantisse la même pérennité que possède une sculpture en pierre ou un tableau. Bien qu’ayant ponctuellement collaboré avec le ZKM, Anarchive se consacre, d’une autre manière et à une autre échelle que ne le fait cette institution, à rendre possible la diffusion d’œuvres multimédias interactives mises en danger de disparition par cette obsolescence des supports. Lutte contre le temps, lutte contre l’oubli suscitée par l’émotion et l’amour de ces œuvres chez Anne-Marie Duguet, loin de toute dimension commerciale.
Anne-Marie Duguet fut longtemps professeure à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne dans le département Arts plastiques et Sciences de l’art où elle enseigna initialement le théâtre et la sociologie, diffusa la pensée de Mac Luhan à propos des mass médias. C’est dans le cadre de ce qu’elle enseigna, qui peu à peu se centra sur l’image mobile interactive et l’installation vidéo, qu’est née cette association appelée Anarchive dont le but est de décrire l’éphémère que fut par exemple brièvement une installation vidéo dont la mémoire n’a pas été conservée par l’organisme exposant ou tout simplement par l’artiste, faute d’enregistrement ou à cause de l’abandon, par le fabriquant, de la technologie sur laquelle reposent les enregistrements comme peuvent également reposer les œuvres numériques.
Ici, le principe sur lequel se fonde le travail d’Anarchive est celui d’une rencontre entre Anarchive, son équipe, et un artiste, lequel collabore et ouvre ses archives, donne l’accès à des œuvres enregistrées sur des supports souvent obsolètes. L’équipe d’Anarchive, une toute petite équipe, travaille à réaliser et à éditer un DVD ROM, un INTEROM (un CDROM donnant accès à Internet), donc une œuvre sur et autour de l’œuvre d’un artiste, comprenant la réédition des œuvres elles-mêmes. Le DVDROM est interactif, il est important de le signaler ; en ce sens, il ne s’agit pas d’un simple DVD ou d’une simple vidéo mais d’une offre faite à un public de visiter à son gré un territoire artistique, un parcours artistique. Autant un « simple » film sur un artiste peut être en même temps un « simple » documentaire, autant chaque dossier d’Anarchive se présente comme une œuvre qui s’ajoute à une œuvre initiale, qui se greffe sur celle-ci et en permet l’accès, notamment lorsque celui-ci est fermé pour cause, notamment d’obsolescence technologique. Anarchive est une entreprise très artisanale, sans but commercial, ce n’est ni une galerie ni une institution culturelle, ni une fondation, ni un mécénat, et chaque édition suppose maintes démarches des acteurs d’Anarchive en vue de glaner les subventions nécessaires, comme cela suppose un engagement personnel et passionnel pour le travail de l’artiste concerné. Quant au cadre initial dans lequel émerge Anarchive, c’est-à-dire l’université où opérait Anne-Marie Duguet, elle ne joua guère de rôle ni n’apporta de soutien à l’entreprise faute, sans doute, de compréhension de ce dont il s’agissait.
Outre cet intérêt développé par Anne-Marie Duguet, pour que des œuvres dites expérimentales ou d’avant-garde, par nature éphémères - l’installation vidéo, par exemple -, puissent rester accessibles au public de cette forme d’art, il y a ce choix de porter attention à des œuvres reposant sur plusieurs médias, mais aussi celui de retenir des artistes aux postures dites engagées : critique sociale, critique politique ou critique du système de l’art. Les pionniers de l’art des nouveaux médias ont en effet souvent et de différentes manières « piraté » les médias, s’emparant de leur capacité de communication de masse (télévision) pour interroger ceux-ci et en révéler la dimension aliénante. Parmi les artistes retenus par Anarchive figure notamment Nam June Paik, l’un des pionniers de l’art des nouveaux médias, un artiste coréen ayant vécu à New York et dont l’œuvre, mondialement diffusée, a pris appui sur le média qu’est la télévision ; la critique et le détournement de ce média témoignant d’un regard analytique et critique de ce qu’il nous fait, ici de ce que la télévision nous fait : fascination, aliénation, infantilisation, en même temps que formidable média d’information in live. Un autre artiste présenté par Anarchive est Muntadas, qui a réalisé le premier site Internet d’artiste.
