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Khayyâm et Abul-’Alâ al-Ma’ari étaient-ils hérétiques ?
Critique de l’article intitulé : ‘‘Un regard sur les deux hérétiques Abul’Alâ al-Ma’âri et Khayyâm ‘‘
(1ère partie)
La connaissance des œuvres et de l’état d’esprit des poètes et penseurs des temps passés et l’étude de leurs évolutions spirituelles n’est pas une tâche aisée, et le chercheur se doit d’étudier avec attention les situations sociales, politiques et économiques de leur époque et passer en revue avec un esprit critique les textes anciens et modernes les concernant, et alors seulement il pourra analyser les œuvres de ces poètes et penseurs qui seront parvenues jusqu’à nous.
Ce travail en devient d’autant plus ardu lorsque l’on a affaire à des penseurs qui, de leur temps, furent accusés de mécréance et de paganisme. Dans ce cas de figure, en plus d’une connaissance parfaite de la situation sociopolitique de leurs époques, il est impératif d’étudier et d’analyser point par point et en détail tous les ouvrages écrits à leur sujet ainsi que leurs propres écrits et poèmes, et réunir toutes les opinions divergentes pour pouvoir ensuite trancher en connaissance de cause, en écartant préjugé et influence personnelle. Car nombreux furent dans l’histoire les philosophes et les poètes croyants, accusés à tort de mécréance et de paganisme pour le seul motif d’avoir osé se soulever contre quelque tyran ou d’avoir contesté telle ou telle pensée superstitieuse. Il est évident que ceux qui ne font pas preuve d’un zèle suffisant et se contentent de quelques sources éparses pour finalement répéter ni plus ni moins ce qu’on dit certains auteurs anciens ne méritent en aucun cas le qualificatif de « chercheur », et leurs travaux ne sont non seulement d’aucune utilité, mais peuvent même avoir un effet négatif et destructeur sur la société.
Un exemple par excellence de ce genre de travaux est un article intitulé « Un regard sur deux hérétiques : Abul’Alâ al-Ma’ari et Khayyâm » coécrit par Fardin Shirvâni et Hassan Shâyegân et publié dans le numéro 74-75 de Roudaki (revue consacrée à l’art et la littérature publiée en langue persane à Téhéran) et qui est l’objet de notre critique. Dans cette critique, nous avons aussi, au travers d’une étude documentée, déterminé quelques quatrains authentiques. Mais avant d’aborder ce sujet, nous donnons une brève biographie des deux protagonistes de l’étude, ‘Ala et Khayyâm.
Abul ‘Ala al-Ma’ari (363/979-449/1058) naquit à M’errât al-N’uman au sud d’Alep. « Devenu aveugle à quatre ans à la suite d’une variole, il fit ses études à Alep, Tripoli et Antioche. De retour dans sa ville natale, il devint très vite célèbre, en particulier en poésie. Sa gloire était immense, à tel point que les admirateurs se pressaient à M’errât pour le voir et connaître son avis sur des points de philosophie, de grammaire ou de poésie » [1].
De ce poète, il nous reste un recueil de poésie intitulé Lozoum ma lam yalzam (La nécessité inutile), ou Lozoumyât (Les nécessités) , un livre, la Risâlat al-Ghufrân (L’Épître du Pardon), dans laquelle le poète visite le paradis et rencontre ses prédécesseurs, poètes hérétiques, et enfin Al-Fosoul wa al-Ghâyât (Paragraphes et périodes), ouvrage en prose rimée, où l’on a cru voir une imitation du Coran.
Omar Khayyâm naquit à Neyshâbour, une ville de Khorâssân. Il suivit des études en théologie, philosophie et mathématiques. Grâce à sa connaissance religieuse, il devint imâm (guide spirituel) de sa ville natale.
