La nuit du désert est d’une beauté écrasante, nuit à faire hurler les prophètes, nuit baignée de lumière. Nuit de terre obscure et de ciel clair, dur comme une vierge. Nuit où renaît sans cesse Mani, le prophète de lumière.

Depuis le coucher du soleil, effondrée, couverte de poussière, inconsciente des dangers rampants, scorpions, légion légendaire de la région, serpents venimeux à souhait ou longs et fins lézards aux couleurs minérales, elle regardait obstinément le ciel de nuit, voile incandescent qui descend bienheureusement sur les égarés de ces terres arides.

C’était la sixième nuit qu’elle passait éveillée, lourdement, douloureusement, contre son gré. Son cou raidi, tendu, était pure souffrance, mais elle se refusait à regarder d’autre paysage que celui du ciel.

Son mari dormait dans la voiture, libéré par la fraîcheur nocturne. Cela faisait presque une semaine qu’ils étaient là, en plein désert, là où nul son et rien de cette lumière torrentielle, démente, infernale, l’épouvantable crue lumineuse du jour, rouge incandescent, jaillissant de la terre et du ciel, ne l’atteignait, elle. Son mari en était tombé malade, foudroyé par la chaleur, enfant du Nord frais torturé par la fournaise indifférente. « Oh le bienheureux ! », pensa-t-elle avec haine, se mordillant ses lèvres craquelées, avalant sa salive sèche et amère dans un sanglot convulsif.

Une lumière de phares lui remit douloureusement la tête droite : un camion passait, seyant au paysage autant que le lézard, à cette immensité fissurée de routes longilignes, parfois enfouies dans le sable, que les routiers connaissaient par cœur, sans cesser d’en mourir pourtant.

Le poids lourd avançait bruyamment, arrivant à leur niveau, laissant flotter derrière lui une traîne épaisse et puante de fumée. Le routier étonné regarda la voiture endormie, l’occupant comme mort, puis la vit, elle, tâche noire sur fond de poussière, comme accroupie par terre à la limite du champ lumineux, et accéléra, poussant son gigantesque scarabée de métal. Il avait pris peur de cette voiture inattendue, de cette créature dont il n’avait pu distinguer dans l’obscurité si elle appartenait à la même espèce que lui, frêle routier de dix-neuf ans, effrayé encore par des riens. Des riens comme ces gens, arrêtés au bord d’une route désertique, là même où l’antique temple zoroastrien, construit pour retenir la lumière et reconverti en Imâmzâdeh, servait de tombeau aux morts de la région.

Un long moment passa, elle s’était remise à regarder le ciel. Ces étoiles qui l’étiraient, l’emplissaient de nuit, la narguaient du haut de leur éternité. Son cou la tirait à mourir, des vagues de souffrance venaient se cogner aux murs de son crâne trop étroit, qu’elle voulait sentir trouer, pour que les pensées, les souvenirs, l’inguérissable puissent s’en déverser dans un grand giclement putréfié, nauséabond et libératoire. Surtout ne pas se retourner, ne pas scruter l’obscurité du désert, écrasante noirceur où grouillait, pullulait, proliférait animaux de cauchemar, tueurs rampants et affamés.

Un bruit de pas derrière elle, venant du tombeau. La femme se fit la remarque, avec une pointe de soulagement, qu’elle devenait enfin folle. Quelqu’un, à cette heure neuve de la nuit, marchait dans le mausolée en traînant les pieds. Il fallait ce silence farouche du désert pour que le frottement imperceptible se fasse entendre. Quelqu’un arpentait le temple de lumière devenu fosse commune de générations d’ancêtres, à deux heures du matin. Dans son état de lassitude proche de l’ébriété, la femme retint un éclat de rire. Sans bouger de sa place. Elle n’avait pas encore peur.

Un léger bruit de raclement dans son dos lui fit comprendre que l’étrange visiteur sortait du mausolée. Puis lentement, posément, une ombre noire la dépassa pour s’avancer vers la voiture.

