N° 25, décembre 2007

Entretien avec Bernard Hourcade (II)
L’Iran sous la loupe d’un chercheur français


Afsaneh Pourmazaheri, Farzâneh Pourmazâheri

Voir en ligne : Première partie


Bernard Hourcade est un géographe spécialiste de l’Iran né en 1946. Il est actuellement directeur de recherche au CNRS dans l’équipe de recherche "Monde Iranien". A l’occasion de sa dernière conférence sur son nouveau projet de recherche intitulé "Nouvelles identités des banlieues de Téhéran " à l’IFRI, il a accordé un entretien à la Revue de Téhéran dont nous publions la deuxième et dernière partie dans ce numéro.

Farzaneh POURMAZAHERI : Quel âge a Paris ?

Bernard HOURCADE : Paris a plus de deux mille ans. Mais la ville actuelle n’a qu’un millier d’années, alors que Téhéran est une ville beaucoup plus jeune. De ce point de vue, la géographie historique de l’Iran et celle de la France sont différentes. Paris a depuis toujours été capitale de la France alors que l’histoire de Téhéran est beaucoup plus récente. En outre, elle est aujourd’hui l’une des villes les plus dynamiques du monde. Mais c’est aussi une question de géographie. On constate aujourd’hui, et c’est un phénomène très positif, qu’il y a en Iran des villes très dynamiques, beaucoup plus qu’en France. Vous avez Tabriz, Mashad, Shirâz, Kermânshâh ou Ahvâz qui sont de grandes métropoles, de grandes capitales très actives qui se développent plus vite que Téhéran. Il y a également en Iran des villes très moyennes comme Sanandadj, Kermân, Oroumieh, Birdjand ou Rasht qui sont des villes moyennes mais des capitales régionales importantes. La géographie de l’Iran bouge énormément et c’est un sujet passionnant à étudier.

Afsâneh POURMAZAHERI : Comment considérez-vous la situation des chercheurs étrangers qui viennent travailler en Iran ? Est-ce que les chercheurs iraniens ont la même liberté quand ils vont dans d’autres pays pour faire des recherches ?

Bernard Hourcade

B.H. : Les chercheurs français ont des difficultés pour venir ici comme tout le monde, pour l’habitation, le visa de séjour, etc. Ce n’est pas nouveau. A l’époque du Shâh, il y avait également des problèmes de visa et de permis de recherche qui se posaient. Il y a donc ici une continuité historique. Malgré ces difficultés et contrairement à certaines idées reçues, l’Iran est l’un des pays du Moyen-Orient où la possibilité de faire des recherches en sciences sociales est la plus ouverte. J’ai moi-même, en tant que chercheur français, été responsable d’un programme de recherche à la mairie de Téhéran. J’ai eu le privilège, avec Mohsen Habîbî, de travailler à la mairie de Téhéran avec des collaborateurs iraniens. Et ça, c’est exceptionnel. Les données statistiques sont libres, on peut les acheter quand on veut et faire son travail. Sur le terrain, bien entendu, il faut préparer les choses, avoir la permission. Un chercheur peut aller dans un village et y faire une enquête sur la vie rurale, le développement économique ou n’importe quoi. Un chercheur français a fait sa thèse sur un petit village du sud de Kermân. Elle avait 24 ans. Toute petite, toute menue et elle parlait persan. Elle a passé trois ans dans un village toute seule, sans aucun problème. Il y a donc une très grande sécurité dans le pays sauf au Baloutchistân. Le système politique et culturel est ouvert et on peut faire beaucoup de choses. Pour les chercheurs iraniens qui viennent travailler en France, il n’y a pas non plus de problèmes particuliers, et beaucoup de chercheurs étrangers viennent travailler en France. Ils sont Américains, Iraniens, Belges, Allemands, etc. L’accès aux informations y est assez ouvert.

F.P. : C’est une bonne nouvelle !