En 1074, il est invité par le sultan seldjoukide Malekshâh à Ispahan afin de superviser le travail d’un groupe de savants pour la réforme du calendrier solaire. De ce grand savant, il nous reste trois traités philosophiques et trois traités mathématiques. Il avait également composé une dizaine de quatrains qui se trouvent dans des sources anciennes proches de l’époque du philosophe. Malheureusement, le nombre de ceux-ci n’a cessé d’augmenter au fil des siècles. Par ailleurs, à cause de ces quatrains faussement attribués à Khayyâm, certains ne veulent voir en lui qu’un sceptique attaché aux joies éphémères de l’existence, alors que ses contemporains le considéraient comme un sage et un homme de Dieu [2].
Demain la vérité apparaitra aux yeux de tous.
Ô honte au voyageur qui agit pour les galeries
(Hâfiz)
Revenons maintenant à l’article de MM. Shirvâni et Shaygân. Les auteurs de cet article, non seulement n’ont pas respecté la méthode scientifique dans leur critique des œuvres et de la pensée de ces deux penseurs de l’islam, mais avancent avec leurs propres préjugés dans le but de salir leur mémoire. En effet, ils s’efforcent, par une interprétation incorrecte et falsifiée de certains vers du recueil Lozoumyât et en se référant à certains quatrains vulgaires attribués à tort à Khayyâm, de présenter ces deux poètes comme des hérétiques. Une personne saine d’esprit peut-elle réellement admettre l’accusation de paganisme lorsqu’il s’agit de ce même Abul-’Alâ, dont Nasser Khosrô disait qu’il jeunait tous les jours et priait toutes les nuits (sa’em ol-dahr wa gha’em ol-leyl) et de ce Khayyâm que ces contemporains considéraient comme « Sheikh-ola-Imâm de Khorâssân », c’est-à-dire "le guide spirituel de Khorâssân" ?
Nous allons donc tenter, dans ce qui suit, de démontrer l’absence totale de fondement de ces accusations.
1- Les auteurs, après avoir évoqué le voyage d’Abul-’Alâ à Alep, rappellent que « Alep est ce même endroit où Sa’di échoua dans son amour et son mariage, mais le jeune al-Ma’ari, qui était plus sage que Sa’di, ne s’engagea pas dans le mariage jusqu’à la fin de sa vie ».
Ce que les auteurs entendent par « l’amour et le mariage » de Sa’di ne peut être autre chose que son mariage arrangé et imposé avec la fille d’un commerçant d’Alep qui est raconté en détail dans le Golestân. Contrairement à ce que prétendent les auteurs, il n’y avait pas trace d’amour dans ce mariage, et c’est bien là la raison de son échec. D’un autre côté, il n’est pas clair en quoi les auteurs de l’article considèrent que ne pas se marier est une preuve de sagesse.
2- En faisant allusion à l’aversion éprouvée par Abul-’Alâ à l’égard des disputes religieuses, les auteurs ajoutent : « Si l’on peut croire Nâsser Khosrô, Abul-’Alâ compila et rédigea l’imposant recueil de Al-Fossûl wa-l-Qâyât en opposition au Coran ». Apparemment ceux-ci, comme toutes les personnes incapables de comprendre les paroles d’Abul-’Alâ, n’ont guère fait attention à ce qu’écrivait Nasser Khosrô et l’ont interprété dans un sens diamétralement opposé. Car en réalité, Nâsser Khosrô l’Ismaélite écrit dans son Safarnâmeh (Livre de voyage) que comme la plupart des gens ne comprenaient pas le livre Al-Fossoul wa-l-Ghâyât, ils s’imaginaient qu’il avait été écrit contre le Coran et accusaient Abul-’Alâ de cela, alors que la vérité était toute autre. Voici ce qu’écrit exactement Nâsser Khosrô : « Et il a fait un livre, qu’il a nommé Al-Fossoul wa-l-Ghâyât, et il y dit des paroles énigmatiques et des histoires en mots éloquents et étranges, que les gens ne comprennent pas sauf une infime partie et même ceux à qui il le lit (c’est-à-dire que même ceux qui lisent le livre auprès d’Abul-’Alâ lui-même n’en comprennent pas toutes les énigmes) ; de sorte qu’on l’accusa d’avoir écrit ce livre en opposition au Coran » [3]. En vérité, comment Abul-’Alâ, qui avait lui-même fait des remontrance dans son livre Rissâlat-ol-Ghofrân à l’égard de Ibn-Râvandi pour avoir écrit un livre contre le Coran, pouvait-il lui-même en faire autant ?
