N° 12, novembre 2006

Leyla et Majnûn l’amour fou à l’orientale


Amélie Neuve-Eglise


L’histoire de Leyla et Majnûn, (en persan, Leili-o Majnûn) compte parmi les plus célèbres du Proche et du Moyen Orient, de l’Asie centrale au Maroc et en passant par le Pakistan. Elle proviendrait de la Perse de Babylone et aurait été transmise oralement par les Bédouins au cours de leurs déplacements et de leurs différentes conquêtes, jusqu’à sa versification en langue persane par Nezâmi au XIIe siècle [1]. Cette première version devint l’un des monuments de la littérature persane : l’histoire qu’elle raconte n’est en effet pas seulement celle d’un amour hors du commun, mais elle aborde également certains sujets très présents au sein de la littérature persane tels que la vanité du monde, la mort, et l’ascétisme. Elle comprend de nombreuses et différentes versions, dont le début, les événements, et la fin diffèrent sensiblement d’un récit à l’autre [2] en fonction des écrivains et des contextes dans lesquels elles ont été rédigées. Ainsi, au XIIIe siècle, Amir Khosrow Dehlavi en écrivit une autre version et Jâmi apporta également sa pierre à l’édifice au XVe siècle. Elle fut également traduite en turc, en arabe, en russe… cependant, la version de Nezâmi demeure la plus connue et la plus citée.

L’histoire d’un amour fou

A l’époque des Omeyyades, un beau jeune homme appelé Qays et issu d’une grande famille de Bédouins tombe éperdument amoureux de sa cousine Leyla. Ne pouvant dissimuler son émotion, il écrit de nombreux poèmes dans lesquels il clame et chante son amour brûlant à qui voudra bien l’entendre, tout en exprimant son désir d’épouser sa bien-aimée. Cependant, il se heurte bien vite aux traditions bédouines bien ancrées qui veulent que le mariage soit une affaire réglée par les pères de chaque famille. Dans certaines versions, il est également indiqué que le père de Leyla a déjà promis sa main à quelqu’un d’autre. Remettant en cause l’autorité patriarcale et allant contre les traditions établies, la passion de Qays est condamnée. L’ardeur de ce dernier n’en est que redoublée et il se met à utiliser la poésie comme un moyen lui permettant l’expression de ses sentiments les plus intimes ; compositions qui se muent finalement en armes contre un système lui ayant refusé la main de sa bien-aimée. Insurgée contre l’ardeur du jeune amoureux, la famille de Leyla réussit à obtenir du calife le droit de tuer Qays. Interpellé par ces événements, le calife exprime son souhait de voir la beauté qui tourmente si vivement ce coeur, et est très surpris de voir qu’il ne s’agit que d’une jeune fille banale, de constitution maigre et à la peau brûlée par le soleil. Le calife convoque alors Qays et l’interroge sur les raisons de sa passion pour celle qui, selon lui, est moins belle que la moins belle de ses femmes. Qays répond alors : "Ô grand prince, c’est avec les yeux de Majnûn qu’il fallait voir la beauté de Leyla !" Malgré les efforts de la famille de Qays, le père de Leyla refuse de lui donner la main de sa fille. Commence alors pour Qays une longue descente dans le royaume de la folie : on le surnomme désormais le "fou" (majnûn, c’est-à-dire possédé par les démons ou les " jinn ") de Leyla. Il erre désormais en guenilles et refuse de s’alimenter. Son père décide de l’emmener à un temple sacré (dans certaines versions, il s’agit d’un pèlerinage à la Mecque) afin qu’il retrouve ses esprits ; cependant, même là-bas, au plus profond de ses prières, ce dernier entend inlassablement une voix qui prononce le prénom de "Leyla ". Désormais, rien d’autre n’existe pour lui que son amour qui se mue peu à peu en obsession et remplit tout son univers. Cette passion qui le dévore est à l’origine d’une création poétique foisonnante dans laquelle il revit son amour et nous communique le feu qui l’embrase sans fin. Alors qu’il était en train de rêver de son amour, un de ses compagnons l’avertit un jour que Leyla se tenait sur le pas de sa porte. Majnûn refuse de la voir et dit à son ami : "Dis-lui de passer son chemin car Leyla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leyla". Par la suite, cette dernière se maria et partit vivre dans une autre contrée. Quant à Majnûn, il demeura dans le désert avec pour seuls compagnons les bêtes sauvages, passant ses journées à adorer l’Aimée. Un jour, son corps sans vie fut retrouvé dans le désert, avec contre lui un dernier poème dédié à son amour.

