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Les Éditions Sahab, une maison de publication renommée de Téhéran dans le domaine de la cartographie, ont récemment publié une carte géographique, grand format, basée sur les éléments géographiques cités par Ferdowsi dans Le livre des Rois. Outre l’importance de cette initiative dans les études littéraires, la parution de cette carte, produit d’une fusion entre la littérature et la géographie, rappelle les nouvelles tendances géo-critiques qui ont émergé depuis quelques années chez les critiques littéraires en Europe et en Amérique du Nord. Quelques professeurs et chercheurs iraniens se sont déjà lancés dans ce type d’études interdisciplinaires sur la littérature iranienne. Le présent article s’inspire de ces travaux et étudie l’image non référentielle des fleuves dans Le Livre des Rois. Chez Ferdowsi, ces fleuves, en général frontaliers, ne sont plus de simples éléments géologiques mais constituent aussi une frontière mythique entre l’Iran et le Non-Iran. Ce ne sont pas de simples localisations pour le déroulement des faits, mais ils jouent un rôle important dans la narratologie des récits. Ces fleuves sont des limites culturelles de la civilisation perse. Dans le langage épique de Ferdowsi, ils recèlent une identité iranienne à part et reflètent l’âme des peuples aryens.
L’Oxus
L’Oxus est sans aucun doute le fleuve le plus saillant dans la poésie de Ferdowsi. Il est mentionné à 68 reprises dans les poèmes du Livre des Rois, en particulier dans les récits des rois Kiyanis concernant les conflits entre l’Iran et le Touran, où il joue un rôle primordial dans la narration des évènements. L’Oxus est, d’après le Livre des Rois, la frontière naturelle entre l’Iran et les pays d’Asie centrale. La traversée de ce fleuve par l’armée touranienne est toujours considérée comme une proclamation de guerre et une attaque contre la patrie. Mais ce fleuve, bien définissable même dans les cartes modernes, n’a pas uniquement une dimension géographique. Sa fonction en tant que ligne de partage territorial est reconnue même par les ennemis de l’Iran. Quand Afrassiyab le rusé veut négocier avec Siyavash et Key Kavous pour obtenir une paix provisoire, il prend l’Oxus comme la limite de son territoire.
À part sa position naturelle, il symbolise parfois la frontière spirituelle qui sépare l’Iran du non-Iran. Dans cette perspective, l’Oxus du Livre des Rois est comparable à l’Oxus de l’Avesta. Dans ce texte liturgique des Zoroastriens, l’Oxus, qui apparaît de façon moins claire, est un souvenir de l’âge d’or de la nation aryenne. D’après l’Ancien Testament aussi, le jardin d’Éden d’Adam et d’Ève est allégoriquement situé entre quatre fleuves en Orient, et l’Oxus est considéré comme l’un de ces fleuves irriguant le Paradis terrestre. L’Oxus rappelle également la terre sainte d’Aryana Végea où toutes les tribus aryennes vivaient en harmonie avant d’entamer de grandes migrations. (Ashraf Zadeh, 2006) L’Oxus est donc un symbole riche de l’identité iranienne. Très présent dans les récits du Livre des Rois, l’Oxus témoigne des victoires et des défaites de la nation iranienne face à ses ennemis. Il est aussi, à la fin des guerres Iran-Touran, le passage de la grande armée de Key Khosrô qui vainc les Touraniens et se venge du sang de l’innocent Siyavash tué par Afrassiyab. En parlant de l’époque sassanide aussi, Ferdowsi évoque les agressions des Hephtalites qui traversaient ce fleuve pour menacer la Perse. L’Oxus est aussi présent dans les œuvres d’autres poètes iraniens. Roudaki associe l’odeur de ce fleuve à la nostalgie de l’amante perdue chez les émirs Samanides.
Hirmand
L’autre fleuve qui dessine la frontière de l’est de l’Iran dans le Livre des Rois est Hirmand. Tracé dans la région du Sistan, ce fleuve et ses branches revêtent une grande importance géopolitique et géo-poétique chez Ferdowsi. La rencontre fatale entre Rostam et Esfandiyar a notamment eu lieu au bord de ce fleuve.