Le cou penché en arrière, la femme avait vu se profiler dans son champ de vision le visage tanné et ridé d’une femme vieillie trop tôt, enveloppée d’un noir tchador qu’elle avait enroulé autour de sa taille, le retenant d’une main maigre et calleuse. C’était ses espadrilles qui raclaient le sol. La surprise poussa la femme hors de son état second. Elle regarda la paysanne sans âge s’agenouiller près de la voiture et plonger une bouteille en plastique cabossé dans l’improbable ruisseau qu’on avait aménagé au bord de la route pour la remplir d’une eau étrangement claire.

La femme était maintenant partagée entre la peur et un profond désir de malheur. Cette créature, qui pourtant semblait si ordinaire, avait la force d’existence d’un spectre. Sans un regard pour eux, elle retourna à l’intérieur. La femme tenta de l’ignorer, mais elle avait réintégré le monde des hommes.

Le cauchemar éveillé qui la ceinturait depuis des semaines, la plongeant dans une hébétude traversée par des éclairs de haine ou de peine, s’inclinait, à contrecœur, devant la puissante apparition. La femme ne regardait plus les étoiles. Elle scrutait l’obscurité, réfléchissant, témérairement tentée de pénétrer dans le mausolée, de s’approcher de la créature qu’elle entendait bouger. Mais pour le faire, il fallait qu’elle se retourne, qu’elle s’approche, qu’elle traverse l’espace et piétine le sol qui avait avalé son enfant. Pourrissant et dévoré de larves, son seul enfant, unique concession à la maternité qu’elle se fût jamais accordée. Mâchoire crispée, courbée sur sa douleur, elle oublia la vieille femme le temps de souffrir.

Lentement, elle reprit son souffle et se décida. Dépliant son corps ankylosé, ses jambes ratatinées, elle se mit debout et le cœur au bord des lèvres, elle se retourna vers le mausolée. Pourquoi Armin avait souhaité être enterré ici ? Il avait découvert ce mausolée lors d’une randonnée d’astronomie. Pourtant, les sites d’observation qu’il fréquentait étaient à des centaines de kilomètres plus au sud. Il avait dû passer ici avec ses amis, s’arrêter peut-être pour prendre des photos de cette bâtisse imprégnée de temps. Et avait adoré. Il avait répété plusieurs fois qu’il rêvait d’y être enterré. Que c’était le vent peut-être qui l’appelait, ou ces morts aux noms presque effacés des pierres tombales qui constellaient l’intérieur, ou l’abri qu’offrait le petit bâtiment baigné d’ombre et de triomphante lumière, ouvert des quatre côtés, avec sa coupole ronde, ses murs en adobe debout depuis bien deux mille ans. Mais eux, ses parents, pourquoi l’avaient-ils enterré ici, à six cents kilomètres de leur maison ? Au bord d’une route qui ne menait qu’au désert de Lout ?

Quand elle entra dans le mausolée, forçant ses jambes à lui obéir, la vieille femme était penchée sur la tombe centrale, la plus proche du tombeau du saint Imâmzâdeh, au centre exact de l’édifice, et la lavait soigneusement avec l’eau de sa bouteille.

La femme alla s’asseoir sur l’une des estrades constellées de plaques funéraires qui entouraient l’intérieur arrondi du temple, prenant soin de ne pas regarder la tombe de son propre enfant, située à l’extrémité sud du mausolée. Elle n’en avait pas la force. Elle chercha quoi dire, vaguement choquée par cette présence surgie du néant, lavant une pierre funéraire dans l’obscurité à peine allégée par la pâle lumière des étoiles. Elle aurait dû avoir peur, mais son état d’épuisement mental l’en empêchait. Ce fut la vieille femme qui engagea tout naturellement la conversation, sur un ton bon enfant :

- C’est votre tombe ?

La femme sursauta. La vieille avait montré de la tête la tombe de son fils. Elle ne répondit rien. La vieille continua :

- Pas la vôtre, je veux dire, celle de votre fils, c’est ça ?

- Comment vous le savez ?

- Ma bonne dame, tout le monde le sait. Vous venez de loin.

- …

- Là, c’est mon fils à moi. Il a été tué pendant la guerre. Tombé pour la patrie. Ma fierté.