Récemment, du 13 mars au 11 avril 2015, la galerie Michèle Didier, à Paris, a présenté une exposition dont le titre était Anarchive Affinités/Diversités. L’occasion, parmi d’autres, était le vingtième anniversaire de la fondation d’Anarchive. Cette galerie n’est pas tout à fait comme les autres en ce sens qu’elle fut préalablement une maison d’édition, fondée en 1987, puis devint également une galerie à partir de 2011. Le but de la galerie est de monter de plain pied, dans le monde de l’art, des productions éditées, lesquelles se concentrent d’une part sur le livre d’artiste, et d’autre part sur des œuvres sous formes multiples. Le parti pris éditorial de la galerie Michèle Didier conduit à des expositions à caractère documentaire, ce qui est très en vogue actuellement - on l’a vu avec la Biennale d’architecture de Venise et l’exposition sur l’art iranien depuis les années 1960, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, en 2014. La galerie Michèle Didier opère volontiers dans le territoire de l’Art conceptuel. Les expositions se bâtissent souvent sous la forme d’invitations adressées à un artiste ou à un groupe artistique, comme ce fut le cas, récemment, avec le groupe Untel et avec Anarchive. Il s’agit de beaux ouvrages lorsque ce sont des livres, des dossiers, de belles éditions, lorsqu’il s’agit de DVD. Evidemment le public visé est un public amateur de beaux ouvrages d’art ou en liaison avec l’art. Mais la galerie vise aussi le public que constituent les institutions, appelées à collectionner ce type d’ouvrages qui témoignent autrement d’une œuvre ou d’une démarche individuelle ou collective. Du point de vue du visiteur, la galerie offre un choix d’œuvres et d’ouvrages de la plus haute qualité et les expositions témoignent d’une stratégie très professionnelle de mise en espace de ce qui est montré, ceci appuyé par un site internet toujours très au point. Autant cette galerie a choisi un parti-pris singulier, autant elle agit de la manière la plus pertinente et rigoureuse qui soit, ce qui n’est pas si fréquent en matière de galeries d’art. Ses participations aux foires d’art les plus prestigieuses témoignent de la reconnaissance dont elle jouit, dont jouit son travail, au niveau international avec, par exemple, Art Basel et la FIAC.
L’exposition Anarchive, Affinités/diversités a rebondi en d’autres événements hors galerie, avec une soirée au Centre Pompidou : Parole aux artistes d’Anarchive, une opération carte blanche ou des artistes d’Anarchive présentaient leur expérience de collaboration et d’édition avec la participation, notamment, de Muntadas, Michael Snow, Fujiko Nakaya, Masaki Fujihata et Peter Campus. Un autre événement fut un colloque, encore au Centre Pompidou, dans le contexte de Vidéo et après (un cycle de rencontres avec des artistes, avec la participation de commissaires, de conservateurs, de critiques d’art, le plus souvent autour d’une projection) où le groupe Anarchive et un certain nombre d’intervenants ont conduit une réflexion sur la conservation des archives numériques, sur ce que cela implique, notamment lors du transfert d’un support à l’autre à des fins de conservation, sur les éventuels dispositifs de prévention contre l’obsolescence des œuvres numériques. Ainsi, l’anniversaire des vingt ans d’Anarchive fut un événement, occasion de faire le point, autant sur le travail mené par Anarchive que sur l’œuvre des artistes présentés.
Tous ces artistes sont plus ou moins pionniers du multimédia, œuvrant pour certains depuis les années soixante et soixante-dix dans la vidéo, l’installation vidéo, le cinéma, par exemple. Ces œuvres revêtent le plus souvent un caractère expérimental, voire tâtonnant dans la pratique des nouvelles technologies médiatiques.