B.H. : Oui, oui. En France vous pouvez consulter les données dans les centres de statistiques ou bien à la mairie à Marseille. Il n’y a aucune restriction. En Iran, c’est un peu plus difficile mais il y a quand même beaucoup de disponibilités. Une chose que je pourrais dire sur l’Iran, c’est que les recherches iraniennes en sciences sociales sont beaucoup plus théoriques. Les mémoires de maîtrise sont des théories sur la pensée de Foucault ou sur la philosophie en général, qui sont intéressantes mais un chercheur de 22 ou 23 ans n’a pas suffisamment de capacités ni d’expérience pour faire un travail théorique aussi important. Par contre, le travail de terrain ne se fait pas. On parlait des banlieues tout à l’heure. Il n’y a pas un mémoire de maîtrise sur Eslâm Shahr, sur Varâmîne, sur Mehr Shahr ou sur Hashtguerd, sur un travail de sociologie urbaine, de géographie, d’économie… rien. Mais il y a des mémoires très très théoriques, méthodologiques qui sont, à mon avis, beaucoup moins utiles qu’un travail de terrain pour voir les Iraniens d’aujourd’hui, qui ne sont pas ceux d’il y a vingt ans. Il faut voir les gens de près. Les sciences sociales c’est, à mon avis, d’abord le travail de terrain, le travail de contact avec la population.

Téhéran en hiver

A.P. : A quoi cela est-ce dû ?

B.H. : Il y a quelques fois presque une volonté en Iran de ne pas voir la vérité. On peut se cacher à soi-même la vérité. Donc on va travailler sur des questions théoriques plutôt que d’aller voir à Ghartchak comment vivent les habitants, difficilement la plupart du temps, et qui sont des gens sympathiques. Il y a une espèce d’occidentalisation, je dirais. C’est-à-dire que souvent en Iran, quand il y a une difficulté, on regarde dehors, par la fenêtre. On ne regarde pas pourquoi ça va mal à l’intérieur et on ne cherche pas la solution. On regarde dehors, dans la théorie, alors que pour ma part, je viens en Iran pour regarder ce qui se passe à l’intérieur. Et je trouve que les Iraniens ne regardent pas assez ce qui se passe à l’intérieur de leur pays, sur le terrain. Je ne parle pas de politique, non. Mais d’observer les choses simples. C’est important. Il faut voir la réalité. On ne pourrait pas faire des sciences sociales si on ne rencontre pas les hommes et les femmes. C’est cela la question des sciences sociales, des hommes et des femmes ; des êtres vivants. Le premier travail est donc de rencontrer des gens pour voir qui ils sont. C’est là que l’on travaille avec des méthodes scientifiques ; non pas uniquement avec des théories ou des modèles, mais avec une réalité. Il y a en Iran une espèce de peur de la réalité.

A.P. : N’est-ce pas à cause d’un certain manque d’audace ?

B.H. : Les problèmes de la recherche théorique en Iran sont également présents dans beaucoup de pays du monde. Dans les pays sous-développés ou en voie de développement, les gens regardent ailleurs. C’est normal de regarder ailleurs. Mais leurs chercheurs doivent regarder les choses telles qu’elles sont, les analyser impartialement. Un docteur, un médecin doit regarder son malade. Il doit analyser la maladie pour la soigner correctement. Le sociologue doit regarder la société. Le géographe doit regarder le territoire. Donc, il faut être sur le terrain.

F.P. : Le système éducatif n’a-t-il pas non plus un rôle à jouer ?

B.H. : En Iran, -puisque j’aime l’Iran et Téhéran je peux critiquer, qui aime bien châtie bien-, il y a une tradition de manque de liberté. C’est une très forte tradition d’obéissance à son père, à la tradition, au maître. Cette tradition est bien ancrée et on n’ose pas regarder quelque chose de difficile quelque fois, tout simplement. Ou alors, on casse tout. Il n’y a pas d’état intermédiaire. Soit une espèce de soumission, de conformisme, de conservatisme, soit une rupture complète. Une rupture qui est dangereuse. Entre les deux, la solution courageuse est quelque fois d’avancer pas à pas.

