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La poésie persane avant et après la Révolution islamique(I)
Shams Langaroudi
Traduit du persan par
Voir en ligne : Deuxième partie
La poésie persane classique, consacrée aux thèmes de l’ordre général et de l’ordre moral, s’inscrivait dans un cadre rhétorique préconçu et strictement codifié. Non datée, elle était indubitablement intemporelle, adaptable à tous les temps.
Elle ne relatait pas la véritable vie mais la présentait métamorphosée sous l’effet de l’esprit.
Il y a près d’un siècle, suite au mouvement de modernisation en Iran, les relations commerciales et culturelles avec les pays de l’Ouest se développèrent et la société iranienne subit quelques changements. La poésie elle-même ne resta pas figée, puisqu’elle évolua en s’évidant des concepts stéréotypés pour devenir le miroir de la vie réelle.
Les précurseurs de l’évolution de la poésie en Iran ne pouvaient qu’appartenir au cercle des militants politiques de l’époque. Ils maîtrisaient au moins une langue étrangère telle que le français, le russe ou le turc.
Abol Ghassem Lahouti composa pour la première fois un poème en vers libres, en 1286 de l’Hégire (deux ans après l’installation de la monarchie constitutionnelle). C’était un militaire insurgé qui, au cours d’un coup d’état avorté, avait fui l’Iran pour se réfugier en ex-Union soviétique où il mourut peu de temps après.
Le véritable législateur du vers libre était Taghi Raf’at. Il avait étudié en Turquie ottomane et comptait parmi les proches du leader du parti démocratique de l’Azerbaïdjan. Suite à l’échec de ce mouvement et à l’assassinat de son leader, il se suicida en 1299 de l’Hégire.
Mais le " père " incontesté de la poésie moderne persane (She’ré now) fut Nimâ Yushidj (1897-1959).
Nimâ termina ses études secondaires à l’école " Alliance " de Téhéran où il se familiarisa avec la culture et la littérature occidentales. Son frère était communiste et fut porté disparu en ex-Union soviétique. Il va sans dire que le sort douloureux de ce dernier affecta profondément Nimâ qui ne s’engagea jamais dans la vie politique. Durant quarante ans, il peaufina son style et composa des poèmes dont l’essence devint la pierre angulaire de la poésie moderne persane.
Son premier poème fut publié deux ans après le suicide de Taghi Raf’at. On ignore s’ils se connaissaient. Le fait est que le parcours de son frère contribua à enrichir les poèmes de Nimâ en symboles, métaphores et allégories.
Le symbolisme et l’allégorisme de Nimâ atteignirent leur apogée à l’époque où Reza Chah, une fois au pouvoir, ordonna la fermeture des revues des mouvements et partis d’opposition. Or, pendant plus de dix longues années, Nimâ n’écrivit aucun poème en vers libre. Il se consacra uniquement à la lecture et rédigea de nombreux ghasideh [1], masnavi [2] et ghat’é [3]. Mais il sortit finalement de son isolement et publia son premier recueil en vers libres le jour où un groupe d’hommes de lettres lança la publication d’une revue littéraire artistique.
Sous le règne de Reza Chah (1925-1941), ses poèmes étaient profondément symboliques et philosophiques, à tel point qu’ils devenaient incompréhensibles pour certains lecteurs. Nimâ se montrait plus que jamais méfiant envers la politique, et persista dans cette attitude jusqu’à la fin de sa vie. Le symbolisme devint ainsi la principale caractéristique de sa poésie. Le symbole, ce nouveau moyen d’expression, devint d’ailleurs la clé de voûte de l’évolution de la poésie en Iran ; la poésie moderne persane naquit avec le symbolisme.
Les seize années de règne de Reza Chah se traduisirent par une forte régression de la création poétique : A part quelques poèmes de Nimâ et deux courts et médiocres recueils appartenant à deux autres poètes qui plagièrent les poètes français et américains, rien ne fut publié.
Reza Chah abdiqua en 1941, en pleine seconde guerre mondiale, sous la pression de ses alliés, et fut exilé à l’île Maurice. A la suite de quoi son fils aîné, Mohammad Reza Chah, hérita du trône.
Bien qu’il fût trop jeune pour parvenir à surmonter les problèmes inextricables du pays, il se forgea une image de politicien libéral en critiquant implicitement certaines des initiatives despotiques de son père. Le paysage politique iranien prit donc de nouvelles couleurs : de nouveaux partis et de nombreuses revues virent le jour et le vers libre refit surface dans le milieu élitaire.
