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Actualisation du mythe des Amazones d’Halicarnasse par Lucio Castagneri, ou l’ordre impérial occidental en peinture
(1 ère partie)
Voir en ligne : Actualisation du mythe des Amazones d’Halicarnasse par Lucio Castagneri, ou l’ordre impérial occidental en peinture (2 ème partie)
« Seules les traces font rêver »
- Char, La Parole est un archipel,
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983.
Les bouleversements géopolitiques et idéologiques auxquels nous avons été exposés de façon incessante durant ces dernières années ont ébranlé, par leurs impacts, les esprits et ont sans doute orienté le génie créateur de certains artistes, voire plus généralement les comportements des gens et leur style de vie. Il y a quelques années, dans le sillage des événements politiques telluriques internationaux, l’explosion du printemps arabe a fini par défaire les dictatures pro-occidentales, sans pour autant qu’elles soient complètement détruites. Mais les figures islamistes que certains pays arabes avaient élues dans cette conflagration politique générale, n’apparaissaient pas satisfaire les attentes occidentales. C’est bien dans ce contexte international incertain et opaque que nous avons rencontré [1], à Kélibia, le peintre italien Lucio Castagneri [2] où il avait l’habitude, depuis une décennie, de se rendre. Quelques jours seulement donc après notre rencontre, il nous a invités au vernissage de sa première exposition [3] qu’il a organisée dans cette même ville qui vient de se doter, pour la première fois, de sa propre galerie [4]. En découvrant le travail pictural de Castagneri, nous avons été frappés par une constance de sérénité et une aura de sagesse flirtant avec la mélancolie - mais précisons d’emblée qu’il ne s’agissait pas de mélancolie traumatique, mais d’une mélancolie que Diderot appelait gaie. Emboitant, entre autres, les pas de Léonard de Vinci dans sa passion pour les graphies orientales, les traces et les objets antiques, Lucio Castagneri avait commencé par nous envoyer des graphies arabes anciennes qu’il nous demandait de déchiffrer, jusqu’au jour [5] où il nous a fait l’honneur de nous révéler une autre pièce archéologique plus sublime encore, à savoir un bas-relief antique [6], représentant deux gladiatrices prêtes au combat. Ce bas-relief constitue donc une mise en scène d’une Amazone [7], sans doute une Amazone d’origine phrygienne et une Achillia grecque qu’il faut considérer ici, vu le contexte historique [8] auquel elles renvoient, comme deux guerrières, s’affrontant dans la cité, en dehors de toute forme de combat officiellement organisé. Celles-ci, dressées l’une contre l’autre, dans une posture martiale et belliqueuse, s’affrontent glaives en main, visages fermés qu’un sentiment de vengeance et de violence semble nourrir. Le plus pertinent ici n’est pas la représentation de la scène du combat mise en exergue par le bas-relief, mais l’emblématisation du face-à-face des deux patriotes, qui semblent se battre pour leurs pays respectifs. Rappelons que ce jeu de la mort et du châtiment romain a été interdit par le Sénat en 200.
La réception donc d’une telle œuvre, après que Lucio Castagneri, le peintre-alchimiste, lui ait fait subir les lois inhérentes à la Pierre philosophale afin d’atteindre l’opus magnum, pose des questions que l’on peut résumer non seulement à travers les esquisses ci-jointes et le sens de leurs transformations alchimiques, mais aussi dans la perspective de son actualisation et sa connotation artistique et idéologique. Rappelons d’abord que le bas-relief en question porte, malgré son extraction du site d’Halicarnasse, des origines peut-être étrusques et romaines qui, elles-mêmes, ont été fécondées d’apports culturels pharaonique, grec, perse, celte, carthaginois, etc.