Il vient au bord de Hirmand, le fleuve de la merveille
Le cœur plein du chagrin et les lèvres chargées des conseils
Hirmand est aussi un lieu sacré car il côtoie le mont Oushida de Zoroastre. Cette montagne est un peu comme le mont Sinaï de Moïse dans le judaïsme, ou le Jabal Al-Nour de Mohammad en islam, car c’est là que le prophète iranien effectue ses cultes et reçoit la révélation divine. Même aujourd’hui, les vestiges historiques des temples zoroastriens se trouvent sur cette colline, à proximité de la ville de Zabol, ancienne capitale du Sistan et quartier général du clan de Rostam. D’après les légendes mazdéennes, ce fleuve sera le berceau du Messie des peuples aryens.
Arvand
Le troisième fleuve important du Livre des Rois est Arvand, à la frontière Ouest de l’Iran de Ferdowsi. C’est lors du soulèvement de Fereydoun contre Zahhak que le fleuve Arvand est devenu un passage décisif pour le libérateur de l’Iran. La capitale de Zahhak le tyran se trouve à Jérusalem. Fereydoun doit traverser le fleuve iranien Arvand pour se rendre dans la capitale de Zahhak. Cette traversée trouve son origine dans une coutume iranienne qui a pour fonction d’attester la justesse d’un prétendant ou l’innocence d’un individu accusé de crime. Pour cette raison, le passage du fleuve par Fereydoun ressemble au passage de Siyavash par le feu pour prouver son innocence. L’acte de Fereydoun est aussi comparé à la traversée miraculeuse de la mer Rouge par Moïse et les Israélites.
L’Arvand du Livre des Rois n’est pas l’Arvand-Roud de l’Iran contemporain. Pour Ferdowsi, il s’agit du fleuve Tigre au bord duquel sont bâties les capitales sassanide et abbasside. Les fleuves du Livre des Rois jouent ainsi le rôle de frontières naturelles pour l’Iran de Ferdowsi. Ils sont aussi des lieux où se déploient l’héroïsme et la bravoure des héros iraniens. Ils sont parfois au cœur des récits du Livre des Rois.
Dans l’histoire du roi Darab Kiyani, nous sommes confrontés à un récit très familier de la mythologie sémite. Darab le nourrisson sera laissé dans le fleuve Euphrate dans une boîte en bois pour être abandonné à sa destinée, de manière similaire à l’histoire de
Moïse telle qu’elle est notamment racontée dans le texte coranique. C’est pour cette raison que le nom Dar-Ab est choisi pour ce roi en vue d’insister sur l’élément « eau » (âb en persan) dans sa carrière. Signalons que dans un contexte contemporain, Arvand-Roud a aussi été l’un des enjeux majeurs de la guerre imposée contre l’Irak de 1980 à 1988. En bref, en tant que portail de la Mésopotamie, Arvand est un élément de l’environnement iranien revêtant une grande importance identitaire, depuis les anciennes civilisations élamite et perse jusqu’à l’ère contemporaine.
Sources :
- Amouzgar Jaleh (2004), Târikh-e assâtiri-ye irân (L’histoire mythique de l’Iran), Téhéran, Éditions Samt.
- Anvari Hassan, « Iran dar Shâhnâmeh » (L’Iran dans le Livre des Rois), Bokhârâ, Numéro 78, Téhéran, 2004, http://bukharamag.com/1393.02.2764.html
- Ashraf Zadeh Rezâ, Jaafari Maryam, « Roud-hâ dar Shâhnâmeh » (Les fleuves dans le Livre des Rois), Trimestriel de littérature persane, université Azad de Mashhad, Numéro 6, 2006, http://journals.iau.ir/article_528064_0.html
- Carte géographique du Livre des Rois, grand format, Éditions Sahab, Téhéran, 2017
- Collot Michel, Pour une géographie littéraire, Éditions Corti, Mayenne, 2014
- Ferdowsi (2016), Le livre des Rois, édité sous la direction de Mahdi Gharib, IX volumes, Téhéran, Éditions Soroush.
- Lazard Gilbert (2002), Préface des extraits du Livre des Rois traduits par Jules Mohl, Paris, Éditions Actes Sud.
- Mohl Jules, (1874) La traduction du Livre des Rois en français, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5774334p/f11.image.r=livre+des+rois+mohl.langFr
- Pour Davoud Ebrâhim (2013), traduction persanophone de l’Avesta (Yasna), Téhéran, Éditions de l’Université de Téhéran
- Pour Davoud Ebrâhim (2015), traduction persanophone de l’Avesta (Yasht), Téhéran, Éditions Assâtir.