- Fierté ?

- Il était si gentil, si prévenant. D’une douceur, d’une grandeur d’âme. Ce sont ses camarades qui sont venus m’annoncer la nouvelle. Ils ne savaient pas comment le dire. Je l’ai tout de suite su. Je suis tombée aussi. C’était le soir. Un beau soir d’été.

- ….

- C’est dur, hein ? Vivre avec l’absence. D’ailleurs, je savais qu’il était mort, mais j’attendais quand même. Ils ne voulaient pas me dire comment il était mort. Mais j’étais curieuse. Je ne sais pas pourquoi. 

- Et comment est-il… ? » Pourquoi cette question ? Une trace de cruauté préhistorique ? L’espoir d’une histoire à partager ?

- Il était plongeur. Son groupe s’est fait piéger dans les marais. Les Irakiens ont arrosé la zone de pétrole, puis ils ont tout brûlé. Les roseaux, les bêtes qui y vivaient, les hommes, tout, en somme. Le cercueil sonnait comme un grelot tellement qu’il n’y avait presque rien dedans. Des fragments calcinés. Mais j’ai eu de la chance qu’ils aient réussi à récupérer le corps après. Il aurait pu s’enfoncer dans la vase, disparaître dans le marais. Vous vous rendez compte ? Porté disparu, qu’il aurait été. Je n’aurais pas supporté l’attente. J’ai eu de la chance.

Elle parlait d’un ton neutre, presque gai. La femme pensa qu’elle était folle. Qu’elle l’était devenue. Elle regrettait sa témérité. Elle voulait maintenant partir, s’éloigner de la folle. Pourtant, inexplicablement, elle resta :

- Vous vous en êtes remise, on dirait. » Elle regretta sur le champ sa remarque brutale, imbécile. Mais la vieille sans âge lui répondit sur le même ton gai :

- Ah, bah oui. On s’en remet. Toujours, vous savez. C’est la vie.

- C’est la mort, non ?

- Quelle différence ? Vivre cent ans ou vingt ans, c’est pareil.

- Pareil ?

- Si vous vivez bien, vous ne regrettez pas de mourir. Ce n’est pas une question d’âge. Il faut savoir être ce qu’on est, des mourants, tous tant que nous sommes. Ce n’est pas comme si on avait un droit naturel à exister.

La femme trouvait la vieille paysanne répugnante. Mais elle était intriguée. Elle demanda pourquoi on avait enterré le jeune homme ici et pas dans le carré des « martyrs ». La vieille femme baissa la tête :

- C’était de ma faute. J’ai dit que je ne pouvais pas me déplacer. Mon mari est mort jeune, et je l’ai élevé seule, mon garçon. Je voulais l’avoir à portée de voix, même mort. De toute façon…

- De toute façon ?

- Il n’est pas vraiment mort. Il est là. Au début, je lui parlais sans l’écouter. Maintenant, on a de vraies conversations. Je ne me sens plus seule. J’aurais pu trouver la paix plus tôt, si j’avais écouté, regardé… Mais bon, tout cela est passé.

Elle avait fini de nettoyer la pierre, de la caresser. Passant une dernière fois ses mains calleuses sur la calligraphie simple qui ornait la tombe, elle se remit maladroitement debout. Puis elle s’approcha de la toute nouvelle tombe d’Armin et s’accroupit pour la laver aussi. La femme gardait la tête obstinément détournée, tendue. Dans le noir quasi-total, elle entendait les ongles écornés de la vieille paysanne crisser sur la pierre dans un bruit d’insectes. Mais bizarrement, elle ressentait pour la première fois un léger calme. Écouter. Écouter quoi ? Le chant des bestioles qui rongeaient l’enfant ? La vieille femme s’était remise à parler. Écouter. A défaut de lumière.

