N° 152, juillet 2018

Leyli, la poupée traditionnelle des nomades Boyer-Ahmad


Saeid Khânâbâdi


En 2001, au cours des fouilles archéologiques du site Konar Sandal de Jiroft au bord du fleuve Halil-Roud, des experts iraniens découvrent un objet surprenant daté du IIIe millénaire avant Jésus-Christ : une statuette d’homme en pierre avec un espace au niveau de l’épaule qui permet l’ajout d’un bras grâce à une charnière. S’agissait-il d’une statuette ayant une fonction religieuse et destinée à être utilisée dans des cérémonies liturgiques ? Ou était-elle un simple jouet pour enfant datant de la haute antiquité du plateau iranien ? Quelle que soit la réponse à ces questions, cette précieuse découverte met en relief l’ancienneté de l’artisanat lié à la fabrication de poupées en Iran. Et ce savoir-faire ne se limite pas seulement aux peuples sédentaires de la Perse, mais existe aussi chez les nomades iraniens. La "Leyli" des Boyer-Ahmadi en constitue un brillant exemple.

Leyli est une poupée marionnette à charnières fabriquée traditionnellement par les mères nomades Lors de Boyer-Ahmad avec des matériaux disponibles dans leur environnement immédiat. L’armature de la poupée comprend un roseau ou une barre en bois de 50 cm et deux petites barres en bois de 15 cm qui se posent parallèlement sur le roseau et constituent les épaules de la poupée, formant une figure de croix avec le roseau. Deux autres petites barres de bois sont aussi attachées aux épaules pour faire les mains mobiles de Leyli. Les articulations des petites barres et du roseau se font grâce aux trous minuscules où passent des fils. Les deux ficelles attachées aux bras de Leyli permettent à l’enfant de faire danser la poupée en mettant la main sur le roseau se trouvant derrière l’habit de la poupée. Leyli tient parfois deux mouchoirs de couleur dans la main, en vue de mimer le rythme des danses locales des habitants de Boyer-Ahmad. Une bande du tissu enroulée autour d’une base et couverte par un autre tissu blanc forme la tête de la poupée qui s’attache sur le bout du roseau. Les fils de laine de chèvre (remplacés aujourd’hui par du canevas) forment la chevelure bien tissée de la poupée. Parfois, les mères ajoutent une partie de leur propre chevelure à celle de la poupée pour que l’enfant puisse sentir l’affection maternelle. À signaler que la coiffure idéale de la femme nomade Boyer-Ahmad consiste en une longue chevelure qui dépasse parfois du voile. Chez elles, les cheveux courts sont considérés comme une honte et une malédiction. L’habit de Leyli est la partie la plus complexe et comprend plusieurs éléments qui suivent le code vestimentaire des femmes des tribus Boyer-Ahmad : une longue et large jupe plissée (tonbân), un petit foulard couvrant la tête (meyna), un demi-chapeau décoré de bijoux et de pendentifs au niveau de la frange, une longue écharpe colorée (chârghad) et ornée de fins rubans, et une robe (djâme’) de couleur vive faite à partir d’un tissu souvent brillant et décoré de parures telles que des pièces d’argent ou des perles artificielles cousues directement sur le tissu. Les tissus utilisés dans la fabrication de Leyli étaient à l’origine des parties de vêtements usés de la mère de l’enfant. Ce geste symbolique montre bien que Leyli est destinée à être une représentation maternelle pour l’enfant qui retrouve sa mère dans la chevelure et les habits de sa poupée. Leyli a aussi un partenaire masculin qui porte quant à lui des vêtements masculins de Boyer-Ahmad. Les artisans contemporains ont plus récemment créé un poupon, entortillé dans un drap, pour compléter la famille.