3- Selon les auteurs de cet article, dans Al-Fossûl wa-l-Qâyât, Abul-’Alâ jure avec une magnifique éloquence par « le cheval », « les étoiles » ou « la nuit », et exprime ainsi son opinion en vers :
اثنان اهل الأرض ذو عقل بلا دین و آخر دیّن لا عقل له
« Les gens de ce monde sont de deux sortes : ceux qui ont l’intelligence sans la foi,
et ceux qui ont la foi sans l’intelligence ».
Cette soi-disant preuve dont se prévalent les auteurs ne provient absolument pas d’Al-Fossûl wa-l-Qâyât, mais est en fait tirée du recueil de poèmes Lozoum mâ lâ yolzam, qui est un ouvrage indépendant. En effet, au vu des documents historiques, ils estiment que la tradition de la concurrence avec le Coran passe par la rédaction d’un ouvrage imitant son style, qui n’est ni prose ni vers, et non un recueil de poèmes. C’est d’ailleurs justement pour sa ressemblance avec le style coranique que le livre Al-Fossoul wa-l-Qâyât d’Abul-’Alâ a suscité l’illusion qu’il cherchait à concurrencer le Coran.
Afin de mieux éclairer le lecteur, voyons maintenant un passage du livre en question afin d’une part, d’exposer le style particulier de l’ouvrage, et d’autre part, de montrer qu’on n’y peut trouver nulle trace de paganisme et de mécréance :
" أقسم بخالق الخيل و العيس الواجقة بالرحيل.تطلب مواطن حليل والريح الهابة باليل بين الشرط و مطلع سهيل.ان الكافر لطويل الويل و ان العمل لمكفوف الذيل. شعر النابغة و هذيل و غنا الطائر علي الغيل شهادة بالعظمة لمقيم الميل.فانعش سائلك بالنيل وليكن لفظك بغير هيل و اياك و مدارج السيلو عليك التوبة من قبيل" [4]
Je jure par le Créateur des chevaux et des chameaux qui se hâtent vers le but, et par la brise qui souffle de l’apparition de la première étoile de la nuit jusqu’à l’éclat de l’Etoile du Berger, que les mécréants sont pour toujours en Enfer, et qu’en vérité, les bonnes actions éloignent les difficultés. Le poème d’Al-Nabigha [5] et le gazouillement de l’oiseau sur les berges du ruisseau sont les louanges du Seigneur Juste Eternel. Satisfais sa demande à celui qui te réclame et évite les paroles irréfléchies. Ne te repose pas dans le lit de la crue et repens-toi avant que ta fin n’arrive. »
Ainsi, comme nous pouvons le constater, ces mots non seulement n’exprime aucun signe de mécréance de la part d’Abul-’Alâ, mais au contraire sont une preuve éclatante de sa foi en Dieu.
