N° 174, hiver 2021

Deux nouvelles de Mehdi Azar Yazdi (1922-2009)


Azadeh Habibi


Mehdi Azar Yazdi est considéré comme le fondateur de la littérature d’enfance et de jeunesse en Iran. Ce conteur plein d’humour, trop humble, trop amoureux des livres, sage et simple à la fois, a voulu donner aux enfants ce dont il avait été privé durant son enfance. Il a vécu et travaillé pendant ses vingt premières années dans son village de Khorramshah et plus tard dans la ville de Yazd. Paysan depuis ses sept-huit ans dans son village, puis maçon et ouvrier dans un atelier de production de chaussettes à Yazd, il devint vendeur dans la librairie fondée par le propriétaire de l’atelier. À partir du moment où il mit les pieds dans cette librairie, probablement vers ses dix-huit ans, il commença à lire inlassablement, se procurant lui-même l’éducation qui le mena à écrire une trentaine de livres, ainsi que bon nombre d’articles et de poèmes.

Mehdi Azar Yazdi

Il passa près de cinquante ans de sa vie à Téhéran, dans des imprimeries et des librairies. Il est même devenu un temps photographe, mais sans jamais avoir le moindre succès dans une entreprise commerciale.

Infatigable lecteur, il eut l’idée de mettre à la portée des enfants des temps modernes les nombreuses histoires des livres des siècles passés, lorsqu’il corrigeait un exemplaire de Anvâr-e Soheili, une adaptation du Kélilé va Demneh. Il n’avait jamais lu ce livre, et avait 35 ans à l’époque. C’était ainsi que vers la fin des années 1950, le premier volume de la collection des Bonnes histoires pour les bons enfants vit le jour. Cette année, la 78ème édition du livre a été publiée, en continuation de ces soixante ans de génération de « bons » souvenirs pour d’autres enfants. Enfant du siècle, il est né quelques jours avant le commencement de l’année 1300 (de l’Hégire solaire) et est décédé en 1388. Le jour de son décès est la journée nationale de la littérature d’enfance et de jeunesse en Iran.

Les deux histoires qui suivent sont issues du Ghabousnâmeh pour « Le témoignage de l’arbre », et du Kélilé va Demneh pour « L’erreur du canard ».

Couvertures de la collection des Bonnes histoires pour les bons enfants

Le témoignage de l’arbre

Il était une fois un homme qui avait prêté cent pièces d’or à quelqu’un et n’avait pas demandé de reçu. Quand il réclama son dû, le débiteur le désavoua et dit : « Quel dû ? Quel compte ? »

Le créancier fut obligé d’aller porter plainte au gouverneur. Le gouverneur fit quérir le débiteur et lui dit : « Pourquoi ne rends-tu pas l’argent que tu as reçu de cet homme ? »

 Le débiteur répondit : « Je n’ai rien reçu de lui. Il ment et veut me déshonorer. »

Le gouverneur les envoya tous les deux chez le grand juge pour qu’il rende son verdict. Le juge leur dit : « Énoncez vos propos. » L’un fit sa revendication et l’autre désavoua. Le juge dit : « L’un revendique et l’autre dément. D’après la loi, le plaignant doit avoir un témoin et celui qui dément doit prêter serment. » Ensuite, il dit au plaignant : « As-tu un témoin qui vienne ici et qui témoigne que cette personne t’as pris de l’argent ? » Le créancier répondit : « Non, je n’ai pas de témoin. »

Le juge dit : « Alors il n’y a d’autre solution que l’autre partie prête serment, et s’il jure qu’il n’a pas reçu l’argent, on ne pourra rien faire. Mais un pécheur doit craindre Dieu et ne pas devenir parjure, car un jour la vérité sera révélée et causera scandale et châtiment. »

Le créancier fut peiné en entendant ces paroles, et en pleurs, supplia le juge : « Ne fais pas cela car cet homme ne croit pas aux serments, sera parjure, et mon dû sera perdu. Trouve un autre moyen, prend une autre mesure. »

Le juge lui dit : « Tu dis que tu n’as pas de témoin et je ne suis pas devin. Mais raconte-nous en sa présence le récit de ton prêt que je vois comment on pourrait découvrir la vérité. »

