N° 31, juin 2008

Recherche d’identité chez les immigrés afghans à travers l’art :

Le cas de la peinture et de l’École Hazariste


Hossein Mirzâï


Qui dit immigré, dit errance, perplexité, vagabondage, quelqu’un à la recherche de tout, surtout de son identité.

Des mouvements sociaux et politiques, des guerres, l’occupation étrangère, une résistance sans relâche, secouent, depuis des décennies, la magnifique terre d’Afghanistan et les fières peuplades de ce pays riche en culture.

Ce sont précisément ces bouleversements qui ont semé, sur tout le territoire afghan, la graine de l’immigration et fait fuir des millions d’hommes de cette contrée vers les frontières, puis vers des terres étranges et étrangères, depuis les espaces voisins jusqu’aux pays les plus lointains.

Ces immigrés, dispersés ainsi à travers la planète, sont à la recherche, en plus de leur pain quotidien, de la sécurité matérielle et identitaire qui les aiderait à trouver "droit de cité" là où ils ont été emportés et forcés à vivre.

Nous nous proposons ici de débattre de cette question de l’identité des Afghans immigrés en partant du principe que l’identité d’une communauté humaine, tout comme celle d’une personne, prend forme sur un terrain historico-social traditionnellement transmis de génération en génération à la personne individuelle et au groupe social distinct. Ce terrain environnemental peut changer d’une personne à l’autre, d’une collectivité à l’autre, étant défini par la famille, le groupe d’appartenance et de référence (clan, tribu, village), par la religion, la classe sociale, l’orgueil national et la civilisation culturelle. Il est certain que dans la hiérarchie des structures identificatrices, l’une ou l’autre de ces bases prend le dessus et cela pour des raisons qui sont propres à la situation psycho-sociale de l’individu ou du groupe. Ce fondement identitaire est alors ancré, intériorisé et vécu comme tel par les individus membres de la communauté.

En Afghanistan, il semble que l’appartenance ethnique domine les autres aspects de la vie, non pas que ceux-ci soient éclipsés de la conscience ou de l’inconscient des membres concernés, mais disons qu’en tout cas chez les immigrés, cette appartenance constitue la clé de voûte du mouvement migratoire afghan. L’atlas de l’immigration afghane illustre bien cette réalité : la répartition des ethnies au niveau des différents pays d’accueil et même le regroupement des différentes ethnies dans un même pays en sont la preuve.

Il est vrai que les immigrés afghans exploitent sans ambages leur nationalité afghane chaque fois qu’ils ont intérêt à le faire. Dès qu’ils rencontrent une certaine stabilité, sédentarisés aux côtés d’individus appartenant à d’autres ethnies (Tadjike, Pachtoune, Baloutche, Hazara [1], Aïmak, Ouzbèque ou Turkmène), leurs valeurs ethniques rejaillissent jusqu’à susciter des différends avec les autres ethnies ; ces valeurs deviennent parfois source de conflit.

Ce nationalisme ethnique, si l’on peut s’exprimer ainsi, est perceptible au niveau de la rue ; il est sensible aussi dans les milieux intellectuels et notamment artistiques.

Partant d’un regard anthropologique et nous intéressant de plus près à l’anthropologie de l’art, nous allons entreprendre une étude portant sur l’identité des immigrés afghans véhiculée par leurs créations artistiques. Nous limiterons notre recherche à la seule activité qu’est la peinture.

Nous avons pu, dans le cadre de notre projet d’étude en doctorat, découvrir un texte anonyme sur internet - "La représentation de l’expérience de la souffrance et de l’errance dans l’art de l’immigré afghan" [2] qui illustre bien cet acharnement tribal à se donner une identité propre. Ce texte présente un peintre afghan installé en Australie, Gholâm Sakhâ, qui prétend avoir fondé une école de peinture nommée "Ecole Hazariste" : cette école a pour thèmes la souffrance, l’errance, le malheur, pis encore, le sang et les armes, la maladie et la mort.

Avant d’aller plus loin, précisons que l’anthropologie de l’art est la branche la plus vaste et la plus complexe des branches de l’anthropologie culturelle.