Leyli, la poupée traditionnelle des nomads

Depuis des siècles, Leyli est le compagnon principal des fillettes nomades de la région de Boyer-Ahmad. Les mères fabriquent cette poupée durant la grande migration annuelle des nomades. Leyli symbolise la fraîcheur, la motivation, la prospérité, la vitalité et la féminité des dames des tribus de la province de Boyer-Ahmad. Ses éléments constitutifs issus de la nature pure reflètent le mode de vie de ces nomades : le roseau et le bois sont des éléments-clés de l’architecture des tentes traditionnelles des Boyer-Ahmad, et les vêtements de Leyli proviennent directement du poil tissé des animaux de la tribu. Les tissus sont teints avec des colorants naturels. Les couleurs vives des habits de Leyli symbolisent la joie, l’énergie, et la liberté de ces nomades.

Ces poupées ont un rôle éducatif mais aussi ludique. Les grands-mères racontent ainsi les contes folkloriques de leurs clans en utilisant les Leyli pour mimer les histoires. La majorité de ces récits concernent le mariage et les histoires d’amour. Mais au-delà de ces fonctions de divertissement et de plaisir, cette poupée a un rôle éducatif et aide à la transmission du savoir-faire de la femme nomade aux nouvelles générations.

Leyli appartient à l’origine au folklore des tribus Boyer-Ahmad, mais elle a aussi des sœurs jumelles chez les autres Lors d’Iran, surtout ceux du Sud. Dans la province de Boushehr, elle est connue sous le nom de Dastmâl be dast (Mouchoir à la main) ; dans la région Mamassani de la province de Fârs, elle est Leyli Do Dasti (Leyli à deux mains) ; dans le Khouzestân, elle prend le nom de Bazbazak (Ouvrant les bras) ; et enfin dans la province de Chahâr Mahal et Bakhtiâri, elle s’appelle aussi Leyli. Les Boyer-Ahmad eux-mêmes la nomment également "Bahig et Bavig" qui signifie la mariée et la bru en dialecte lori.

Suite à l’entrée de la province dans la modernité et les transformations induites dans les modes de vie des nomades, la poupée Leyli est tombée dans l’oubli. Néanmoins, grâce aux efforts d’artisans lors, elle est de nouveau confectionnée et utilisée depuis les années 2000. Depuis cette réapparition, Leyli est présente dans la culture et le folklore locaux, et a même participé à des festivals nationaux et internationaux, notamment à Vienne et à Florence. Elle a aussi été récemment mise à l’honneur dans l’exposition de poupées iraniennes tenue au mois du mai 2018 à la Tour Azâdi de Téhéran. Leyli est de même exposée en permanence au Musée iranien des poupées inauguré en 2017.

Leyli, la poupée traditionnelle des nomades
Boyer-Ahmad

Il existe en Iran depuis quelques années une vaste campagne populaire en faveur de la renaissance des poupées traditionnelles dans ses différentes provinces. Ces poupées font l’objet d’un intérêt particulier des passionnés de l’art et de la culture folkloriques d’Iran, mais elles ne sont pas encore bien connues du grand public. Ces poupées traditionnelles font incontestablement partie de l’artisanat folklorique et du patrimoine culturel de l’Iran, et constituent aussi un moyen d’initier les enfants et les nouvelles générations à la riche tradition des différentes ethnies iraniennes. Mais malheureusement, elles peinent encore à figurer aux côtés des modèles occidentaux au sein des magasins iraniens. Les vendeurs du secteur argumentent que la demande pour ces poupées traditionnelles est faible, et donc leur vente non rentable dans un marché saturé par les produits importés. S’ils n’ont pas entièrement tort, les médias iraniens ont néanmoins un rôle à jouer dans ce sens afin de sensibiliser les familles. Par ailleurs, les petits ateliers producteurs de ces poupées, et plus généralement l’industrie artisanale des jouets traditionnels en Iran, se trouvent au début de leur chemin et cela nécessite d’importantes aides logistiques, des subventions financières et des facilités administratives de la part du gouvernement iranien.


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