- … Dieu merci, on est musulmans. Avant, on était zoroastriens. Vous connaissez ? Ils sont bien, les gabr. Honnêtes, travailleurs. Ce mausolée était un de leurs palais. C’est pour ça qu’on y a enterré l’Imâmzâdeh, que Dieu le bénisse. Il était de mère perse, voyez-vous. Zoroastrienne. On l’avait vendue comme esclave aux Arabes. Elle s’est convertie après que le saint Imâm lui ait parlé de Zurvan. Elle avait compris sa sagesse. Vous connaissez Zurvan ? Nous, on connaît bien. C’est les traditions. Quand j’étais enfant, notre voisin était un mollah. Il avait fait des études. Après, il a décidé de devenir mollah. Peut-être parce qu’il savait parler. Il aimait parler d’ailleurs. Il racontait de ces histoires ! Il en avait une sur Zurvan justement. Il paraît que c’était le dieu du temps, le géniteur d’Ahourâ, le dieu de lumière chez les Zoroastriens. Zurvan ne voulait enfanter qu’Ahourâ, mais son frère Ahriman, le dieu du mal et de l’obscurité, voulait naître aussi. Il a déchiré le ventre de Zurvan et il est né avant Ahourâ. C’est pour ça qu’il y a eu d’abord le temps, puis le vide obscur. Mais la lumière a fini par naître aussi. Elle a pris son temps, mais elle est venue.

Elle se tut un long moment. Elle ne touchait plus la tombe. Pas un son ne brisait le silence. Finalement, elle reprit :

- Attendez la lumière. Vous verrez, vous comprendrez.

La femme, de nouveau haineuse, peinée, se tourna sans réfléchir vers elle pour répliquer. Mais il n’y avait personne. A peine étonnée, l’endeuillée crût voir l’espace d’un instant palpiter une ombre légère, lumineuse et gaie. Puis elle s’effondra, inconsciente, ravie enfin par la fatigue d’interminables nuits d’insomnie.

L’aube montait. Imperceptiblement, la victorieuse et intemporelle lumière du désert revenait chasser les étoiles. C’était cette heure du désert où les étoiles pâlissent, deviennent transparentes, où la lune et le soleil partagent le même ciel, dans l’air infiniment léger et le vent frais du petit matin des déserts.

Quelques heures plus tard, la femme fut réveillée par son mari qui lui secouait l’épaule. Le jour était là, et la chaleur, et la lumière sauvage. Son mari attendit à peine qu’elle se redresse. Il n’en pouvait plus. Il voulait rentrer. Ça ne pouvait plus durer. Armin était mort depuis plus d’un mois et il refusait de continuer ces absurdes trajets de mille deux cents kilomètres à chaque fois qu’elle le souhaitait. Elle n’était pas la seule à porter le deuil. Surprise par son propre calme, elle monta dans la voiture sans un regard en arrière, absorbant le soleil. Elle se souvenait qu’elle avait toujours aimé le désert, sa violente lumière aussi, qui interdisait toute nuance, tout équivoque. Elle regarda la lumière.

En chemin, ils s’arrêtèrent au village, où on les connaissait désormais. Faisant des provisions pour la route dans l’unique épicerie du bourg, la femme parla de la paysanne qu’elle avait rencontrée. L’épicier, éberlué, se la fit décrire. Elle précisa. Après un moment de silence, l’épicier s’étonna dans un flot de paroles :

- Vous parlez de Naneh Nour ? Mais elle est morte il y a cinq ans déjà. Elle avait perdu la tête après la mort de son Mohammad. C’est pour ça qu’on l’a enterrée dans le mausolée, pour qu’elle puisse aller le voir quand elle voulait. Elle passait ses journées là-bas, à parler au garçon. On l’aimait bien, Naneh Nour. Toujours avec ses histoires. Elle était de la ville, comme vous. C’est son mari qui l’avait emmenée ici, il était préfet. Mais il est mort et elle n’est pas repartie. Pourtant elle avait fait des études, vous savez. Elle disait que ses parents l’avaient nommée Nour (Lumière) pour qu’elle illumine le monde. Elle a dû souffrir ici. Personne n’a jamais compris pourquoi elle est restée. Enfin, avant la mort de son fils. Après, on ne s’est plus posé la question. Mais vous l’avez vraiment vue ? Hier soir ? Que Dieu nous protège…

 

 


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