L’un des regards jetés par l’anthropologue sur l’art concerne l’ensemble des activités artistiques considérées sous l’angle des spécificités culturelles de l’homme (Homo) biologique. C’est sous ce regard que se rangent des thèmes tels que la race, le langage, le milieu géographique, les conditions de vie, la mémoire collective et bien entendu l’identité. Non seulement ces thèmes engendrent la vie de tous les jours, mais ils gèrent le comportement humain face aux autres, ne serait-ce que d’une manière symbolique et mythique. L’art prend racine, dit Duvignaud [3], dans le quotidien, dans l’expérience sociale. Lorsque l’art exprime un désespoir refoulé, il est l’expression d’une certaine nostalgie, d’une personnalité frustrée, non vécue ou perdue qui compromet la participation, dès lors douloureuse, à la vie commune. En ce sens, nous pouvons dire que l’art, c’est une dynamique sociale apparaissant sous une forme différente.

Des sentiments nostalgiques sont très fortement exprimés dans le texte présentant l’Ecole Hazariste. Toutes les souffrances du monde s’y reflètent. L’auteur, qui se réclame de l’ethnie Hazara -l’une des plus importantes en Afghanistan-, recourt, dans son texte, à des définitions et descriptions quelque peu extravagantes : "Le Hazarisme, écrit-il, est un style de peinture unique, innové par Gholam Sakha, en 2004 qui fait de la destruction, de la tuerie et de l’errance ses thèmes privilégiés. Dans cette Ecole, l’homme, c’est la nature, c’est l’arbre desséché, c’est le rocher dur et résistant, c’est la terre sous les pieds, c’est l’oiseau migrateur, c’est la neige pâle et glacée". Dans cette triste description de l’homme, nous pouvons remarquer autant de symboles qui caractérisent l’immigré afghan aux yeux de l’auteur.

Peinture de Gholam Sakhi

L’attente constitue un autre volet de la peinture de Gholâm Sakhâ : "Sur ses tableaux, les portes sont semi-ouvertes ; les survivants ont les yeux fixés sur ces portes ; les voyageurs ne rentrent plus chez eux ; les traces des pas sur la neige sont effacées au coucher du soleil". Ou bien : "L’Afghanistan n’est plus la terre d’honneur mais l’enfer de la terre. C’est une mère qui dévore ses enfants, c’est un héros qui est cadavérique, c’est un soleil qui se couche dans le sang".

Dans ce même texte, Khâdem Ali, autre peintre afghan immigré, est porté au rang de De Vinci, de Van Gogh, de Picasso. Toujours dans le même texte, Khâled Hosseini, auteur du roman Les cerfs-volants de Kaboul, est également inscrit à l’Ecole Hazariste, sans qu’il en ait la moindre notion. Ainsi, tout artiste hazara est "casé" dans cette Ecole du moment qu’il a atteint un certain degré de célébrité.

Le style mis en avant par cette Ecole est, prétend l’auteur, une synthèse entre le réalisme et ses antagonistes que sont le surréalisme et le symbolisme.

Malgré cet effort déchaîné pour mettre en avant l’identité hazara, nous constatons qu’il existe une position paradoxale ou plutôt un piège dans lequel l’auteur de l’article se laisse prendre, sans le savoir : le Hazarisme reflète, prétend-il, la souffrance de l’humanité et la dessine de la meilleure façon possible. Mais si un peintre pachtoun ou tadjik par exemple dessinait aussi bien cette souffrance, ce peintre trouverait-il une place dans cette Ecole Hazariste ? D’ailleurs, en prétendant à l’existence d’une Ecole Hazariste, qui décrit si bien la souffrance humaine, ne tombe-t-il pas dans le piège cette fois d’un ethnocentrisme poussé et fanatique ?

Comment expliquer ces manœuvres abusives ? Pouvons-nous parler, en un mot, d’un "besoin" d’identité, d’affirmation de soi qui s’accentue chez l’homme quand il est rejeté et projeté hors de sa coquille ? Nous pensons précisément à ce besoin d’être reconnu, de se retrouver, de s’identifier afin de pouvoir accéder à son statut d’homme, à son droit à la cité et à sa dignité. Malinowski [4], grand anthropologue polonais, a justement écrit sur ce besoin et sur les réponses qui lui sont apportées dans le cadre culturel du milieu environnant, souvent symboliques et cognitives mais toujours formatrices et constructives. Le langage, l’éthique, la religion, la communication et l’identité en sont des exemples.