F.P. : Ici, on dit que la vérité est amère…

B.H. : Oui, oui, en français aussi. La vérité est difficile à dire. On dit la vérité à ceux que l’on aime. Un médecin doit dire au malade : "vous avez telle maladie" et ce qu’il faut faire pour guérir. Mais il y a en Iran une fuite devant la réalité qui est une sorte d’héritage. Mais ce qu’il faut dire aussi, et ce que je vois, moi, en Iran, c’est qu’il y a une révolution sociale et culturelle et des choses nouvelles qui se mettent en place. Et incontestablement, la génération des 15-30 ans est une génération nouvelle que l’on ne connaît pas et qui a une façon propre de voir son pays, les relations internationales et la société différente de celle de la génération de leurs parents. Il y a un changement culturel profond qui n’est pas une rupture mais une façon de voir différente.

Chaque génération a un plus dans son héritage et c’est normal qu’elle se comporte différemment. La Révolution islamique et la guerre sont des choses vraiment importantes, en Iran il n’y a pas eu des choses aussi importantes depuis longtemps. Même l’affaire de Mossadegh était beaucoup moins importante, et même la révolution constitutionaliste de 1906 qui fut avant tout un événement intellectuel. Depuis l’arrivée au pouvoir des Safavides, l’Iran n’a pas connu un changement intérieur profond touchant tout le pays.

Téléphérique de Namak Abroud

Tout de suite après la Révolution, les gens qui l’avaient faite étaient trop marqués et manquaient de recul pour en parler. La génération d’après est plus libre, justement parce qu’elle est l’enfant de cette révolution ; c’est pourquoi elle a une vision différente. Je ne sais pas quel en sera le résultat. Mais on constate une différence. Cette génération est celle des nouvelles identités d’une république.

A.P. : En tant que membre du groupe scientifique "Monde Iranien et Indien", pourriez-vous nous parler de ses activités ? Compte-t-il des membres Iraniens ou Indiens ?

B.H. : Nous avons créé à Paris un groupe de recherche qui s’appelait au début "Le Monde Iranien" et qui regroupait les travaux de tous les chercheurs qui travaillaient sur l’Iran - I’Iran antique, l’Iran islamique, l’Iran en littérature, la poésie, l’histoire, la philosophie, les sciences sociales, la géographie-, bref, toutes les disciplines sur l’Iran et le monde iranien, c’est-à-dire le monde où l’on parle des langues persanes, l’Iran, le Balûchistân, l’Afghanistan, le monde Pachtou ou le Tadjikistan, etc. Cela nous a permis de regrouper différentes équipes et d’unifier les efforts du CNRS, de l’Université de Paris 3, de la Sorbonne Nouvelle, de l’Institut des Langues orientales (INALCO), etc. pour composer un groupe de recherche réunissant différentes équipes au sein desquelles travaillent les chercheurs français salariés de ce groupe. Mais comme je l’évoquais tout à l’heure, notre travail se fait en collaboration avec des Iraniens. Autrement dit, nous avons des chercheurs associés qui ne reçoivent pas de salaire, mais qui ont l’opportunité de découvrir un vrai travail d’équipe et d’établir des relations scientifiques, par exemple des chercheurs iraniens qui sont parfois membres de l’équipe et parfois non. Nous avons des membres honoraires iraniens avec qui on prépare les recherches, avec qui on travaille, qui viennent en France… Et nous avons aussi beaucoup de chercheurs iraniens, des collègues de l’université, qui viennent passer par exemple six mois dans notre équipe. Notre centre de recherche est donc vraiment ouvert sur la coopération.