Nezâmî et les interprétations iraniennes

Cette passion légendaire a été intégrée à toute une tradition littéraire et artistique arabo-musulmane traitant d’un amour absolu et de son expression au-delà de toutes les règles sociales et valeurs dominantes. Il marque une césure en donnant forme à la conception d’un amour choisi qui n’appartient plus au domaine privé réglé par la famille, mais qui est désormais déterminé par les sentiments personnels et clamé en public. Les interprétations de cette histoire mythique se déclinent à l’infini et chaque lecteur devient en quelque sorte l’auteur de sa propre interprétation. Cependant, dans la tradition iranienne marquée par l’influence du chiisme, Majnûn a souvent eu tendance à incarner une sorte de héros mystique dont l’élan passionnel aurait pour but ultime de se rapprocher du divin. L’amour humain serait donc une première étape initiant à l’amour spirituel. A cette étape de l’amour, les catégories de l’entendement ne peuvent raisonner ou "expliquer " cette passion brûlante qui est alors qualifiée de " jonûn " (folie). Cette tradition a notamment été abondamment reprise et explicitée par un grand mystique iranien, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî. Son interprétation se base sur une conception de la beauté selon laquelle la belle apparence extérieure d’une personne conduit à la vision de la beauté de l’ensemble des créatures puis à l’amour de la beauté pure, qui est l’Idée même de la beauté ou Dieu lui-même [3]. Leyla se transforme ainsi en un intermédiaire qui sert à la révélation de cette beauté absolue. Chez Rûzbehân, la beauté humaine a donc un rôle éminemment initiatique en tant qu’étape et voie permettant d’accéder à l’amour divin. Cependant, cet amour, comme l’est celui qui habite Majnûn, doit demeurer un amour chaste et rester étranger aux tentations charnelles. La beauté humaine doit davantage être perçue comme un "miroir " dans laquelle se reflète - sans pour autant s’y incarner- la beauté divine. La beauté a donc un rôle primordial dans l’émergence de cet amour et dans la construction de l’idéal amoureux : son cœur reflète la beauté de Leyla jusqu’à ce qu’il en prenne la nature et la forme même. Dans ce sens, Majnûn incarne aussi une puissance transfiguratrice : le monde devient et est Leyla. Cet amour doit finalement être dépassé pour aboutir à l’union mystique de l’aimée, de l’amant, et de l’amour qui ne forment désormais plus qu’une seule et même réalité.

On assiste donc à une véritable sublimation intérieure de ses sentiments pour Leyla au point que ce dernier en arrive à oublier la Leyla terrestre qui était l’objet même de son amour. L’amour est totalement intériorisé et se passe désormais de la vision de la bien aimée. Cette étape symbolise le passage de l’amour humain à l’amour mystique. Il s’est élevé au-delà de toutes les contingences de l’amour humain : il n’est plus l’esclave des sens ou dévoré par un désir charnel, mais s’est métamorphosé en chantre de l’amour pur qui est l’amour mystique. Son sentiment compose désormais l’essence de son être, " l’amour est feu et je suis le bois dévoré par sa flamme, l’Amour s’est installé en ma demeure tandis que le Moi l’a déserté. Vous imaginez me voir, alors que je n’existe plus. Seul, l’aimée demeure ". Majnûn est son amour, et l’amour devient Majnûn. Il n’existe désormais que par et pour lui. La fin de son amour est donc au-delà de ce monde, et Majnûn se convertit, dans la tradition persane et turque, en l’archétype même de l’amant mystique :

" Je ne l’aime pas pour son enveloppe extérieure… elle n’est pas enveloppe extérieure

Elle est comme une coupe que je tiens et dans laquelle je bois du vin.

