N° 171, printemps 2020

Le cheval, fétiche pour les nomades comme pour les sédentaires


Sepehr Yahyavi


Pour les peuples nomades, nous le savons bien, le cheval est un être indispensable, un compagnon inséparable. Bien plus qu’un simple moyen de transport servant à l’homme en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre, il incarne souvent, chez ces populations animistes pour la plupart, un esprit de la nature, un fétiche par excellence cristallisant la nature et ses puissances, sorte de dieu omniprésent pour ces panthéistes sans le nommer. Les habitudes animistes, les humains modernes (religieux comme laïques) les ont conservées dans une certaine mesure. La fameuse tradition de faire un vœu en nouant une ficelle sur une tige d’arbre, pratiquée si souvent en terres musulmanes jusqu’à nos jours, en Iran comme en Asie centrale, en est un illustre exemple, mais loin d’un cas particulier. Ainsi se révèle-t-il que cette coutume prenant sa source dans des croyances animistes en les arbres, remonte à l’époque où ceux-ci constituaient un fétiche important. Ne suffirait-il pas de citer l’exemple du héros kirghiz Manas, dont le cheval se transforme, dans un épisode aussi tragique que joyeux de cette épopée nomade, en un rocher situé quelque part au milieu des déserts de ce fabuleux « pays » (d’ailleurs assez moderne au sens d’État-nation) ?

Les chevaux et la vie nomade...

C’est ainsi que le cheval, à la fois sacré et gardien de secret, se pétrifie pour pérenniser la mémoire de celui que le peuple kirghiz reconnaît comme son unificateur (sinon sauveteur), de ce guerrier sans pareil qui réussit à mobiliser les nomades pour résister face aux ouighours et aux kalmouks, autres populations nomadiques de ces steppes de l’Asie centrale (autrefois appelée par la dénomination équivoque de Turkestan). Pour ne pas trop digresser, revenons au cheval. Ce fut très probablement l’une de ces (ou peut-être, qui sait, d’autres) populations nomades qui, en apprivoisant le cheval « sauvage », en ont fait à la fois un « confident » et un « outil ». Domestiqué et attaché (ou bien en libre circulation, car justement apprivoisé) à la poutre des yourtes situées en plein campement saisonnier de ces « déplacés » à jamais, l’animal est vite devenu un membre indispensable de la tribu, même après leur sédentarisation en temps modernes (soviétiques et post-soviétiques). Non seulement le cheval devint une monture pour des aventures de promenade ou de combat ou encore pour celles, plus excitantes, d’enlèvement de bien-aimée, mais il devint un moyen de compétition et de pari, un animal par lequel on essaie à la fois d’éduquer les jeunes enfants (surtout, hélas ! les garçons), de concrétiser les concurrences tribales, et de satisfaire à ces besoins de pari du genre humain qui subsiste jusqu’à nos jours.

Le cheval, tout comme le chien, doit être dressé par l’homme. Ce ne fut donc pas une fois pour toutes que l’homme parvint à domestiquer cet animal, puisque, nature oblige, celui-ci garde pour sa part ses habitudes et ses manières instinctives. S’agit-il d’une technique de résistance inhérente ou génétique par laquelle la nature s’évertue à résister face aux ambitions humaines en y opposant ses propres aspirations ? C’est dans cette logique que chaque animal individuel, chien comme cheval, devrait être dressé pour mieux servir son « maître » humain. Ce goût de pari ne signifie-t-il pas la perduration du caractère fétichiste du cheval ? Il en est de même pour les taureaux en Espagne et les coqs au nord de l’Iran, les deux animaux étant sans aucun doute sacrés par le mithraïsme et sur lesquels on parie toujours (sauf que sur les premiers, on ne parierait plus en Espagne, aux Etats-Unis si)1. Le dressage, loin d’être une pratique exclusivement extériorisée, sert également de moyen de purification de l’âme (catharsis) pour le dresseur, semble-t-il. Il constitue aussi l’une des étapes de l’éducation, de « l’initiation » de l’enfant. Sinon quel serait l’intérêt pour un garçon de bas âge de se casser la tête pour élever un poulain ou un chiot ?