Mais les poèmes qui paraissaient, se démarquaient du style de Nimâ et se situaient dans un " entre-deux " - entre la poésie classique et moderne - sous l’influence de Fereydoun Tavaloli, lui-même disciple de Nimâ. La poésie dite "néo traditionnelle " [4] inspirée du romantisme et du symbolisme français, domina largement les revues intellectuelles des années 20 et 30 de l’Hégire. Les néo-traditionalistes, nom attribué à ceux qui excellaient dans ce registre poétique, qualifiaient (et qualifient toujours) la période classique de périmée, et pourtant, ils récusaient (et récusent toujours) le non-respect des règles traditionnelles et le symbolisme excessif de Nimâ. Ils pensaient que le recours excessif au symbolisme, à la façon de Nimâ Yushidj, vidait le poème de tout son sens. En effet, Nimâ avait brisé le moule des règles de la poésie classique. Il était persuadé que n’importe quel thème était susceptible de trouver sa forme adéquate au moment de l’écriture. Selon lui, la forme poétique devait s’émanciper des contraintes formelles. Mais les néo-traditionalistes estimaient que le mètre et le rythme de la poésie persane étaient tellement riches et variés qu’il était inutile voire inopportun d’instaurer une nouvelle métrique. Pour Nimâ, la poésie représentait une sorte de "témoignage de l’existence " ; les moindres détails de la vie ne lui échappaient pas. Les mots fourmillaient sous sa plume, tirés de champs lexicaux très divers, donnant naissance à d’abondantes images. Il ne discriminait aucune catégorie de mots, qu’ils soient laids ou beaux. C’est seulement la place du mot et sa relation avec les autres composants de la phrase qui définissaient son esthétique. Les néo-traditionalistes, quant à eux, étaient fortement attachés à l’aspect esthétique du lexique. A leurs yeux, un poème devait regorger de mots musicaux, harmonieux, gracieux, simples et affectifs pour l’expression de sentiments subtils. Ceci étant, la poésie classique continua à dominer la création durant ces années-là.
A la fin des années 20, deux événements dont les effets se manifestèrent dix ans plus tard, marquèrent le milieu poétique : D’une part, de jeunes poètes adeptes de Nimâ rompirent avec la métrique traditionnelle et s’attelèrent à la prose poétique. Le plus impliqué de tous, fut Ahmad Shamlou qui exerçait à la fois les métiers de journaliste et de traducteur. D’autre part, Houchang Irani revint de France avec un bagage de poèmes surréalistes, publiés plus tard dans la revue Le coq de combat. Etudiant en France et connaissant de très près le dadaïsme et le surréalisme, il s’insurgea contre le symbolisme de Nimâ et le romantisme des néo-traditionalistes et écrivit des articles dans lesquels il les qualifiait de réactionnaires. Il prôna le principe de l’écriture automatique, qui se définissait comme profondément " non-conformiste ", affranchie de tout engagement poétique et de toute revendication sociale, affranchie de tout présupposé. Sa poésie fut qualifiée de "Cri violet", expression empruntée à l’un de ses poèmes.
Chargé de critiques en provenance du camp des traditionalistes et des modernes (nimaiens, néo-traditionalistes) dès son apparition au début des années 30, le "Cri violet " [5]
ne fit pas long feu.
En 1332, le gouvernement national du Dr. Mossadegh fut renversé en moins de quatre heures par un putsch, malgré la forte présence du parti du peuple "Toudeh". Atterrée par l’événement, la caste des intellectuels prit conscience de la difficulté d’actualiser la poésie politique comme elle l’envisageait. Le coup d’état les sortit d’un profond sommeil. Par ailleurs, la poésie persane subissait l’influence des auteurs étrangers, en particulier français. Mais un sentiment d’échec suffisait pour que les choses redeviennent ce qu’elles étaient. Les années 30 se traduisirent par le fiasco, la désorientation, l’insoumission, les balivernes, le libertinage, le sexe, la drogue, le désespoir annonçant les prémices d’une révolution farouchement percevable. A cette époque, la poésie s’épura et devint tout à fait persane. La poésie nimaienne s’assigna alors une place de choix. Son grand critique était Mehdi Akhavân Sales - figure de proue du milieu littéraire - incollable en littérature de l’Antiquité et membre du parti " Toudeh". Il jonglait avec la poésie néo-traditionaliste et nimaienne. Ses critiques d’une grande justesse, redonnèrent des ailes à la poésie de Nimâ tombée dans un oubli qui avait duré trente ans.
Les années 30 seront dominées par la poésie néo-traditionaliste peignant le paysage culturel iranien, et par la redécouverte de la poésie nimaienne dont le succès ne dura pas longtemps puisqu’à la fin de cette décennie, la modernisation et l’occidentalisation bénéficièrent d’un essor prodigieux.