Je suis amoureux du vin auquel je m’y abreuve

Tu ne vois que la coupe sans percevoir le vin

Mais à quoi me servirait une coupe d’or si elle était remplie

De vinaigre ou de quelque chose d’autre que le vin ?

Pour moi une vieille gourde cassée remplit de vin est mieux

Que cent de ces coupes. "

C’est son amour qui devient le plus important au monde, davantage que l’aimée : "Si l’amour meure, alors je mourrai aussi". Il est ivre du vin de l’amour, mais non de la coupe qui n’est que son support. En outre, le regard ou les " yeux " de Majnûn par lequel ce dernier voit Leyla est un élément central de cette passion : il est ici un transfigurateur de la réalité et est doté d’un fort pouvoir idéalisant. Majnûn affirme ainsi qu’en réalité personne n’a vu Leyla ; c’est-à-dire que personne ne l’a regardée avec ses yeux pour percevoir sa beauté et sa puissance évocatrice :

Tous mes amis me blâment, parce que je l’aime ;

Mais aucun ne l’a vue, et, pour cette raison,

Aucun ne veut me pardonner...

Puissent, ô Leyla, tous ceux qui me condamnent voir ton charmant visage !

Leur extase alors serait mon excuse, et, de même que les femmes d’Egypte à la vue de Joseph,

Ils ne seraient plus maîtres de leurs mouvements."

Ainsi, lorsque Leyla apparaît devant le calife et qu’il est surpris de son apparence, cette dernière lui rétorque : "Silence ! Tu n’es pas Majnûn ! Si tu avais ses yeux, tu pourrais contempler les deux mondes. Tu me regardes avec l’organe des sens, alors que Majnûn est au-delà de lui-même. " Un des autres éléments important de cet amour est sa puissance créatrice qui se confond avec la louange de l’aimée : Majnûn est le poète qui crée un véritable sanctuaire au sein de son âme et revit chaque jour son amour et sa douleur au travers des poèmes qu’il récite. Il faut également entendre la poésie au sens de la " poesis " des grecs anciens, qui devient alors sa propre "création " et le garde en vie en lui permettant de re-créer perpétuellement son amour jusqu’à l’oubli même de soi :

" Je ne t’ai pas seulement perdue, désormais je ne me connais plus moi-même. Qui suis-je ? Je me tourne et tourne encore sur moi-même en me disant : " Quel est ton nom ? Aimes-tu ? Qui est l’objet de ton amour ? Es-tu aimé ? Par qui ? Une flamme est en train d’embraser mon cœur ; une vaste, incommensurable flamme, qui a réduit en cendre tout mon être. Sais-je encore où je vis ? Puis-je encore goûter ce que je mange ? Je suis perdu dans mon propre désert ".

L’amour est désormais ce qu’il est et ce qu’il veut rester ; il est le sens même d’une existence qui le dépasse. Majnûn est donc un visionnaire, il voit et est l’amour absolu.

Le legs littéraire

Cette histoire inspira un grand nombre d’artistes et écrivains au sein du monde arabo-musulman. De nombreuses miniatures furent ainsi réalisées en prenant pour toile de fond la célèbre histoire. En Iran, de nombreux poèmes d’amour (ghazâl) ou des récits (akhbâr) ont été consacrés à la passion dévorante de Majnûn. Ibn Hazm, philosophe et poète andalou du Xe siècle, a ainsi consacré plusieurs de ces poèmes à la célèbre histoire :

Quelqu’un m’a demandé mon âge, après avoir vu la vieillesse grisonner sur mes tempes

Et les boucles de mon front. Je lui ai répondu : une heure.

Car en vérité je ne compte pour rien le temps que j’ai par ailleurs vécu.