4- Il est écrit dans l’article en question : « Si nous voulions énumérer tous ses poèmes impies et antireligieux, nous serions d’abord saisis de terreur puis nous nous demanderions avec stupéfactions comment il a pu survivre dans le monde musulman, avec l’esprit de fanatisme qui dominait à l’époque. » En fait, si Abul-’Alâ n’a jamais été condamné dans le monde musulman, c’est bien parce qu’il n’a commis aucun crime et n’a jamais exprimé aucune parole pouvant permettre de l’accuser de mécréance ou d’apostasie. Si l’on en croit ses contemporains ainsi que ses propres œuvres, non seulement il était un pieux musulman, mais il était également très attentionné à l’égard des indigents, et leur sacrifia même sa fortune alors qu’il vivait lui-même tel un ermite. Cependant, comme il était aveugle, il souffrait sans nul doute de ce monde d’obscurité dans lequel il était plongé et parfois il arriva que, de lassitude et de désespoir, il se prit à maudire la terre entière. Cependant une fois revenu à lui-même il composait des poèmes inspirés de sa foi profonde :
اقرّ بأنِّ ربّاً قدیراً و لا ألقی بدائعه بجهد
« J’atteste qu’il m’est un puissant Créateur, et je ne nie pas les beautés de Sa création. »
Ou :
فلاتترکنّ ورعاً فی الحیاة واد لربّک المفترض
« N’abandonne pas la piété dans ta vie, et accomplis les devoirs de ton Seigneur. »
Abul-’Alâ a également composé de nombreux poèmes élégiaques pour le Prophète de l’islam, ou traitant du Jugement Dernier, qui en disent long sur ses profondes convictions religieuses. Pouvons-nous donc nous permettre de traiter d’hérésie un homme aussi éclairé et pieux sur la base unique de quelques vers pessimistes écrits sous le coup du désespoir et de la douleur causés par sa cécité ?
Et là, les auteurs proposent cette réponse à la question qu’ils ont eux-mêmes soulevée juste avant : « L’Arabe ne pardonnait ni à sa femme, ni à son cheval et il fouettait les deux, mais il fermait les yeux sur les crimes des poètes. » Cette affirmation infondée ne s’applique même pas aux poètes de l’ère antéislamique, et à plus forte raison à ceux d’après l’islam, alors que le Coran et le Prophète avaient critiqué les poètes licencieux et immoraux. Et pourtant, l’histoire du monde arabe montre clairement que, contrairement à ce que prétendent les auteurs, les poètes n’avaient aucune immunité et nombre d’entre eux furent l’objet d’accusations et maltraités.
Citons par exemple Turfat ibn Al-‘Abd, poète de l’époque antéislamique qui fut emprisonné puis exécuté pour avoir insulté ‘Amrow ibn Hind, roi de Hireh. Abu Mohdjen Saqafi, poète du temps de l’islam, fut emprisonné de nombreuses fois et exilé pour ivrognerie à l’époque du califat d’Omar. Abdul Rahmân Jumahi fut emprisonné pour avoir injurié le calife Othmân et l’avoir ridiculisé dans ses poèmes. Yazid ibn Mafragh fut emprisonné et torturé pour le seul motif de s’être moqué des Omeyyades. Kumaît al-Assadi fut assassiné à cause des poèmes à caractère politique qu’il rédigea contre les dirigeants Omeyyades, et bien d’autres poètes encore dont nous ne pouvons pas citer tous les noms, faute de place. [6]
5- Après une rapide biographie de al-Ma’ari, les auteurs de l’article passent au grand poète et mathématicien Khayyâm avec le but affirmé de comparer les points de vue communs à ces deux poètes et penseurs. Par exemple, en s’appuyant sur l’aversion de al-Ma’ari pour le mariage, ils s’imaginent que Khayyâm aussi partageait ce sentiment et écrivent :
« Le sage de Neyshâbour suivit la voie des philosophes et n’accepta pas le mariage, et lorsque l’on dit que l’imâm Muhammad Baghdâdi était le gendre de Khayyâm, nous pouvons affirmer avec une quasi-certitude qu’il n’épousa pas la fille, mais bien la sœur de Khayyâm. » Contrairement à l’opinion des auteurs, Khayyâm se maria bel et bien et Muhammad al-Baghdâdi ne fut pas l’époux de sa sœur mais celui de sa fille, car Beyhaghi écrivit dans sa biographie de Khayyâm :
" و حكى ختنه الامام محمد البغدادي..."