Bernard Hourcade

Il est ensuite devenu "Monde Iranien et Indien" parce que l’an dernier, un petit groupe de recherche sur l’Inde a été formé, qui était trop petit pour s’organiser séparément ; il y a donc eu un mariage forcé. Mais les collègues indiens travaillent surtout dans les domaines de l’histoire de l’art et de la linguistique à Delhi, à Heyderâbâd, dans le cadre de l’Inde musulmane. Ils ne sont que trois ou quatre chercheurs. Au total, ce groupe rassemble 45 personnes en comptant les membres associés, mais le noyau dur est formé des 17 ou 18 chercheurs qui travaillent sur l’Iran. En France, un groupe de recherche est créé pour quatre ans. D’abord, les chercheurs se réunissent. Ils établissent un projet et proposent la création d’un groupe de recherche. C’est ce que j’ai fait en 1993, avant de d’être nommé directeur de l’IFRI. J’avais soumis ma proposition au CRNS, à Paris III, à l’INALCO, en vue de former un groupe de 15 chercheurs. Nous avions pour programme de travailler sur des sujets de linguistique islamique, littérature, histoire, etc. Une commission examinait et donnait son aval pour les sujets intéressants et l’équipe était créée. On obtenait un local, des bureaux, des moyens et un budget. Et après quatre ans, on faisait un rapport sur notre activité des quatre dernières années. Si le travail était bon, on renouvelait le projet pour quatre ans. Et s’il n’était pas bon, on devait proposer un meilleur projet. Cela fonctionne de la même manière aujourd’hui.

F.P. : Sous quelle forme publiez-vous les résultats de vos recherches ?

B.H. : Le travail global de l’équipe n’est pas publié sous forme de livre, mais on peut le trouver sur notre site internet. Il y a cependant des publications dans chaque domaine précis. Un collègue a publié un livre sur la grammaire pehlevie, un autre sur la grammaire persane, moi sur l’identité de Téhéran, encore un autre collègue sur l’histoire des sciences à l’époque safavide, un cinquième sur le sophisme à Moghân...

F.P. : Quand avez-vous commencé à travailler sur l’Iran ?

B.H. : Depuis que je suis arrivé dans ce pays en septembre 1970, ce qui fait 37 ans. En fait, je suis venu en Iran tous les ans sauf en 1977, 1984 et 1985. J’ai pu voir l’évolution du pays, avoir de très nombreux amis iraniens et essayer de comprendre les choses de l’intérieur. Et effectivement, cette longue expérience du pays fait que je me sens libre de pouvoir critiquer, parce que je connais mieux l’Iran que la France. Je vis en France mais j’étudie l’Iran. Mon but est de faire comprendre l’Iran en France. Je fais de la publicité pour l’Iran. C’est mon travail. Je montre aux étudiants, à la presse, aux journaux, à la télévision, à la radio ou par les livres que je publie en France que voilà, l’Iran est cela. J’essaie de dire la vérité. Oui, l’expérience est importante, et il y a les collègues qui travaillent avec moi en d’autres domaines que je retrouve en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne et en Iran, bien évidemment. C’est cette collaboration, à mon avis, qui compte le plus dans notre équipe ; cette coopération franco-iranienne qui est systématique et qui rend le résultat du travail intéressant.

Vue de Téhéran

A.P. : Ne regrettez-vous pas de ne pas avoir consacré toutes ces années à étudier la France ?

B.H. : Non, non, non. Il y a en France des centaines de chercheurs qui étudient la sociologie de la France, la géographie de la France, l’économie de la France tandis que malheureusement, concernant la géographie de l’Iran, nous n’avons été que deux : Marcel Bazin qui a travaillé sur Qom et sur le Talech et qui a longtemps vécu ici ; et moi-même, qui ai consacré ma vie à l’Iran. En anthropologie, il y a eu Jean-Pierre Digard et Christian Bromberger, l’actuel directeur de l’IFRI. Dans les domaines de l’histoire qâdjâre et l’histoire de l’art, il y a très peu de chercheurs. Combien sommes-nous exactement ? Pas assez. L’Iran n’est pas un petit pays. Il est très complexe. Et il est normal de connaître l’Iran comme il faut connaître le Brésil, comme il faut connaître la Chine ou l’Inde, l’Allemagne, le Canada ou les Etats-Unis. La géographie, c’est l’art de connaître le voisin. Et moi, je suis très heureux d’avoir par hasard été en Iran, et d’essayer de montrer aux Français que leurs voisins iraniens sont comme ci ou comme ça. Les journalistes écrivent certaines choses, c’est leur métier. Ils le font très vite. C’est politique. C’est plus sensible. Alors que mon travail est de dire aux Français en France : voilà, j’ai analysé ceci avec des amis iraniens. Apparemment, selon moi, l’Iran est comme cela. Les Iraniens vivent comme ceci, comme cela. J’espère que mes activités vont contribuer à une meilleure compréhension de l’Iran. Le travail scientifique est également important pour rectifier certaines erreurs communes. Par exemple, on dit que Téhéran a vingt millions d’habitants, ce qui est faux : il n’en a que quatorze millions. C’est déjà beaucoup, mais la différence est tout de même sensible !