Image tirée du récit le témoignage de l’arbre

 Le créancier dit : « Le fait est que cet homme fut mon ami pendant des années, je ne l’avais jamais vu faire du mal, et il n’était pas pauvre. Il avait une maison, et un jardin, et des fonds. Il advint qu’une fille lui plût, et il alla demander sa main. Les parents de la fille acceptèrent et fixèrent le mariage pour la semaine d’après. Pendant ce laps de temps, mon ami fut très agité. Un jour, comme nous étions allés nous promener dans les plaines, il me dit : « Je n’ai pas assez d’argent. J’ai dans le village un bout de terre que je veux vendre. Avec cet argent, je vais organiser la cérémonie du mariage, et avec une autre partie de cet argent, mettre de côté un capital pour travailler avec, mais le temps presse et il va de mon honneur et je ne sais que faire… »

Je fus troublé en entendant ces paroles et j’eus pitié de lui. Tout mon avoir était de cent pièces d’or comptant, je ne tins pas ma langue et lui dit : « Mon ami, j’ai cent pièces d’or qui sont les fonds de mon commerce, si je te les prête, combien de temps devrais-je attendre pour être remboursé ? »

Il me dit : « Un mois » puis me remercia et promit d’arranger la vente de son terrain dans un mois et me rembourser sa dette. Je lui donnai mes fonds. Son souhait fut réalisé et un mois, deux mois, un an et deux ans passèrent. Comme je pensais qu’il n’avait toujours pas d’argent en poche, je ne disais rien. Jusqu’à ce qu’il vende son terrain la semaine dernière à un bon prix et que je sache qu’il avait assez d’argent liquide. Un jour, je mentionnai les cent pièces prêtées, et il changea de sujet. Je fus pris d’un doute et lui réclamai clairement ma créance ; lui désavoua et dit : « Quel dû ? Quel compte ? Quel argent ? ». Comme je vis que je m’étais trompé quant à son intégrité, je n’eus d’autre solution que de porter plainte auprès du gouverneur. Voilà notre histoire. »

Le juge demanda : « Le jour où tu lui as donné les cent pièces, où étiez-vous assis ? »

Il répondit : « Sous un arbre qui est à côté d’une rivière ; c’est un endroit charmant. »

Lorsque l’on en arriva là, le juge demanda au débiteur : « Cette histoire est-elle vraie ? » Le débiteur répondit : « Tout cela est mensonge. »

Le juge dit au créancier : « D’après ton récit, tu as un témoin ! Alors pourquoi as-tu dit ne pas avoir de témoin ? L’arbre va témoigner. »

Le créancier demanda : « Comment est-ce que l’arbre témoignera ? »

Le juge dit : « Si moi je le veux, même un arbre témoignera. Je retiens le débiteur ici, et toi, va donc auprès de l’arbre, transmets-lui mes salutations, et dis-lui que le juge te dit : Viens, et témoigne. »

À cet instant, le débiteur qui pensait que ces paroles étaient ridicules, sourit. Le juge le regarda et sourit aussi.

Le plaignant répondit au juge : « Je crains d’y aller et de dire cela à l’arbre, mais que l’arbre ne croie pas au message et ne vienne pas. »

Le juge dit : « Tiens, prend mon sceau, montre-le à l’arbre, et dis-lui de venir. »

Le créancier prit le sceau et sortit pour aller quérir l’arbre. Quand il sortit, le juge prit un livre, lu quelque temps, puis se mit à parler bienveillamment avec le débiteur. Il lui dit : « À ce qu’il parait, le commerce ne se porte pas bien ! »

L’homme dit : « Oui, les affaires languissent. »

Le juge dit : « Les gens n’ont même plus cœur à se disputer, nous aussi, nous n’avons rien à faire la plupart du temps et nous lisons des livres ; aussi, on peut dire que nos affaires languissent aussi. »

Le débiteur conversa quelque peu sur le sujet. En écoutant les paroles du juge, il pensa que celui-ci attendait de recevoir quelque argent pour que le verdict rendu soit sa prestation de serment. Ainsi, peu à peu sa crainte disparut.

Le juge étudia encore quelques pages du livre et murmura : « J’en ai assez, cet homme est parti et ne revient pas, je suppose que le chemin est long et il va sûrement être de mauvaise humeur. »

Ensuite, il se tourna vers le débiteur et demanda : « Penses-tu que ton ami est arrivé ? »

L’homme répondit brusquement : « Pas encore, monsieur le juge. »

Le juge ne répondit pas et se remit à lire son livre. Après une heure, le créancier revint, chagriné et troublé, et dit : « Monsieur le juge, je suis allé, j’ai transmis vos salutations, et j’ai montré votre sceau et communiqué votre message à l’arbre, mais l’arbre ne m’a pas répondu, et tout le temps que j’ai patienté, il n’a pas bougé, je suis donc revenu ; voici votre sceau, qu’allons-nous faire maintenant ? »