C’est-à-dire : « Et il m’a été raconté par son gendre l’imâm Muhammad al-Baghdâdi… » Car le mot ختن en arabe désigne le mari de la fille d’une personne. Et si Muhammad Baghdâdi était le mari de la sœur de Khayyâm, Beyhaghi aurait employé le terme صهر à la place de ختن. Mis à part Beyhaghi, Rashid Watwât aussi présente l’imâm Muhammad Baghdâdi comme le ¸Ti ou « gendre » de Khayyâm, et en aucun cas comme l’époux de sa sœur. Dans une lettre adressée à Baghdâdi, il écrit :
"كتاب الى الامام محمد البغدادي ختن الامام عمر خيامي النيشابوري"
6- Un autre argument sur lequel s’appuient les auteurs de l’article pour prouver le célibat de Khayyâm consiste à faire référence aux dires de Yâr Ahmad Tabrizi. Ils écrivent : « Même Yâr Ahmad Tabrizi, écrivain de l’époque safavide qui, malgré son ignorance, avait néanmoins sûrement accès à certaines sources, écrit clairement qu’il ne reste aucun descendant ni héritage de Khayyâm, mis à part son message, ses poèmes et ses livres. » La question que l’on est en droit de se poser maintenant est le niveau de pertinence que l’on peut accorder à une source qu’on a nous-mêmes déclaré non-fiable.
D’autant plus qu’il existe des sources qui vont à l’encontre de ce que prétend Yâr Ahmad Tabrizi, comme par exemple Dowlatshâh Samarcandi qui, dans Tazkerat-ol-sho’arâ et dans la biographie de Shahfour ibn Muhammad Ashhari Nishabouri, écrit :
« La lignée de Shahfour remonte au sage Omar Khayyâm ». [7]
7- Les auteurs estiment que Khayyâm n’était guère en bons termes avec le soufisme et ne jurait que par la logique, et ils affirment que « jamais il n’abandonna la science rationnelle pour les révélations mystiques ». Ceci alors que l’ouvrage philosophique de Khayyâm intitulé ‘Elm Kolliyât va à l’encontre de cette affirmation, puisque Khayyâm y présente la méthode soufie basée sur l’inspiration spirituelle et les états mystiques comme étant la meilleure façon d’accéder à la connaissance divine et la préfère même aux méthodes des philosophes et des Ismaélites.
8- Mais ce qui frappe le plus dans l’article de ces deux auteurs, ce sont les contradictions. D’une part, en s’appuyant sur certains poèmes en arabe et un quatrain en persan de Khayyâm, ils le présentent comme quelqu’un de frugal et d’ascétique, sachant se contenter d’une moitié de pain pour assurer sa subsistance quotidienne. D’un autre côté, ils écrivent :
« Contrairement à Abul-’Alâ al-Ma’ari, Khayyâm n’était pas végétarien et était même très porté sur la bonne chère :
گر دست دهد زمغز گندم نانی وز می دو منی، زگوسفندی نانی
با لاله رخی نشسته در بستانی عیشی بود آن نه حد هر سلطانی
Si j’avais en ma main un pain de fleur de froment,
Un gigot de mouton, deux mesures de vin …
Puis s’installer avec une belle dans un jardin lourd de parfum
Voilà le plaisir que ne peut s’offrir nul souverain
Une lecture rapide du Nowrouznâmeh permet d’identifier tout un chapitre consacré aux arts de la table et aux festins iraniens qu’il considère comme une tradition. Il y loue même la générosité des califes abbassides qui tenaient à organiser des festins de gibiers, de boissons et de « délices multiples et parfumés. ». Or, il a été démontré que cet ouvrage a été attribué à tort, dès sa rédaction et par un auteur encore inconnu, à Khayyâm, même si l’on ignore encore les raisons de cet acte.