F.P. : Que cherchez-vous principalement dans les pays orientaux ?

B.H. : Je n’aime pas l’expression de "pays orientaux" ou encore d’ "Orient" et d’ "Occident". La terre est ronde, il n’y a donc pas d’Orient ou d’Occident. On parle beaucoup en Europe d’orientalisme, de ce qui est à l’est. Et par définition, ce qui serait quelque part à l’est n’est pas compréhensible, n’est pas rationnel. En Iran, en Inde, en Chine, en Turquie, les gens vivent selon des règles qui sont les mêmes partout. Simplement, on ne les connaît pas. De Gaulle avait évoqué "L’Orient compliqué". Mais De Gaulle s’est trompé là-dessus. Il aurait du dire "L’Orient que je ne connais pas". Parce que l’on a tendance à trouver compliqué ce qu’on ne connaît pas. On peut parfois connaître la langue locale, mais cela ne suffit pas. Il faut comprendre la culture, la civilisation, la psychologie, l’héritage, les lieux, ce qui est loin d’être une chose facile. On s’empresse donc de dire : "L’Orient est compliqué".

Pour ma part, je n’étudie pas l’Orient. J’étudie un pays mal connu. J’essaie de comprendre comment il fonctionne avec les méthodes scientifiques que l’on appliquerait en Espagne, aux Etats-Unis, au Brésil ou en Russie. Il n’y a pas de différence. Il faut simplement avoir le désir de comprendre. Et je suis satisfait de mon travail car ici en Iran, on obtient beaucoup de résultats avec peu d’efforts. Il est très satisfaisant de travailler sur un pays peu connu, d’une certaine façon, parce qu’on découvre beaucoup de choses nouvelles qui n’ont pas été publiées. Quand on dit "Téhéran et les banlieues" c’est évident que personne ne l’avait dit avant vous. Les petites choses deviennent de grandes découvertes. Mes collègues en France recherchent sans cesse et avec difficultés de nouveaux sujets. En Iran, au contraire, très peu de recherches en sciences sociales ont été faites. Il y a beaucoup de choses très simples qui sont mal connues. Un survol rapide permet de dire : "Tiens, regardez, j’ai découvert quelque chose."

A.P. : Considérez-vous que l’Iran est plutôt mal connu ou bien connu ?

B.H. : Mal connu. Il y a du "peu connu" et surtout du "mal connu", ce qui est pire ; parce que lorsque quelqu’un dit : "Je ne sais pas", on peut lui répondre : "Alors je vais vous apportez des explications". Mais quand quelqu’un dit : "Je sais. Je sais que Téhéran a vingt millions d’habitants." Pour le convaincre que ce n’est pas vingt mais quatorze, il faut y consacrer davantage de temps et d’énergie. Le problème actuel qui se pose en Iran, surtout sur le plan politique, n’est pas que ce pays soit inconnu, mais qu’il soit connu de façon erronée. Si vous demandez à un américain combien d’Américains ont été tués pendant la Révolution Islamique ?, il va vous répondre : "Beaucoup. Mille, deux mille, trois mille ont été tués." alors que la réponse est… zéro. Pas un seul américain n’a été tué durant la Révolution islamique. Il y a eu un conflit politique, mais qui n’a pas dégénéré en conflit physique. Il y a donc beaucoup d’idées reçues fausses sur l’Iran. Et corriger une idée fausse est beaucoup plus difficile que d’énoncer une idée nouvelle. C’est d’ailleurs ce qui rend mon travail difficile. Il faut donc aussi être convainquant et réussir à dire que voilà, la situation est comme cela.