Le juge fit face au débiteur et dit : « Ô indigne personne, rends donc ce que tu as emprunté à ton ami, ou sinon je rendrai mon verdict et je t’enverrai chez le gouverneur pour qu’il te le reprenne même s’il doit user de la force pour cela. »

L’homme dit : « Ô juge ! Pourquoi rends-tu un verdict injuste ? J’étais ici et l’arbre n’est pas venu et n’a pas témoigné. »

Le juge dit : « Quand je t’ai demandé s’il était arrivé à l’emplacement de l’arbre, tu as dit : « Pas encore » ; ce disant, tu as toi-même témoigné de la véracité de la revendication du créancier. S’il n’y avait ni dû ni de compte, tu aurais répondu : « Quel arbre ? » ou tu aurais dit : « Je ne sais où il est allé. » N’avais-tu pas dit que toutes ses paroles étaient mensongères ? Dans ce cas, comment connaissais-tu l’arbre qu’il indiquait ? »

Le débiteur fut honteux, et n’eut d’autre solution que d’accepter le verdict du juge, rendit le prêt et s’épargna le retour chez le gouverneur et d’autres peines.

L’erreur du canard

Il était une fois un jeune canard qui vivait dans un jardin où il y avait un lac avec beaucoup de poissons. Le jeune canard avait entendu dire que le poisson était délicieux, mais il n’en avait jamais vu. Une nuit, au clair de lune, il alla au lac pour prendre du poisson. Il regarda quelque peu dans l’eau, vit le reflet de la lune dans l’eau, et pensa que cette image était un poisson. Il se jeta sur le reflet, mais pour autant qu’il chercha dans l’eau, il n’obtint rien. Quand il y eut des vagues à cause de ses efforts et que l’image de la lune se brouilla, il crut qu’il n’avait pas pu prendre le poisson et que celui-ci avait fui, et dès que l’eau se calma et qu’il vit l’image immobile de la lune, il attaqua encore une fois pour l’attraper, et encore une fois ne trouva rien.

Cette nuit-là, fatigué, il se dit que prendre du poisson était très difficile. Le lendemain soir, il fut encore pris d’une forte envie de poisson, vit encore une fois l’image de la lune, répéta son erreur, et malgré tous ses efforts, ne put rien obtenir cette fois non plus. C’est ainsi qu’il désespéra de prendre du poisson, et pensa que c’était quelque chose d’impossible. Mais il était très peiné de ne pas pouvoir en attraper.

Le jour suivant, il fit part de cette énigme à un vieux canard et lui dit : « J’avais entendu dire que le poisson était vraiment délicieux, mais j’ai fait un essai, et j’ai vu que l’on ne pouvait pas en prendre. » Le vieux canard demanda : « Comment cela on ne peut pas ? Comment est-ce que tu voulais le prendre ? »

Le jeune canard raconta : « J’ai vu quelque chose de lumineux. Quand j’ai sauté dans l’eau pour le prendre, le poisson a été troublé et s’est enfui, et quand je suis sorti de l’eau, je l’ai vu qui était encore là, et encore une fois, je n’ai pu le saisir. »

Image tirée du récit l’erreur du canard

Le vieux canard rit et lui dit : « Mon pauvre ami, ce que tu as vu était l’image de la lune que tu as voulu prendre au lieu du poisson, mais garde-toi de dire cela à qui que ce soit, car on rira de ton intelligence et de ton sens commun. Désormais, ne va plus chasser l’image de la lune, parce que quiconque répète ce dont il a fait une fois l’expérience le regrettera. »

Le jeune canard dit : « Tu as raison, je me suis trompé. »

Cependant, le jeune canard était si timide qu’il ne demanda pas au vieux canard de lui expliquer ce qu’était un poisson. Il ne savait pas comment le demander et apprendre n’est jamais un défaut, et que si, dès le début, il avait demandé aux autres, ils l’auraient guidé. Après cela, il n’alla toujours pas demander, et c’est ainsi que les nuits suivantes, chaque fois qu’il voyait vraiment un poisson dans l’eau, il pensait que cela était sûrement l’image de la lune et se disait : « Quiconque répète ce dont il a fait une fois l’expérience le regrettera. » C’est ainsi qu’il désespéra de jamais prendre du poisson et son vœu ne fut jamais exaucé.

Voilà l’histoire du canard timide qui se découragea après une seule erreur et délaissa son souhait après un seul échec, prit son erreur pour une expérience, et se priva pour toujours.


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