En 1341, la vague d’occidentalisation déferla sur tout le pays, divisant les poètes en deux groupes, les engagés et les non-engagés : le premier qualifiait le modernisme du Chah plutôt de para-modernisme purement démagogique. La poésie était pour eux l’arme absolue contre le régime au pouvoir. Le second - indépendant vis-à-vis du régime -prônait une poésie radicalement moderne, épurée de tout engagement, mélancolie, symbolisme, plaintes politiques et amoureuses. Les poètes engagés, porte-étendard de la poésie politique de Nimâ, réintégrèrent à partir de la seconde moitié des années 40, les mêmes symboles qui avaient desservi jadis la créativité de la poésie nimaienne, et obtinrent un gain de lucidité qui conféra à leurs écrits l’apparence d’un parchemin politique. Les non-engagés étaient plus jeunes et optèrent pour un mode d’expression plus surréaliste, proche du "Cri violet ". Paradoxalement, ces poètes surréalistes - au lieu d’excéder leurs détracteurs - attirèrent l’attention de toutes les revues. Ahmad-Réza Ahmadi apparut sur la scène en tant que précurseur de cette récente poésie surréaliste dite " la nouvelle vague ". Il était influencé par Houshang Irani et les recueils traduits de poèmes européens.
La seconde moitié des années 40 fut marquée par la querelle des engagés et des non-engagés. Il ne restait dans les mémoires qu’un souvenir dérisoire de la poésie modérée et sentimentale des néo-traditionalistes. La poésie classique fut jetée aux oubliettes et la poésie nimaienne, minée par les mêmes symboles, perdit de sa profondeur. Les grands poètes reconnus de l’époque, à savoir, Shamlou, Akhavan et Sohrab Sepehri écrirent de moins en moins. La " nouvelle vague " connut une importante évolution et d’une manière générale, c’est la poésie moderne dans son ensemble qui gagna du terrain et continua à survivre malgré sa relative profondeur de sens.
Dans les années 50, (…) le régime se radicalise : les revues et les associations de l’opposition sont fermées, une forte censure est imposée, certains ouvrages sont saisis sous prétexte de contenir des mots tels que "rose", "forêt" et "fil barbelé". Les poèmes publiés en 1350, 1352 et 1353 se chiffrent respectivement à près de 70, 10 et 12, accusant une baisse considérable. Durant ces années-là, Ahmad Shamlou, Akhavân Sale et Sohrâb Sepehrî n’écrivent pas même un seul poème. La censure et la répression étouffent et déstabilisent aussi bien le poète révolutionnaire que le mystique ou le désespéré. Aucune figure de proue n’émerge dans le domaine de la poésie moderne. Les vers murmurés à cette époque sont anciens, ou bien rédigés par Ahmad Shamlou dont l’activité d’écriture a diminué.
Et c’est dans cette atmosphère de répression du monde de la poésie que la révolution s’annonça.
Aucun des genres poétiques figés (nimaienne, nouvelle vague, néo-traditionaliste…) ne parviennent à soutenir et suivre l’élan de la révolution. Le poète de la nouvelle vague garde le silence et la poésie politique n’a rien de nouveau à dire. La poésie de Nimâ dont l’importance résidait dans son apport symbolique -indice de l’érudition du poète- apparaissait fastidieuse et sans profondeur. Dénudée de sa dimension symbolique, il ne représentait plus rien, sinon un texte rythmé. Les néo-traditionalistes se faisaient rares depuis une décennie déjà et faisaient rarement l’objet de débats.
La révolution prônait une langue "nue", sans fioritures, pour exprimer la situation de l’époque, ce que les formes précédentes étaient incapables de proposer.
Mais dans cet intervalle, les traditionalistes, marginalisés depuis la révolution constitutionnelle, s’assignèrent un nouvel objectif. Ils s’évertuèrent à utiliser la poésie comme outil, en vue d’instaurer leur ordre. A peine assouvis, ils se rendirent compte de l’incompatibilité entre la réalité des faits et la forme poétique projetée ; car chaque système d’idées engendre son propre ordre esthétique. Dans l’ordre esthétique traditionaliste, l’art authentique est l’art traditionnel, et la poésie classique est, par nature, éloignée de la vie réelle. Elle ne trouve pas sa source d’inspiration dans la vie réelle mais dans les livres anciens. Son essence, sa persistance et sa sainteté émanent de ces mêmes caractéristiques.
[1] Le ghasideh est une forme de poème lyrique qui a pour sujet l’éloge d’une personne illustre, d’une nation, d’une cité. On peut proposer comme équivalent français le panégyrique ou l’ode.
[2] Poème composé de distiques à rimes plates. Il s’agit d’une longue histoire racontée en vers, et qui correspond à peu près au " roman en vers ".
[3] Littéralement ghat’é signifie fragment. C’est une sorte de poème qui a la forme d’un fragment de ghasideh.
[4] Traduction que je propose pour l’équivalent persan now ghodamaï. Il s’agit de poèmes de « l’entre-deux » c’est-à-dire situés entre la versification moderne et traditionnelle, manifestant une propension au renouvellement des règles de la versification mais aussi fidèles à celles-ci.
[5] Le "Cri violet " (Djighe banafsh) de Houshang Irani, présente une combinaison entre les vers classiques et les vers blancs (She’re sefid).