F.P. : La division du monde en Orient et Occident n’est donc que superficielle…

B.H. : Oui. Qu’est ce que la Chine ? Et le Brésil ? Cette division est un héritage du XVIIIe siècle, alors qu’il y avait l’Amérique et l’Europe d’un côté, et l’Orient de l’autre. Cela ne veut plus rien dire. La mondialisation actuelle fait que le monde est rond. Dans une terre ronde, il n’y a plus d’orient ni d’occident. Si vous tournez, vous êtes forcement à l’orient de quelque part et à l’occident de quelque part. Cette dénomination se réalisait par rapport à l’Europe. Les souverains, les Européens disaient qu’ils allaient vers l’orient ; l’orient inconnu. Un grand nombre de chercheurs et voyageurs ont dès lors cherché à le comprendre ; ils ont appris les langues et ont déployé de nombreux efforts afin de mieux connaître ce monde coupé de l’Europe. Donc à l’époque, cette division avait un certain sens, contrairement à aujourd’hui. Le Japon est beaucoup plus industrialisé et développé que la France du point de vue technologique. Pourtant, il est à l’Est et non à l’Ouest. Il faut donc supprimer ces divisions factices et les notions telles que "tradition" ou "modernité" qui ne renvoient à rien de concret et ne nous permettent pas de saisir la réalité.

A.P. : A quoi renvoient les expressions d’ "Extrême orient" et de "Proche orient" ?

B.H. : Ce sont des notions qui ont été forgées par rapport à la France, l’Allemagne ou l’Angleterre. Ce sont des mots commodes, si vous voulez. Tant qu’elles sont employées pour désigner un lieu, ce n’est pas grave mais si elles doivent se convertir en méthode d’analyse, cela n’a aucune valeur scientifique. Les Chinois ou les Persans ont des façons de penser l’histoire et la culture différentes de celle des Français et des Américains. Le fait d’être à l’orient ou à l’occident, au nord ou au sud, tout cela est secondaire. Il faut avoir une vision actuelle des choses. On sait aujourd’hui que la terre est ronde, il faut donc que l’on ait des méthodes d’analyse pour vraiment se comprendre et non pas des concepts vides de sens comme tradition/modernité ou encore occident/orient. On peut aujourd’hui les employer par simplification mais scientifiquement, ils n’ont aucun sens. Il faut donc être rationnel et mon travail a notamment été d’essayer de rationaliser et de présenter des analyses scientifiquement exactes sur le fonctionnement actuel de l’Iran : comment vivent les gens en milieu rural, urbain ; comment évolue le développement des villes, l’immigration, etc. sur le plan géographique. Je pourrais réaliser les mêmes études sur le Maroc ou la France en appliquant les mêmes méthodes. L’Iran n’est pas un pays exceptionnel ; cependant il a, comme chaque pays, une histoire bien particulière.

Je ne cherche pas à dire ce qui est bien ou ce qui est mal. Cela n’est pas mon problème. Quand vous allez chez un médecin, il vous décrit comment votre corps fonctionne. Mon but est également de dire comment fonctionne l’Iran, sans prendre position quant aux aspects positifs ou négatifs. J’essaie juste de me rapprocher de la vérité, avec des méthodes les plus précises possibles. C’est ça, le travail d’un chercheur, comme celui du chimiste ou du physicien. Notre méthode de travail est donc loin de l’orientalisme ou bien des idées du XVIIIe siècle.

A.P. : En tant que professeur d’université, que pensez-vous de l’état d’esprit des jeunes chercheurs français en Iran et à l’inverse, celui des Iraniens en France ?