Il n’est pas possible d’aborder ici de manière explicite l’œuvre si différente de ces artistes mais les sites internet d’Anarchive (www.anarchive.com), de la galerie Michèle Didier (www.micheledidier.com) et des artistes eux-mêmes permettent une approche partielle de chacune. L’accès au site d’Anarchive permet de prendre connaissance de la forme et de la nature du travail d’archives effectué pour chaque édition. En quelques mots et concernant les travaux exposés dans le contexte de l’exposition Anarchive : Affinités/Diversités, de Muntadas était montrée une vidéo témoignant de son engagement social, car tournée à Calais au moment de l’ouverture du tunnel sous la Manche, qui coïncide avec la fin de l’industrie de la dentelle avec ses licenciements et fermetures des entreprises. De Michael Snow était présentée une vidéo en hommage à Thierry Kuntzel, on y voit longuement la neige tomber, filmée en continu à travers la fenêtre. Nam June Paik était représenté par une « simple » lithographie sur le thème principal de son œuvre : la télévision, recours ici à des moyens plastiques élémentaires, dont le dessin. De Fujiko Nakaya, pionnière d’une technique de création d’œuvres de brouillards artificiels était présentée une vidéo : lenteur des mouvements, indécision des formes… De Peter Campus une vidéo portait autant sur ce qui est filmé que sur la vidéo comme matériau. De Kuntzel il y avait une vidéo interactive tactile permettant d’entrer, de voyager, de prélever dans l’image. Le travail de Jean Otth portait sur l’oblitération de l’image, propos encore sur l’image comme matériau. Peter Campus était présent à travers une vidéo numérique où ce qui est filmé, un « banal » paysage industriel, partage l’espace et le temps de la vidéo avec cette dernière, en tant qu’outil et matériau.
Une installation vidéo interactive, complexe au niveau technologique, représentait Masaki Fujihata : un monument en forme de tour immatérielle où interviennent le GPS et des cyclistes… Cette approche sommaire des œuvres exposées dégage néanmoins quelques traits communs aux œuvres présentées par Anarchive : engagement social et réflexion sur la nature des mediums mis en action, jusqu’à utiliser l’immatériel (le temps, l’image projetée) comme matériau.
Chaque titre publié ou à paraître l’a été et l’est sur la base d’une étroite collaboration de l’équipe d’Anarchive avec l’artiste ou avec ses proches, s’il a disparu. Cette équipe, qui évolue dans le temps quant à sa composition, nécessite des compétences techniques et théoriques dans le multimédia, l’informatique, l’infographie, mais également des compétences de chercheur en théorie de l’art, en histoire de l’art, en conservation et en restauration, en des formes de restauration d’œuvres numériques, par exemple. C’est pourquoi les éditions ont pour destinataires autant des amateurs d’art contemporain de type nouveaux médias que des universitaires, des conservateurs et des artistes. Au fil de ses vingt années de travail, Anarchive ne propose pas un modèle/moule unique pour ses éditions, chaque publication se forme et se reforme selon l’œuvre investie et cette malléabilité est importante pour rendre compte d’œuvres si différentes les unes des autres. Anne-Marie Duguet explique bien que chaque édition implique une disponibilité et des stratégies différentes, car chaque artiste se comporte différemment, chaque œuvre est différente.
L’exposition de la galerie Michèle Didier a réussi, entre le montré, l’exposé, et la documentation, à proposer une sorte d’entrée en matière dans les œuvres, à susciter une curiosité ou une nouvelle approche des œuvres concernées, selon la connaissance ou l’absence de connaissance que le public peut préalablement en avoir. Et malgré le caractère potentiellement compilateur du travail d’archivage, l’exposition, comme les éditions, rendent compte de ce que sont ces œuvres, toujours pour partie insaisissables, inépuisables. Ici les œuvres, pour y accéder, demandent un réel travail à leurs spectateurs, condition pour les comprendre, les apprécier et les aimer, car il s’agit d’une forme d’art faite de strates et d’épaisseurs qui ne se dévoilent pas en un instant. Les artistes défendus par Anne-Marie Duguet et son équipe d’Anarchive ne produisent pas des œuvres faciles, ce sont plus ou moins des chercheurs, des pionniers, des expérimentateurs qui contribuent à modifier la notion d’art.