Ces substrats culturels et historiques, traces vivantes des civilisations antiques, résultent, à n’en pas douter, des accumulations civilisationnelles que les échanges commerciaux et économiques autour de la märe nostrum et des autres mers assuraient bien entre elles. Et c’est sans doute à cause de son apport culturel multiple que Lucio Castagneri a été tenté par le projet pictural qu’il a assigné à ce bas-relief [9]
Peintre transhumant [10] au début de ses années de production artistique, tourné vers des expériences picturales essentiellement synthétiques [11] dont l’Italie de l’après-guerre avait le secret, et auxquelles il ne cessait pas d’imprimer son génie le plus secret, il concentrait, dans son travail, toutes ces sources et tous ces horizons culturels et civilisationnels divers. Soulignons encore que la pertinence connotative du bas-relief avec ses filiations historiques, que l’on découvrira ultérieurement, révèle au fond la complexité de la trajectoire picturalo-biographique de l’artiste. La profonde romanité du peintre-dramaturge-metteur en scène [12] se dévoile cependant à travers la genèse de l’œuvre picturale globale [13]. L’italianisme, avec sa plastique chromatique légendaire, alimente en profondeur sa sensibilité artistique et irrigue, de sa force, la beauté des thèmes traités, les couleurs et les paysages champêtres qu’il campe d’une façon récurrente dans ses tableaux. Cet univers pictural particulier, Lucio Castagneri essaie de le saisir à ses sources et à partir d’une profonde intériorité intime qu’il contrôle avec ascèse.
Le bas-relief des gladiatrices, de par donc le sujet traité et l’époque à laquelle il se réfère, suscite probablement chez le peintre, en référence à ce que l’on a antérieurement énoncé, cet héritage de profusion de couleurs doctes, mais surtout un rêve mythologique immarcescible. Plus généralement, le combat des gladiatrices s’insère dans une culture de grandeur hellène que le peintre semble bâtir sur un idéal antique. La véritable pertinence qui en fait du bas-relief, métamorphosé en sa version finale, se trouve ailleurs. Elle actualise, tout en provoquant inquiétude et polémique. Elle s’approprie en vérité non pas le conflit entre Athènes et la Phrygie ou entre Athènes et la Perse sur un fond historique impérial perse encore d’actualité pour l’époque que les inscriptions en grec et en latin rappellent en haut et en bas du bas-relief, mais elle met aussi à jour, par son équivocité, une autre version du même conflit. Elle suggère un face-à-face entre une gladiatrice grecque et une gladiatrice métamorphosée, aux traits physiques similaires, en « beure ». Peut-être, le peintre entendait y mettre en relief l’image d’une métèque [14] à travers laquelle il métaphoriserait les conflits contemporains entre citoyens de souche et étrangers. La gladiatrice est équivoque, en effet, avec son « bonnet phrygien », un emblème allogène pour la cité d’Halicarnasse, qui ne change rien en fait à cette illusion bien orchestrée, et que l’on peut confondre avec le voile religieux qui faisait déjà couler beaucoup d’encre. On voit ici toute cette stratification historico-ethno-religio-sémantique équivoque qu’il faut lire avec rigueur, d’où l’intérêt réel du travail du peintre romain. Comment encore interpréter, dans le prolongement du rayonnement légendaire de la cité d’Halicarnasse, la destruction du legs culturel arabe par les Ottomans, à la lumière de l’émergence de la République Islamique d’Iran des ruines du passé comme force régionale et internationale, et de l’implication occultée de la Turquie d’Erdogan et ses alliés occidentaux dans la création de Daech et la guerre scélérate qu’ils mènent dans la région ?
La puissance d’imagination et de création de Lucio Castagneri, qui se dégage de ses différentes esquisses consacrées au bas-relief, paraît, dans ses structures profondes, s’identifier avec ce que Gilbert Durant appelle les Structures anthropologiques de l’imaginaire [15], où l’on reconnaît les constantes des mêmes structures primitives de l’imaginaire que l’humanité transmet inconsciemment d’une génération à l’autre. Aussi, la recherche esthétique du peintre s’inspire-t-elle ici de l’héritage hybride d’un inconscient façonné par les cultures et les symboles des civilisations antiques. Le synthétisme pictural de l’artiste se révèle de la sorte, dans ses esquisses, telle une profonde quête esthétique des origines impériales européennes, se confondant pêle-mêle aux Etrusques, aux Empires romain et hellène, et sans cesse dirigée par sa propre conscience. Ceci constitue un défi auquel il donne des perspectives innovantes de sens. Rappelons toutefois qu’il ne s’agit pas, pour le peintre et spécialiste de bas-relief, de nostalgie pour un monde disparu, mais bien d’une volonté esthétique consciente, qu’il puise aux sources mêmes d’un hellénisme vivifiant et d’une puissante romanité.