Dans cet ouvrage, le vin est chanté et loué avec entrain, alors que depuis les plus anciens textes remontant à l’antiquité jusqu’aux écrits scientifiques contemporains, cette boisson a toujours été présentée comme étant l’une des causes de la misère humaine. A titre d’exemple, un texte très ancien en langue sogdienne à propos des boissons alcoolisées affirme ainsi : « Il est préférable pour un homme de boire du cuivre liquéfié plutôt que consommer une boisson alcoolisé, car celui-là le tue une fois, alors que celle-ci tue plusieurs fois » [8]. On sait que l’islam condamne la consommation de boisson alcoolisée. On trouve une semblable condamnation dans d’autres religions. Par exemple, dans « l’Inde védique et brahmanique, la consommation d’alcool est très généralement et très vigoureusement condamnée » [9].
Les livres et les traités qui ont été rédigés contre le vin et toutes les autres boissons alcoolisées sont trop nombreux pour être énumérés. Mais étant donné que l’auteur du Nowrouznâmeh cite le grand médecin iranien Mohammad ibn Zakaria Râzi (Rhazès), à l’origine de la découverte de l’alcool, comme étant l’un des chantres du vin, nous allons réfuter cette idée en nous référant tout simplement à un passage du livre Al-Tebb al-Rouhâni qui condamne sa consommation :
« Le vin est la plus grande source de tentation diabolique et le plus grand ennemi de l’intellect, et cela parce qu’il renforce les deux natures de colère et de luxure, et augmente leur force au point qu’elles réclament avec force à l’individu d’accomplir tout ce qu’elles veulent, et il affaiblit la nature rationnelle et détruit ses forces au point qu’elle n’est plus en mesure de faire appel à la raison et à l’intelligence… et la nature de luxure prend les rênes en main avec tant de facilité que l’individu ne fait rien pour la retenir et ne s’en chagrine pas. Cela revient à perdre l’intelligence et tomber dans l’animalité ; pour cette raison, il est obligatoire pour l’homme sage de s’en tenir à distance… » [10]
9- Les auteurs s’étonnent ensuite des propos de Ali Dashti qui considère le Nowrouznâmeh comme étant l’œuvre d’un zoroastrien et écrivent : « Quel zoroastrien écrirait un traité dans lequel on trouverait tant de vers et de proverbes arabes ?! » Comme si le fait d’être zoroastrien impliquait d’être ignorant de la langue et de la littérature arabe. Est-ce que Mahyâr Deylami n’est pas lui-même la réfutation vivante de ce propos ? Alors qu’il était zoroastrien, il était très versé dans la langue arabe et acquit une grande renommée dans la poésie et la littérature arabes avant de se convertir à l’islam.
10- Encore une fois ils écrivent : « Passons sur le fait que le maître Malek al-Sho’arâ Bahâr, qui a beaucoup étudié et beaucoup écrit sur la stylistique, et Allâmeh Mohammad Ghazvini, maître confirmé et chercheur renommé, et enfin le maître Mojtabâ Minavi, grand érudit contemporain, considèrent tous trois le Nowrouznâmeh comme une œuvre authentique de Khayyâm ». Ainsi donc, si ces soi-disant maîtres et érudits considèrent que cet ouvrage est de Khayyâm malgré le fait que son contenu ne concorde pas avec la pensée et l’idéologie de Khayyâm, nous devrions suivre aveuglement leur opinion ?