Nomade Shâhsavan

Pour les populations sédentaires, cette symbolique pourrait paraître moins complexe. Pour les villageois notamment, c’est moins le cheval et plus l’âne et la mule qui sont au service de la communauté. Contrairement au cheval qui revêt des connotations sexuelles (pensons au cheval blanc mâle, surtout en rêve, et à toute l’allégorie de sa fertilité, partagée quelque peu par l’âne) ou qui, pour le moins, incarne la fécondité et la mobilité (ainsi que la fidélité, souvent attribuée à juste titre au chien), la mule ne symbolise que la lenteur, le labour, mais aussi, du moins pour la mule, la stérilité et la stabilité. Enfant, il nous est souvent difficile d’appréhender les explications de nos parents lorsqu’ils nous apprennent que la mule est le bébé d’un âne et d’une jument (le métissage, notion assez étonnante pour l’enfant), et qu’elle ne peut se reproduire, stérile qu’elle est de par sa physiologie (la stérilité, notion incompréhensible pour lui). Ensuite les parents pourraient-ils aller plus loin en comparant, pour leur petit, le binôme animal cheval-mule au binôme végétal arbre-fruitier. De la même manière que certains arbres et espèces végétales n’ont pour vocation que d’apporter de l’ombre (platane, orme, etc.) sans qu’ils puissent porter de fruits, certains animaux et espèces animales n’ont pour vocation que de porter des fardeaux (bêtes de somme, bétail), à l’opposé ou à la différence de ceux qui sont utiles pour la reproduction et/ou le transport.

On pourrait dire que pour les sédentaires primaires (villageois), le bétail joue le même rôle que le cheval joue pour les nomades2. Fétiche par excellence, d’une utilité toujours essentielle, sa présence est porteuse de calme et de bien-être, son absence est source de malaise et de malheur. Mais par quel fétiche ce rôle est-il revendiqué dans le monde des sédentaires urbains ? Existe-t-il pareil symbole chez nous, citoyens de métropoles et de mégapoles ? Il s’agit d’une question délicate à laquelle il est difficile de répondre. Peut-être la technologie informatique joue-t-elle le même rôle pour nous ? Nos portables et nos tablettes (électroniques, pas manuscrites !) n’incarnent-ils pas pour nous ce que le cheval et le bétail représentent ou représentaient jadis chez les populations nomadiques et campagnardes ? « À cheval » que nous sommes sur les gadgets et les outils technologiques, ne sommes-nous pas aussi à cheval sur un passé de cheval et de bétail et sur un présent d’écrans tactiles et de mondes virtuels tridimensionnels ? Voici une question à laquelle un Heidegger ou encore un Jaspers pourraient se trouver dignes de répondre, mais pas uniquement. Le monde moderne, force est d’avouer, est à son tour plein de fétiches ou encore d’idoles, les « célébrités » ne présentant effectivement qu’un exemple plus récent et plus « personnifié ». Pour le monde moderne, même les médias et les bulletins d’information constituent un fétiche. Au bout du compte, contrairement à ses ancêtres, l’homme moderne doit-il négliger à quel « saint » se vouer ?

    Les chevaux et la vie nomade...
  1. Notons au passage que la pratique du sacrifice du coq perdure toujours en Iran, notamment dans la capitale, où l’on sacrifie la pauvre volaille en particulier pour consacrer une automobile nouvellement achetée, avant d’appliquer son sang sur les plaques d’immatriculation. Cette scène semblerait assez fantasque, surtout s’agissant d’un « top model » !
  2. Ne suffirait-il pas de (re)lire un grand écrivain rural-pastoral comme Jean Giono en France ou un grand écrivain rural-nomade comme Mahmoud Dolatabadi en Iran pour mieux percer l’importance de ces bêtes dans la vie de ces populations Le chameau est certes, à son tour, d’une importance primordiale chez les nomades du désert.

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