Les crises internes et externes que traverse actuellement l’Afghanistan, les conditions dans lesquelles sont plongés les peuples afghans et le fait que six millions d’entre eux ont choisi de quitter leur patrie, tout cela fait que la question de l’identité afghane constitue plus que jamais l’une des plus importantes préoccupations de la population de ce pays, notamment la partie immigrée de la population.

Cette préoccupation est d’autant plus importante que la nation afghane jouit d’un passé culturel riche et glorieux. Nous ne sommes pas sans savoir que la terre d’Afghanistan, comme le grand Iran, fut un jour le berceau de l’une des plus brillantes civilisations et belles cultures que la planète n’ait jamais connues. Les grands centres civilisationnels et culturels qu’ont été Balkh, Samarkand et Bukara en sont l’écho.

Ainsi, il faut croire que les artistes immigrés ressentent le besoin, comme tout immigré, de retrouver leur citoyenneté, de proclamer leur appartenance ethnique, de s’investir dans l’histoire de leur nation et de leur tribu, de participer à un courant d’idées, de se manifester à travers une institution artistique et de se faire valoir en tant qu’enfants de la mère patrie.

Cette recherche d’identité ne se limite d’ailleurs pas au seul champ artistique. Notre étude [5] menée à Shahrak-e Qâem en 2006-2007 nous a montré que dans d’autres domaines de la vie quotidienne, les immigrés afghans, à quelque ethnie qu’ils appartiennent, cherchent à exister et œuvrent dans ce sens.

Le Hazarisme ressemble à un courant de pensée - hélas ! - bien limité qui demande à être approfondi, étoffé, et à sortir de son cadre ethnique restreint et réducteur. Si cette Ecole doit être bâtie sur "la souffrance" et "l’errance" comme nous l’indique le titre de l’article, elle demanderait à être davantage théorisée, développée, en s’appuyant sur des œuvres multiples, pour être présentée sur la scène internationale.

L’émergence des grandes écoles d’art, comme le souligne Roger Bastide [6], n’est pas directement liée à la prospérité d’un pays, elle est en général plutôt liée aux déboires économiques et sociaux des pays confrontés à des moments difficiles de leur histoire. Alors que la situation actuelle en Afghanistan, si tendue, s’avère, dans cette logique, propice à la création de mouvements artistiques, pourquoi les Afghans de talent et avides de réputation n’entrent-ils pas en scène pour attirer l’attention des milieux d’art ?

Lucie-Smith [7] nous rappelle qu’à l’heure actuelle, il faut avoir à l’esprit que la création artistique suit son cours où qu’elle se trouve et que les artistes non occidentaux possèdent, eux aussi, un discours artistique qui leur est propre.

Notes

[1Pouladi, Hassan, L’histoire des Hazaras, traduit en persan par Ali Alemi-Kermâni, Téhéran, Ed. Mohammad Ebrahim Chariati Afghanistani, 1381 (2002).

[2Texte de sept pages, intitulé "La représentation de l’expérience de la souffrance et de l’errance dans l’art de l’immigré afghan", anonyme ; http://mazary.net.

[3Duvignaud, Jean, Sociologie de l’art, Paris, P.U.F., 1973, traduit en persan par Mehdi Sahâbi, Téhéran, Ed. Markaz, 1379 (2000), p. 75.

[4Malinowski, Bronislaw, Une Théorie Scientifique de la Culture, Paris, Maspero, points, 1974.

[5Mirzâï, Hossein, Examen anthropologique du style de vie des immigrés hazara d’Afghanistan (Shahrak-e Qâem/ Qom), Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Univ. de Téhéran, printemps 2007.

[6Bastide, Roger, Art et Société, Paris, Payot, 1977, traduit en persan par Ghaffâr Hosseini, Téhéran, Ed. Tous, 1374 (1995), p.229.

[7Lucie-Smith, Edward, Movement in art, New York, Ed .Thomes and Hudson, 1999, traduit en persan par Ali Rezâ Sami Azar, Téhéran, Ed. Nazar, 1380 (2001), couverture.


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