La romanité suggérée se laisse en outre naturellement dévoiler à travers une science chromatique qu’il distille dans une effusion onirique intérieure. Une légère expression des couleurs surgit alors de ce prisme intérieur pour imprimer avec raffinement ses marques, malgré la brutalité inégale de la scène, sur les deux gladiatrices. Cette profonde recherche de réalité historique, mythologiquement complexe, procède de l’ordre du mystère et de l’énigme : elle fait voir l’origine de la violence et la maîtrise de son intensité, pour ne pas dire son paroxysme. Le dévoilement de cet univers opaque reste aussi redevable, dans sa constitution, aux couleurs. C’est dans ce sens qu’il faut considérer l’histoire de la peinture comme tributaire des révolutions chromatiques - tout comme d’ailleurs toute singularité de génie qui devait peut-être dépendre de la subtilité chromatique que l’artiste insuffle à son œuvre. Les esquisses des gladiatrices semblent bien s’inscrire dans cette fine recherche chromatique. Elles dépendent, dans leur élaboration, d’une maîtrise chromatique réelle, voire d’une mystique esthétique ascétique. L’empirisme pictural mené une vie durant participe au génie du peintre et approfondit sans doute sa conscience esthétique. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut appréhender la transmutation du bas-relief des gladiatrices : d’un matériau solide à l’origine, le bas-relief a fini par être transformé par le peintre en œuvre picturale fluide. Ce travail empirique accompli sur le bas-relief se saisit simultanément avec la propre transmutation intérieure du peintre. D’après les lois de la Table d’Emeraude, tout changement extérieur implique une modification intérieure. L’alchimie devient, dans cette optique, une vraie discipline de travail intérieur, tout comme le peintre qui, à son tour, atteint lui-même cette pierre philosophale, réalisant ainsi la transmutation de son travail en chef-œuvre. Ce qui importe par ailleurs dans la tâche picturale de Lucio Castagneri, c’est le mythe des Amazones que Scopas, sans doute, encore sous le règne du déraciné et acculturé
empereur perse Mausole [16], lui a fait pour la circonstance injecter comme funeste hostilité. Ce monde spectral, presque irréel, est un peu à l’image des mythologies sur lesquelles les sociétés antiques ont bâti leur vision et leur rapport à l’homme et au monde. C’est dire donc l’extrême impact du pouvoir des mythes sur les destinées des sociétés humaines. Il est encore plus significatif de penser que le bas-relief peut incarner sous les Hellènes, sous l’influence de Zeus, une représentation du coup de foudre. Il ne serait pas ici opportun de s’arrêter sur le sort que ce lieu commun constitue pour les lettres et les arts. Il sera sans doute plus significatif de porter notre regard sur la mue du bas-relief sous la palette du peintre-alchimiste. Les premières esquisses portent en effet une forêt de lignes sinueuses, de mosaïques et de formes géométriques que celui-ci densifie progressivement à travers les différentes versions qu’il cherche à insuffler à la surface du bas-relief. Initialement différentes et inégalement défigurées, les deux gladiatrices ont partialement retrouvé, grâce au génie du peintre, leur lustre selon les canons de la beauté gréco-romaine. Faut-il préciser que la défiguration du facies est sans doute l’acte malveillant d’un fanatique ? Quoi qu’il en soit, Lucio Castagneri en a imprimé ses touches esthétiques réparatrices triomphantes, ce qui a engendré in fine deux adversaires chromatiquement moulées dans des postures ‘armurées’ et martiales. D’autres détails décoratifs qui sont loin d’être anodins et étrangers au mythe de la cité d’Halicarnasse et qui ne figuraient pas primitivement sur le bas-relief y ont été réintroduits, comme par exemple la roue monumentale orpheline d’ailleurs de ses sœurs, se trouvant, depuis les fouilles au XIXe siècle par Charles Thomas Newton, au British Museum. Celle-ci se place en haut du côté gauche, puis dans une deuxième esquisse toujours en haut du côté droit de la même gladiatrice, à savoir l’Amazone grecque. Il convient aussi d’observer l’effacement volontaire par le peintre-alchimiste des inscriptions linguistiques gréco-latines en haut et en bas du bas-relief. Nous verrons comment un tel geste esthétique, principalement connotatif, articule du sens qui, surtout décodé par-delà sa version mythologique, peut acquérir, sous sa nouvelle destination, une emblématisation universelle des conflits internationaux. Et c’est bien ce que Lucio Castagneri a probablement voulu signifier quand il a imaginé le dangereux destin du vrai artiste sous et à travers l’effet du coup de foudre, fixé dans un dessin à la Warhol : la solitude et les ravages de la modernité chez le peintre dans son atelier apparaissent d’ores et déjà, comme les seules muses inspiratrices, reliées ici au nouveau destin spectaculaire et hallucinatoire du bas-relief.