11- En citant quelques quatrains frivoles attribués à Khayyâm, les auteurs ont présenté aussi bien Khayyâm que al-Ma’ari comme des hérétiques et des nihilistes et ont écrit : « Al-Ma’ari vivait en ascète et ne buvait pas de vin, mais Khayyâm était tout l’opposé ». Puis ils poursuivent en ces termes : « Nous avons déjà vu la question du vin dans le Nowrouznâmeh et ces pages brillantes témoignent d’une chose : Rien n’est plus bénéfique au corps de l’homme que le vin, surtout un bon vin amer et pur qui emporte la tristesse et réjouit le cœur. Et c’est l’amphore qui est sa confidente :
لب بر لب کوزه بردم از غایت آز تا زو طلبم واسطه عمر دراز
لب بر لب من نهاد و می گفت به راز می خور که بدین جهان نمی آیی باز
Assoiffé, j’ai posé mes lèvres sur celles de la jarre
Pour y trouver le secret d’une longue vie
Elle posa ses lèvres contre les miennes et le vin me confia
Bois du vin car en ce monde point tu ne reviendras
En se référant à ces pages du Nowrouznâmeh qui parlent du vin, les auteurs dévoilent d’eux-mêmes les raisons mystérieuses qui poussent certaines personnes à autant insister pour attribuer ce traité à Khayyâm. Car ceux qui propagèrent ces quatrains frivoles en les attribuant à Khayyâm et de même, s’évertuèrent à lui faire endosser la paternité du Nowrouznâmeh n’ont pas agi sans réfléchir ; ils n’ont pas pris de risques et ont soigneusement évité de mettre le doigt sur le point le plus important. Mais lorsque l’on considère pourquoi ils invoquent le Nowrouznâmeh et la raison pour laquelle ils l’attribuent à Khayyâm, on réalise soudain que les ennemis de l’Islam aussi ont aimé ce chapitre sur le vin dans le Nowrouznâmeh et ces quatrains malsains et c’est pourquoi ils n’ont pas ménagé leurs efforts en vue de les attribuer à Khayyâm. Cependant, pour des raisons évidentes, il fallait qu’ils trouvent d’autres moyens de diffuser et promouvoir ces quatrains et ce livre. Mais nous nous devons de rappeler à ces auteurs que leurs efforts sont vains car il a été prouvé que ni ce Nowrouznâmeh ni ces quelques quatrains apocryphes ne sont issus du talent du grand sage de Neyshâbour.
Par conséquent, il n’est pas admissible « que ce grand homme soit, par bêtise ou ignorance, et du fait de courants politiques occultes, présenté comme un ivrogne et un vagabond afin de satisfaire les désirs d’éléments étrangers qui, par la ruse, veulent trainer dans la boue tout ce qui est saint à nos yeux. Nous ne devons pas permettre qu’il soit déchu de sa position dans les domaines des sciences, de la philosophie et de l’astronomie, et que les lieux de débauche et de perditions souillés par le vin se prévalent de son nom ». [11]
زاغ چون شرم ندارد که نهد پا بر گل بلبلان را سزد ار دامن خاری گیرند
Comme la pie n’ayant nulle honte de piétiner la Rose
Les rossignols n’ont-ils d’autre choix que de s’attacher aux épines ?
(Hafiz)
Monsieur le rédacteur en chef de la revue Roudaki,
Il y a tout lieu de se réjouir que vous ayez consacré quelques pages de la revue Roudaki à la critique scientifique et la discussion libre, et nous espérons sincèrement que cette belle façon de faire se maintiendra à l’avenir et que les responsables d’autres revues prennent exemple sur vous afin d’ouvrir la voie à toute discussion et critique intellectuelle. Car comme vous l’avez écrit : « Toute discussion saine et dénuée de motifs personnels qui soit basée sur la connaissance et les convictions permet d’éclairer des aspects flous ou obscurs des questions soulevées, et constitue en soi quelque chose de positif ».
De plus, la critique dans les domaines de la science, de la littérature, de l’art et de la philosophie, si elle est fondée sur la connaissance et l’équité, joue un rôle essentiel dans l’éclosion et la fructification des talents. On sait que la valeur d’un écrivain se mesure à la puissance de sa critique, au point que ses cris et ses avertissements peuvent régulièrement sauver la société de la torpeur et la stagnation.