Il m’a dit : "Que dites-vous là ? Expliquez-vous. Voilà bien la chose la plus émouvante."

Je dis alors :

"Un jour, par surprise, j’ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon coeur.

Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant,

car il a été vraiment tout ma vie."

La version la plus célèbre de l’histoire demeure celle de Nezâmi. Molânâ a également dédié de nombreux vers à cette légende. Dans l’ensemble, le couple Leyli-Majnûn est abondamment cité dans la littérature soufie et symbolise souvent l’Amour et l’Amant mystique. En 1916, le dramaturge et poète égyptien Shawqî fait de Majnûn l’incarnation mystique de certaines valeurs traditionnelles arabes d’un monde arabo-musulman en quête de repères. Ce dernier incarne alors un héros déchiré entre un passé glorieux et idéalisé et un présent colonial difficilement vécu. L’histoire a également été adaptée sous forme d’opéra au début du XXe siècle par le compositeur azéri Uzeyir Hajibeyov. Ce fut une des premières œuvres moyen-orientales qui fut adaptée sous la forme d’un genre italien. Elle est aujourd’hui encore jouée à Baku et opère une sorte de synthèse entre la culture orientale et l’héritage musical classique européen. Certaines adaptations plus ou moins réussies pour le cinéma ont également été réalisées, et ce principalement en Inde et au Pakistan.

L’influence de cette histoire légendaire s’est étendue bien au-delà de l’Orient. Ainsi, si nous considérons les histoires d’amour courtois répandues par les troubadours du Moyen-Age, nous nous apercevons qu’elles véhiculent de nombreux éléments présents dans la littérature orientale. On peut également poser la question de l’influence de cette tradition dans la rédaction de grandes épopées passionnelles telles que celle de Tristan et Iseult écrite par Gottfried von Strassburg au début du XIIIe siècle, ou encore avec le Roméo et Juliette de Shakespeare. Plus récemment, cette histoire inspira également à Louis Aragon son recueil qu’il a en référence intitulé Le Fou d’Elsa et dans lequel l’amant est, à l’instar de Majnûn, l’objet d’une transfiguration. Comme ce dernier, il devient littéralement " habité " par son amour et ne vit plus que par lui : " Un jour, Elsa, J’ai cru te perdre. Cette agonie, pour moi, n’aura jamais de fin ". Il présente donc à l’occident un amour au-delà de toutes les conventions sociales, comme il l’explique dans Le Fou d’Elsa :

" Aussi n’avons-nous pas respect de sa démence inexplicable

En rupture avec toutes les règles de l’amour convenu

Et qui semble une gifle à nous tous qui vivons tranquillement avec nos épouses nos concubines

Passant de l’une à l’autre et parfois sans tragédie."

Le Fou d’Elsa [4]

Donne-moi tes mains pour l’inquiétude

Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé

Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude

Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège

De paume et de peur de hâte et d’émoi

Lorsque je les prends comme une eau de neige

Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse

Ce qui me bouleverse et qui m’envahit

Sauras-tu jamais ce qui me transperce

Ce que j’ai trahi quand j’ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage

Ce parler muet de sens animaux

Sans bouche et sans yeux miroir sans image

Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent

D’une proie entre eux un instant tenue

Sauras-tu jamais ce que leur silence

Un éclair aura connu d’inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme

S’y taise le monde au moins un moment

Donne-moi tes mains que mon âme y dorme

Que mon âme y dorme éternellement.

Louis ARAGON

(in Le Fou d’Elsa, Gallimard, collection Blanche)

Notes

[1De nombreuses autres versions ont été élaborées, comme celle réalisée par Mohammad Fuzuli au XVIe siècle et fut considérée comme la version turque de Leyla et Majnûn.

[2Il fait partie d’un ensemble de cinq poèmes appelés khamsa qui signifie "cinq " en arabe.

[3En Islam, la beauté est un des attributs fondamentaux de Dieu (al-jamîl)

[4De son vrai nom Elsa Triolet (née Kagan), elle était une immigrée russe réputée pour son tempérament imprévisible et fougueux.


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