L’artiste se présente d’ailleurs comme immergé au milieu d’éléments de décor et d’objets modernes, dans un ancien hangar charpenté de barres de fer. Le hangar-atelier a été sans doute choisi, dans le contexte de développement de l’urbanisme et des mégapoles, pour métaphoriser la nouvelle révolution architecturale [17] et son impact sur l’âme réifiée du peintre. Le choix d’un tel espace immortalisé dans un dessin époustouflant apparait à l’image d’un théâtre moderne, voire une mise en scène de la solitude du dessinateur [18] méticuleusement agencée. C’est un lieu qui véhicule un legs, une histoire telle que celle du délabrement industriel de la fin du XIXe siècle dental. Mais chez Lucio Castagneri, « rien ne se perd, tout se conserve », puisque le monde du spectacle en a fait, depuis le dernier quart du XXe siècle, un espace de création et de divertissement. Cet univers particulier que l’on perçoit comme un huit clos glacial prépare à ce que Cocteau appelle la traversée du miroir ou le passage de l’autre côté du miroir : le peintre sensibilise sans cesse le récepteur à la naissance d’un nouveau monde, qui ne sera pas dépourvu de défi et de danger, et dans lequel le sens de la civilisation occidentale sera revu et défendu. Sinon comment peut-on autrement appréhender l’affrontement des deux gladiatrices, dont les origines ethniques et culturelles sont, comme on l’a ci-dessus suggéré, différentes ?
(à suivre)
[1] Le 15 août 2014
[2] Né en 1947, vivant entre Rome et Kélibia.
[3] « El fatha Kélibia », vue par l’artiste italien exposée du 21 août au 3 septembre 2014.
[4] Galerie des Arts, 107 avenue des Martyrs, Kélibia.
[5] 10 octobre 2014.
[6] Elle a été découverte, parmi d’autres fragments d’architecture et de sculpture par Charles Thomas Newton en 1857. Elle faisait partie de trois autres dalles décorant le côté est du mausolée d’Halicarnasse exécutée par Scopas de Priène, alors que Léocharès aurait travaillé l’autre côté.
[7] Selon la légende, elle se serait brulé le sein droit pour mieux tirer leur arc.
[8] Il s’agit du IVe siècle avant J.-C.
[9] C’est en tant qu’initié qu’il aborde le bas-relief, puisqu’il a suivi en 1980 les cours de bas-relief et de l’art de la médaille auprès de la Monnaie de l’Etat à Rome.
[10] Amérique latine (Puerto Rico), Etats-Unis, Pays bas, Luxembourg, Canada, Suède, etc.
[11] Voir le synthétisme de l’après-guerre, qui a été choisi par l’Italie comme stratégie culturelle pour rattraper son retard par rapport au reste de l’Europe.
[12] Il inscrit, depuis 1976, ses activités de dramaturge et de metteur en scène dans les événements culturels de la ville de Rome.
[13] Il a exposé à Rome, New-York, Amsterdam, Luxembourg, Montréal, Stockholm…
[14] Voir ce qu’Aristote disait à propos des métèques et des citoyens de la cité d’Athènes in Politique.
[15] Durant, G., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1969.
[16] Est un satrape perse achéménide de Carie en Asie Mineure, mort en 353 av. J.-C. Son tombeau se trouve dans le mausolée d’Halicarnasse, qui est aujourd’hui la ville de Bodrum en Turquie. Ce mausolée représente la cinquième des sept Merveilles du monde.
[17] Voir cette question dans l’ouvrage particulièrement pertinent de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme Tardif, et surtout le chapitre intitulé “Equivalents spaciaux dans le système-monde”, p. 161-199.
[18] L’expérience new-yorkaise du peintre montre qu’il a fréquenté le milieu artistique du Greenwich Village où il a suivi les cours de dessin de Gustav Rehberger, auprès de l’Art Students League.