Qui peut nier l’influence de critiques tels qu’Aristote, Boileau, Sainte-Beuve, Chernifsky, Belinski et des dizaines d’autres sur l’évolution de la littérature européenne ? Ceux qui connaissent l’histoire des sciences savent très bien que la révolution scientifique commença lorsque certains savants à l’esprit acéré se permirent de critiquer la vision aristotélicienne du monde.
Mais nous devons reconnaître qu’en l’absence de critiques talentueux, nous autres Iraniens, malgré notre culture si riche, sommes engagés dans la stagnation et la régression et nous ne faisons qu’imiter péniblement les travaux et les sujets des autres sans douter un seul instant de la véridicité de ces œuvres.
Jusqu’à quand doit durer cet état des choses ? Combien de temps encore ferons nous le choix de l’immobilisme, et au lieu de déchirer les toiles d’araignée qui encombrent notre esprit et s’ouvrir à de nouveaux horizons, nous resterons ainsi inconscients et somnolents ?
On dirait que ces mots de Mowlawi s’adressent à nous :
خموشید، خموشید خموشی دم مرگ است هم از زندگیست اینک زخاموش نفیرید
یکی تیشه بگیرید پی حفره زندان چو زندان بشکستید همه شاه و امیرید
« Vous êtes silencieux, silencieux
Alors que le silence est le commencement de la mort
Si l’on tâche toujours de s’éloigner du silence c’est parce qu’on aime vivre
Frappez donc à coups de piolet les murs de votre prison
Lorsque la prison sera terminée, vous serez tous rois et princes. »
C’est justement notre silence et notre immobilisme qui a malheureusement laissé le champ libre à certains qui, en usant de contrefaçon et d’autres ruses, détournent nos célébrités littéraires et philosophiques et tentent d’en donner une image déformée et mensongère. Et si alors quelqu’un ose critiquer de tels articles, trie le grain de l’ivraie et sépare le blé de la balle avec minutie, on lui répond par insultes et injures.
[1] René R. Khawam, La poésie arabe des origines à nos jours, Paris, 1967.
[2] Pour plus d’informations sur la vie de Khayyâm, voir J. A. Chavoshi & R. Alain, « La biographie d’Omar Khayyâm et son thème astrologique », Farhang, vol.18 (2005), No. 53&54 pp. 319-327.
[3] Nasser Khosrô Ghobâdyâni, Safarnâmeh, texte établi par Nâder Vazinpour, Téhéran, 1350 de l’Hégire (1972), p.14.
[4] Abul- Ala Al-Maarri, Al-Fossoul wa-l-Qâyât, Vol. 1, Beyrut, 1938, pp. 253-254.
[5] Al-Nâbigha al-Dhubiyâni ; de son vrai nom Ziyad ibn Muawiyah ; c. ’3f535 – c. ’3f604.
[6] Pour des informations complémentaires sur ce sujet, voir Abdul-Aziz Al-Halafi, « Les poètes prisonniers » traduit en persan par M. H. Saket, Vahid, Vol.7, No. 6, pp. 739-750.
[7] Dowlatshâh Samarcandi, Tazkerat-ol-sho’arâ, Téhéran, 1338 de l’Hégire (1959), p. 105.
[8] Zohreh Zarshenâs, « Un fragment en langue sogdienne sur la condamnation de l’ivrognerie », Farhang, Vol. 6, 1991, p. 235.
[9] Charles Malamoud, « La soma et sa contrepartie », dans Le ferment divin, Paris, 1991, p. 21.
[10] Râzi, La Médecine Spirituelle (en arabe), texte établi par Mehdi Mohaghegh, Téhéran, 1999, p. 73.
[11] Mohammad Djenâb Zâdeh, « Khayyâm et les diffamations à son égard » inclus dans l’ouvrage Estefâdeh daneshmandân Maghreb zamin az djabr va maghâleh Khayyâm (L’exploitation des scientifiques de l’Occident du déterminisme et de l’article de Khayyâm), docteur Djalâl Mostafawi, Téhéran, 1339 de l’Hégire (1960), p. 136.