B.H. : En France, les jeunes étudiants sont très peu nombreux à s’intéresser à l’Iran. Un peu plus maintenant, depuis environ 25 ans. Mais avant cela, beaucoup de gens étaient traumatisés par la Révolution islamique. En plus, il était difficile de faire des recherches sur place pour des raisons politiques et administratives. Elles étaient donc très limitées. Et les gens prenaient souvent position pour ou contre la révolution, ce qui portait atteinte à l’objectivité scientifique. Pendant les dernières quinze années, il y a eu assez peu de chercheurs en sciences sociales français ou bien d’autres nationalités s’étant intéressés à l’Iran - hors des nombreuses études plus ou moins superficielles tournant toujours autour de la société et de la Révolution, ou encore de l’islam et du politique. Ces questions sont très importantes, mais elles sont loin de recouvrir toute la réalité ! Cependant, il y a actuellement une nouvelle génération de chercheurs ayant travaillé non seulement sur la Révolution et ses conséquences, mais également sur l’Iran actuel.

Les Iraniens en France demeurent très marqués par la Révolution et par la question des rapports entre islam et société. Or, au-delà de l’islam, les paramètres diplomatiques et internationaux sont également essentiels. Si vous l’omettez, il manque quelque chose dans l’analyse. L’Iran est un des plus importants exportateurs de pétrole à l’étranger et est donc, par son économie, lié au monde international. Du point de vue culturel et scientifique, l’Iran est également un pays où l’information est très développée, et qui est très ouvert aux échanges internationaux.

F.P. : Quelles sont les motivations des jeunes chercheurs iraniens désirant effectuer des recherches sur la France ?

B.H. : Il y a d’abord en Iran, une très grande méconnaissance de l’étranger. L’Iran est très mal connu en France, et la France est très mal connue en Iran, car il y a encore trop peu de jeunes iraniens qui vont en France. Les Iraniens ont souvent une vision idéalisée de la France, et de l’ "occidentalité" en général. L’Iran est pour l’instant et dans une certaine mesure coupé du reste du monde pour les raisons que l’on connaît bien. Les journaux étrangers n’arrivent pas. Les livres en langue originale sont rares. Les informations que l’on donne à l’université sont assez limitées. La culture étrangère passe donc par des moyens individuels, par un ami qui habite en France, par un voyage très court de quelques jours. Ce n’est cependant pas suffisant pour connaître la France. Les Iraniens s’efforcent cependant de mieux connaître la diversité du monde actuel par tous les moyens : films, livres, ou encore au travers de voyages ou de contacts personnels. C’est cela la géographie. On voit que des choses sont différentes mais il y a aussi beaucoup de points communs. Il faut apprendre à se connaître.

A.P. : Qu’entendez-vous précisément par "l’esprit de recherche" ?

B.H. : L’esprit de recherche est le fait de sortir du jugement de valeur, du "bien" et du "mal". La recherche s’efforce de discerner le fonctionnement d’une chose ; pour qui elle est bénéfique, pour quelles autres personnes elle est neutre ou nuisible… Le but n’est donc pas de trouver les arguments pour essayer de combattre l’adversaire, ce qui est quelquefois très difficile. C’est notamment souvent le cas en Iran car le pays a été au milieu de tensions politiques très fortes depuis longtemps. Il n’y pas toujours une vrai volonté de recherche ou bien cette volonté est quelque fois très opérationnelle ; est destinée à réaliser quelque chose de précis ou à réaliser des ambitions matérielles. Cette recherche finalisée peut produire de bons résultats, mais elle risque de s’éloigner de l’esprit de recherche et s’engager dans un esprit de production, de compétition. La recherche est gratuite et est internationale. La vérité se doit d’être partagée. Faire de la recherche et la garder pour soi n’est pas la recherche. Les Etats-Unis, ou le Japon font de nombreuses recherches qu’ils gardent pour eux ; il y a également des gens dans ces pays qui font des recherches qui sont publiées, qui sont ouvertes. L’élément de la modernité d’une société est donc non seulement sa capacité de recherche, mais également de partage ; un esprit d’ouverture convergeant vers une vérité partagée qui constitue en lui-même une vraie démarche intellectuelle. La science est, à mon avis, un des éléments centraux permettant de rapprocher les hommes. La science est internationale et c’est par elle que les gens se connaissent, se rapprochent et partagent des choses au-delà de leurs différences culturelles.


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